Dimanche, 10 h 45, à la sortie de la gare RER du Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis). Les retardataires courent pour attraper le dernier bus. Un responsable du service d’ordre, identifiable à sa cravate jaune, y va de ses remontrances. La semaine prochaine, pas question d’attendre ! Direction : la zone d’activités du Coudray, aux confins d’Aulnay-sous-Bois et du Blanc-Mesnil, où s’est installée Charisma, la plus grosse église évangélique de l’Hexagone fondée à la fin des années 80 par un pasteur portugais, Nuno Pedro. Une megachurch à la française qui revendique pas moins de 7 000 fidèles !
Une noria d’une dizaine de bus assure la liaison entre le site et la gare. Sur place, l’ambiance a quelque chose de surréaliste. La zone d’activités ressemble à un village fantôme. Week-end oblige, les entreprises y sont fermées. A la descente du bus, chacun est accueilli par un «Dieu vous bénisse», puis soigneusement orienté vers la grande salle de culte, installée dans un ancien entrepôt.
Tout le monde sourit, mais l’ordre règne. Le service d’accueil, repérable à la couleur bleue, prend le relais et oriente les retardataires vers des annexes où le culte est retransmis par un circuit interne de vidéo. La salle est comble : environ quatre mille fidèles écoutent le pasteur Nuno Pedro. Celui-ci vient de se lancer dans une prédication qui va durer une bonne heure. Micro à la main, le leader évangélique arpente la scène au décor très kitsch : des guirlandes d’ampoules rouges clignotent, et sur le mur du fond, une tenture reproduit une sorte de Jérusalem antique.
«Moi, je n’aurais jamais pensé qu’un jour, il y aurait une église comme cela, lance à sa foule de fidèles Nuno Pedro. Vous, vous n’avez jamais eu de maison ; vous, vous n’avez jamais eu de famille. J’ai vu ce que Dieu a fait dans ma vie. Vous allez voir ce qu’il va faire dans la vôtre.» Citations de la Bible à l’appui, le pasteur «booste» l’assistance, exhorte à la réussite et à l’audace, enjoint ceux qui ont déjà une maison à en acheter une deuxième ! Sur scène, parfois il hurle presque. L’ambiance monte ; les fidèles répondent par des «Amen !» et des «Alléluias !». Comme au stade, il y a des coups de trompe et des coups de sifflets. Ce petit pasteur blanc, d’origine portugaise, galvanise une foule composée à 90% de personnes d’origine africaine et immigrée. Des trentenaires et des quadragénaires pour la plupart.
Dans l’assistance, on distingue quelques rares blancs, comme Céline, 22 ans. La jeune femme n’a pas reçu d’éducation religieuse et, conduite par son compagnon, découvre pour la première fois Charisma. Céline trouve cela «sympa». «C’est dynamique et joyeux, dit-elle. J’aime bien ce que dit le pasteur. Cela me fait penser à des choses que je vis.» Langage simple, recettes faciles : seraient-ce les clés du succès de Charisma ? Historien et sociologue des religions, Sébastien Fath, le meilleur spécialiste français du protestantisme évangélique, parle d’«inversion du stigmate» : «Même si tout cela est un peu bling-bling, dit-il, les fidèles croient que si le pasteur a réussi, eux aussi peuvent réussir.»Face à des personnes souvent en souffrance sociale, le message porte.
Pourtant, Charisma intrigue, agace et inquiète. Il y a quelques années, l’Eglise a eu des démêlés avec l’administration fiscale. Comme les megachurches américaines, elle ne revendique aucune affiliation aux grandes institutions protestantes françaises, telle la Fédération protestante de France ou le Conseil national des évangéliques de France (Cnef). Au sein de la mouvance évangélique, Nuno Pedro fait cavalier seul. Il n’entretient aucun contact avec ses collègues, pourtant nombreux en Seine-Saint-Denis.
Le département est en effet une planète en soi, un vaste supermarché du spirituel. Loin des régulations des grandes institutions religieuses, des Eglises en tout genre y naissent, progressent ou disparaissent, le tout de façon autonome et anarchique… Les fidèles passent de l’une à l’autre au gré du feeling ressenti avec le pasteur, des liens qui se créent, des services qu’ils y trouvent.
Avant de rallier Charisma, Chouga, un étudiant congolais en informatique de 28 ans, fréquentait au Bourget une petite communauté d’à peine deux cents fidèles, essentiellement des Africains. «Dans l’Eglise que j’ai quittée, on parlait toujours de la sorcellerie», raconte-t-il. C’est une amie qui lui a fait connaître Charisma. «Ce que j’ai aimé ici, c’est la prédication du pasteur Pedro», explique l’étudiant. Dans sa nouvelle Eglise, le jeune homme rêve de gravir les échelons et de devenir, à son tour, «mentor». Autrement dit une sorte d’accompagnateur spirituel qui guide d’autres membres.
Le parcours nébuleux du pasteur Pedro
Charisma est solidement organisée. Réparties dans toute la région parisienne, plusieurs dizaines de petites cellules – appelées «groupes familiaux» (des «GF» dans le langage des membres) – se retrouvent pendant la semaine pour prier. Dans son université, Chouga a mis en place un GF qui rassemble une poignée d’étudiants. La stratégie est efficace pour maintenir les liens entre les milliers de membres et attirer aussi de nouveaux adeptes.
Daniel Liechti, le vice-président du Cnef, n’apprécie guère Charisma. Il dénonce même une «arnaque spirituelle». Charisma s’inscrit dans le courant de la théologie de la prospérité. Née aux Etats-Unis dans les années 70, elle a fait florès en Afrique et en Amérique latine auprès de populations le plus souvent défavorisées. Pour ses détracteurs, c’est une sorte d’hérésie.
