Vingt-cinq ans de rebonds judiciaires… En Russie, les débats sur le statut des Témoins de Jéhovah ne sont pas nouveaux. La dislocation de l’Union soviétique en 1990 a laissé place à une Russie non- confessionnelle. L’article 14 de la constitution adoptée cette année-là dispose en effet que « la Fédération de Russie est un État laïc. Aucune religion ne peut s’instaurer en qualité de religion d’État ou obligatoire. Les associations religieuses sont séparées de l’État et égales devant la loi ».
Très vite, pourtant, des modifications vont être apportées à cette sécularisation. Dès 1997, une loi offre une place importante à l’Église orthodoxe et aux autres religions « traditionnelles », c’est-à-dire le judaïsme, le bouddhisme, l’islam et le christianisme.
Cette loi entre en application dans un contexte précis, rappelle Kathy Rousselet, directrice de recherche au Centre de recherches internationales à Sciences Po (Paris) : « L’affirmation croissante d’un “pluralisme limité” et le poids accordé (…) aux religions traditionnelles sur la scène publique apparurent comme une juste réponse à la crise identitaire et aux processus de globalisation qu’une partie de la classe politique, tout comme l’ É glise orthodoxe, cherchait à freiner. » (1)
Pour la première fois de cette ère post-soviétique, à la fin des années 1990, les Témoins de Jéhovah sont jugés devant le procureur général de la ville de Moscou. Une plainte du Comité pour la protection de la jeunesse contre les fausses religions a été déposée à leur encontre. En 2001, cette association de lutte contre les sectes relance le procès, mais le Conseil de l’Europe, dont la Russie est membre, rappelle les fondamentaux de la liberté de conscience.
L’extrémisme en question
En 2006, une loi vient corroborer la situation délicate des minorités. Elle entend élargir la définition de « l’extrémisme ». Désormais, il ne serait plus seulement assimilable à un acte violent, mais aussi à toute « incitation à la haine raciale, nationaliste ou religieuse et à l’hostilité sociale ». À nouveau, le Conseil de l’Europe demande des éclaircissements, au motif que « les comportements interdits par la loi contre l’extrémisme ne sont pas définis avec une précision suffisante pour permettre à un particulier de régler sa conduite ou les activités d’une organisation de façon à éviter de contrevenir à ce texte » (2). Ainsi, si les religions « traditionnelles » sont sanctuarisées, les autres naviguent dans un flou juridique.
C’est sur ce point que la justice russe a attaqué, récemment, les Témoins de Jéhovah. Après plusieurs jours d’audience, la Cour suprême a déclaré la communauté comme « extrémiste »,après une saisie de documents à son siège de Moscou. Cette décision de justice a ouvert la voie à la liquidation des 395 communautés locales des Témoins de Jéhovah sur le territoire russe et à la confiscation de leurs biens.
D’autres raisons ont ensuite émergé pour légitimer la décision de justice. Les Témoins de Jéhovah refusant de porter les armes et les transfusions sanguines, ces éléments ont été assimilés à un risque pour la sécurité nationale. En outre, l’Église orthodoxe a pointé le caractère prosélyte de la communauté.
Cependant, la décision de la Cour suprême est à analyser dans un contexte plus global. Kathy Rousselet souligne que « l’essor du nationalisme et le développement actuel de la rhétorique anti-occidentale en Russie contribuent à renforcer l’opposition aux religions dites “non traditionnelles” ».
Des arrestations ont eu lieu, comme à Orel, à 300 kilomètres au sud de Moscou. Le 25 mai dernier, Dennis Christensen, un Témoin de nationalité danoise, a été arrêté et condamné par un tribunal local, qui l’a reconnu coupable de « participation à des activités extrémistes ». Il a été condamné à deux mois de prison. L’avocat de l’accusé a fait appel. En octobre 2016, la communauté des Témoins d’Orel avait déjà été dissoute par une cour de justice régionale, en accord avec la loi sur l’extrémisme.
Pour l’heure, un appel a été déposé face à la décision de la Cour suprême. Loin de capituler, la communauté a donc dû s’adapter et s’organiser ces dernières années. Selon Philippe Barbey (3), les Témoins de Jéhovah sont désormais « passés maîtres dans l’art de la pratique de leur foi dans la clandestinité », et sont même. « sortis encore plus forts des interdictions et des persécutions provoquées par Hitler ou Staline ».
La Russie n’est pas le seul pays à avoir été épinglé pour sa position sur les Témoins de Jéhovah. L’Assemblée nationale française avait publié un rapport en 1995 qualifiant la communauté de « secte » et pouvant être soumise à la taxation des offrandes des fidèles. Les Témoins de Jéhovah étaient pourtant reconnus par la justice comme une association cultuelle, et donc soumise à des réductions fiscales. Seize ans plus tard, en 2011, la Cour européenne des droits de l’homme a sanctionné la France. La Miviludes – Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires – souligne cependant que cette décision se fonde sur la dimension fiscale entendue par le rapport parlementaire, non pas sur des pratiques qui restent donc sous surveillance.
(1) Kathy Rousselet, « La liberté de conscience en Russie : du transfert d’un concept au conflit de normes », in Sylvie Martin (dir.) Circulation des concepts entre Occident et Russie, [en ligne], Lyon, ENS LSH, mis en ligne le 10 décembre 2008.
(2) Décision de la Commission Venise du Conseil de l’Europe du 17 mars 2012
(3) auteur de Les Témoins de Jéhovah, Pour un christianisme original (L’Harmattan, 2003)
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– publié le 07/08/2017