Publié le 29/01/2009 N°1898 Le Point

La sortie de « Walkyrie », d’abord aux Etats-Unis et en Allemagne, puis, maintenant, en France, est évidemment une bonne chose. Car c’est toujours une bonne chose de voir le monde honorer ses héros (Claus von Stauffenberg, âme du complot du 20 juillet 1944 qui manqua, comme on sait, tuer Adolf Hitler). Reste que ce film, pour passionnant qu’il soit, pose un certain nombre de questions-trop complexes, trop délicates, pour être solubles dans la seule logique de l’industrie hollywoodienne.

La première n’a pas échappé aux commentateurs allemands : elle tient au choix de Tom Cruise pour jouer le rôle d’un homme que l’on nous présente comme l’incarnation même de l’honneur anti-hitlérien. Non que l’acteur ait jamais manifesté quelque sympathie pour l’hitlérisme. Mais il est l’un des dirigeants d’une secte, l’Eglise de scientologie, dont le moins que l’on puisse dire est que les valeurs n’ont pas grand-chose à voir avec celles qui permirent d’abattre ledit hitlérisme. Elitisme… Darwinisme social et politique… Education comme dressage… Lavage de cerveaux érigé en principe de conviction… Séquestrations… Application des techniques de la cybernétique à l’organisation du lien social… Magie noire… Vision apocalyptique du monde… Telle est la scientologie. Tel est, donc, le credo de Cruise. Et lui avoir permis d’incarner Stauffenberg est, de ce point de vue, une erreur, pour ne pas dire une faute-ou, comme l’a dit Berthold von Stauffenberg, le fils, quand il en fut informé, une grave, très grave, atteinte à la mémoire du mort.

La deuxième est sans doute inhérente à cette sorte d’entreprise et conduit à se demander si l’héroïsation d’un personnage ne se fait pas toujours, hélas, au détriment de la précision, de l’esprit de nuance et de l’histoire elle-même. Le film montre bien l’intégrité de Stauffenberg. Il montre son courage, sa hauteur de vues, sa fermeté d’âme. Mais que nous dit-il de ses pensées ? Que nous apprend-il de son adhésion de 1933, enthousiaste, au nazisme ? Pourquoi ne détaille-t-il pas ce que, de ce nazisme des débuts, il dut abjurer pour mener à terme son complot et ce qu’il en a, au contraire, conservé ? Jünger, par exemple ? Spengler ? Cette hostilité sans merci à Weimar et à l’idée de démocratie qu’il partageait avec ces autres anciens des corps francs qui restèrent, eux, fidèles au national-socialisme et à son antisémitisme frénétique ? L’espoir était-il de se débarrasser de Hitler ou de l’hitlérisme ? D’un mauvais tyran ou du principe de toute tyrannie ? Le projet était-il de détruire le nazisme ou de le sauver ? Et pourquoi le film ne s’étend-il pas sur le vrai et tragique paradoxe de l’affaire ? Que n’illustre-t-il ce que l’on devrait appeler le « théorème de Stauffenberg » et qui voulait que l’on vînt près, tout près de Hitler (et dans une proximité qui, compte tenu de ce qu’était la société d’hypersurveillance hitlérienne, ne pouvait être ni feinte ni fictive) pour avoir la possibilité, comme Stauffenberg, d’accéder à la Tanière aux loups et d’y déposer sa mallette piégée ? Je ne crois pas, moi, bafouer la mémoire de quiconque en disant que reste ouverte, après « Walkyrie », la question de la communauté de valeurs (eh oui !) entre le nazisme et certains de ses adversaires ; ou même qu’il pourrait y avoir, après tout, et en seconde analyse, une forme de Witz, de logique cachée, de ruse de l’Histoire, dans cette rencontre entre l’acteur scientologue et les putschistes de juillet 1944.

Et puis reste enfin le troisième risque que l’on court avec ce film et qui consiste à voir l’arbre Stauffenberg cacher la forêt de la résistance allemande à l’hitlérisme telle que la décrit Joachim Fest dans un livre qui sort ces jours-ci (Perrin) et qu’il faut lire en contrepoint à « Walkyrie ». Car enfin il y a déjà, dans la caste des grands officiers hitlériens, une différence entre comploteurs tardifs (Stauffenberg) et précoces (rien qu’en 1938, et de l’intérieur même de l’armée, Hans Oster et Hans von Dohnanyi). Il y a, dans la galaxie issue de l’éclatement du premier noyau national-socialiste, les nationaux-bolcheviques rompant, comme Niekisch, dès 1934 ; les nationaux-conservateurs nostalgiques, comme Canaris, d’une grande alliance à l’Est brisée par la brouille Staline-Hitler ; les révolutionnaires conservateurs, dont le prototype fut Hermann Rauschning, l’auteur de « La révolution du nihilisme ». Mais il y a surtout eu des gens simples, comme le menuisier Georg Elser, auteur d’une tentative d’assassinat de Hitler en 1939. Il y a eu des associations étudiantes du type de ce groupe, La Rose blanche, qui cacha des juifs pendant toute la guerre. Il y a eu des socialistes. Des catholiques. Des juifs. Il y eut ces ouvriers berlinois, héros d’un roman de Fallada dont Primo Levi disait que c’était le plus beau livre sur la résistance allemande antinazie. Et il y eut, enfin, ces weimariens impénitents qui ont préféré, comme Willy Brandt, encourir le reproche de « déserter » à l’irrémédiable déshonneur d’avoir à porter l’uniforme de la Wehrmacht et, donc, des conjurés du 20 juillet.

Effacer ces distinctions, toutes ces distinctions, tel est le piège. Les souligner, les accuser, refaire inlassablement le partage entre, d’un côté, la culture de guerre des nazis et de certains de leurs opposants et, de l’autre, l’antinazisme radical des héritiers de Willy Brandt, telle est la tâche qu’impose la confusion même de ce film. Une tâche pour l’Allemagne. Un devoir pour l’Europe.