Que dit la théologie de la prospérité ? Que si l’on conforme sa vie réellement à la loi de Dieu, on obtient la prospérité matérielle et la santé. «C’est très culpabilisant, explique Daniel Liechti. En gros, si vous êtes malade ou pauvre, c’est que vous n’êtes pas suffisamment bon croyant.» Les reproches du responsable du Cnef portent également sur le fonctionnement. «Il n’y aurait pas de Charisma sans Nuno Pedro», poursuit-il.
Culte de la personnalité, dérives sectaires ? La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) indique qu’il n’y a pas eu de plaintes en tant que telles. Mais se dit «attentive et vigilante» à propos de Charisma.
Moins sévère, Sébastien Fath estime, lui, que «les fidèles ne sont pas dupes». «Il y a beaucoup de mouvements dans les Eglises évangéliques. S’ils ne trouvent pas ce qu’ils en attendent, les fidèles vont ailleurs», explique-t-il. La concurrence, comme instance de régulation ? Charisma dispose d’une bonne longueur d’avance sur les autres. La gamme de services est étendue. A la fin du culte, le site prend des allures de kermesse. La librairie ne désemplit pas. Les DVD audio de la prédication de Nuno Pedro y sont vendus 6,50 euros pièce. On peut s’abonner au tarif de 405 euros et recevoir 50 DVD. Avec facilité de paiement : 67,50 euros par mois. Il y a la queue aux caisses.
A l’extérieur, la cafétéria tourne à plein régime. Dans un autre bâtiment, des fidèles attendent pour un rendez-vous avec les consultations juridiques. Certains y ont trouvé de l’aide pour régulariser leur situation France. D’autres repartent avec un sac de victuailles ou des vêtements.
De Nuno Pedro, on ne connaît que peu de chose. Il refuse de rencontrer la presse. Mais ses fidèles, eux, entretiennent soigneusement la légende. «Au Portugal, le pasteur Pedro a eu une vision, explique l’un d’entre eux. Le Seigneur lui a demandé de venir évangéliser la France.» Cette sorte de mythe fondateur est fréquente dans les milieux évangéliques où l’on aime présenter le leader comme investi d’une mission sacrée.
Dans son pays, Nuno Pedro s’était converti au pentecôtisme, très actif dans ce bastion du catholicisme. Arrivé en France au milieu des années 80, il a d’abord fréquenté, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), une petite communauté évangélique portugaise, avant de rallier Paris Centre chrétien, l’une des plus importantes «mégaéglise» de l’Hexagone. Fondée par le pasteur indien Selvaraj Rajiah et installée à La Courneuve, c’est une pépinière de leaders évangéliques qui ont ensuite créé leurs propres structures en région parisienne.
Hormis ces quelques bribes biographiques, le parcours de Nuno Pedro demeure mystérieux. A l’église, personne ne sait où il habite. Outre son siège au Blanc-Mesnil, Charisma dispose d’une adresse officielle, boulevard Exelmans, dans le XVIe arrondissement de Paris, où sont domiciliées les éditions Charisma qui commercialisent les livres et les DVD du fondateur.
Au Blanc-Mesnil, la municipalité s’est quelque peu inquiétée à l’arrivée de Charisma. A l’étroit dans ses locaux à Saint-Denis (qu’elle a conservés et où a lieu un autre culte le dimanche après-midi), la mégaéglise a acquis, à la fin des années 2000, de vastes bâtiments – plus de 7 000 m2 – auprès d’une entreprise de transports. Elle a dû batailler ferme pour obtenir son permis de construire afin d’aménager le site et y créer sa salle de culte, une cafétéria, une crèche, des salles d’activités pour les enfants et même une salle de fitness. Car le maire a tenté de s’y opposer. Sans succès. Craignant que Charisma ne fasse des émules, la municipalité a depuis durci les règles d’urbanisme de ses zones d’activité. Une demande de permis de construire pour la création d’une école privée – indépendante de Charisma, mais située dans ses locaux – a ainsi été récemment refusée.
Des leaders en tournée européenne
Dans le bus de retour, les fidèles, rodés à l’exercice du prosélytisme, abordent facilement le nouveau venu. Il est question, cette fois-là, de l’évangéliste américain Moris Cerullo, 80 ans et cheveux teints. Invité par Charisma, traduit par Natalie Pedro, l’épouse du pasteur, il est intervenu une trentaine de minutes sur scène et a promis une «prophétie». Elle n’engage guère ! Cerullo affirme que 2012 sera «l’année des accomplissements». La mégaéglise accueille ainsi régulièrement des leaders évangéliques, en tournée en Europe. Moris Cerullo n’est pas le plus recommandable. Pour forger son mythe personnel, il raconte qu’un jour, il est monté au ciel, avant de revenir sur Terre… Les adeptes n’ont pas l’air choqué.
Sur le chemin du retour, la conversation dévie rapidement. D’origine ghanéenne, une couturière de Bondy, Grace, veut parler de Dieu. «Je fais de l’évangélisation même dans les transports en commun», raconte-t-elle. Souvent éconduite, parfois brutalement, elle conserve calme et sourire. Grace, qui fréquente Charisma depuis une dizaine d’années, a suivi la formation interne, les après-midis de la semaine pendant un an (500 euros l’année). «Mon précédent mari m’a demandé de choisir entre lui et l’Eglise. J’ai choisi l’Eglise», raconte-t-elle. Mais plus tard, Grace a trouvé un deuxième mari. A Charisma.
Source : LIBERATION du 28 août 2012 par BERNADETTE SAUVAGET
Photos Bruno CHAROY