Après la tuerie de Bruxelles et pour briser la loi du silence, Leïla, 40 ans, chef d’entreprise et artiste, lilloise d’adoption, accepte de témoigner du drame vécu par sa famille. Les photos de son enfance sont rieuses et tendres. « Je suis là » sourit Leïla*. Sous les traits d’une grande sœur protectrice. Leïla est l’aînée d’une famille de six enfants. Trois filles. Trois garçons. Son père a quitté le Maroc à la fin des années 60 pour s’installer en France. Son épouse le rejoint un an plus tard. La petite famille vit au nord de Paris dans un quartier HLM. L’un de ces quartiers qui font le tour du monde. « Nos amis étaient polonais, espagnols, asiatiques… Les familles se respectaient et s’estimaient. C’était un quartier de classes moyennes. Il n’y avait pas toute cette misère. » Le père de Leïla est ouvrier dans l’industrie. « Il était très exigeant avec nous. Il n’a jamais loupé une réunion parents-profs. En tant qu’aînée, j’étais chargée d’aider mes frères et sœurs pour leurs devoirs. Et parfois même les enfants de notre immeuble ! Nos parents nous ont toujours tirés vers le haut. » Une enfance stricte mais heureuse ponctuée d’escapades à la mer : « Mon père adorait nous faire la surprise. Cela agaçait maman qui n’avait pas fait ses lessives. C’était toujours une folle expédition ! Ce sont nos meilleurs moments . »

La famille de Leïla est musulmane pratiquante. « Notre enfance a été bercée de récits autour du Coran. Mon père nous parlait d’Abraham, de Moïse, de Jésus et de Mahomet en nous expliquant que nous étions tous reliés. Dans mon esprit, c’était comme une grande aventure, une épopée… On parlait beaucoup de l’espérance et de la miséricorde, des valeurs universelles… J’ai commencé à prier et à jeûner à la puberté. » Au lycée, Leïla prend du recul. « Comme toutes les adolescentes, j’étais fâchée avec les principes. » Elle a surtout en horreur cette peur endémique du regard des autres qui hante sa communauté.

Leïla entame des études de lettres. « Je réalise que je pratique par héritage, par mimétisme. » Elle s’éloigne un peu plus de la religion, intellectualise beaucoup les choses. « Je n’ai jamais douté de l’existence de Dieu mais j’ai déconstruit tout ça. » Aujourd’hui mariée et maman de deux enfants, Leïla vit sa foi sereinement : « Je sais pourquoi je le fais. J’ai beaucoup lu et j’ai rencontré de belles personnes porteuses d’un islam des Lumières. » À l’opposé de sa sœur Samira.

« Prendre les armes »

Élève brillante, Samira décroche le concours d’une prestigieuse école de commerce. Tout lui sourit et même les États-Unis pour son stage de fin d’études. À son retour, elle retrouve ses parents avec bonheur qui ont acheté une petite maison pour profiter de leur retraite. « Elle avait décroché un superbe poste. » Mais au fil des mois, son comportement change. « Elle tenait un discours de plus en plus rigoriste sur la religion. Elle rentrait tard le soir. Mon père se disait qu’elle travaillait dur. » Jusqu’à ce fameux jour où elle annonce qu’elle souhaite porter le voile, y compris au travail. « Par pudeur nous disait-elle, ce que nous entendions. » Mais Samira finit par abandonner sa tenue européenne pour enfiler le jilbab (un long voile) puis le niqab (mains gantées et juste les yeux visibles). Dans le même temps, elle quitte son emploi. « Mon père a tenté de la raisonner. Il a fait venir un imam à la maison pour lui faire entendre raison sur son discours extrémiste. » En vain.

Un beau jour, Samira décide de tout quitter pour s’installer dans le sud. « Elle a rejoint son gourou. Ma sœur était sous l’emprise de cet homme depuis longtemps. Elle avait fait sa connaissance sur Internet. » Arrive le mariage. « On a fait le déplacement avec mes parents. Vous n’imaginez pas le choc que cela a été pour nous d’arriver dans cette famille. Mon père s’est retrouvé au milieu de jeunes barbus, des gamins de 25 ans déclamant les versets du Coran comme des sentences. Nous avons fait bonne figure car il fallait absolument garder le contact avec ma sœur pour la sortir de là. » À chaque visite chez ses parents, Samira dépose des petits livrets qui reprennent des versets du Coran traduits en français. « Tout était sorti du contexte et détourné de son sens spirituel. Je me souviens d’un passage où il était dit clairement qu’il fallait prendre les armes. » Leïla craint alors pour ses autres frères et sœurs. « Ces gens-là sont extrêmement fins et manipulateurs. Ils sentent vos fragilités et ne vous lâchent pas. »

Départ pour la Syrie

Il y a cinq ans, Samira apprend à sa sœur qu’elle souhaite étudier l’arabe. Mais pas n’importe où : en Syrie. La jeune femme y vivra quelques mois bien avant les événements. « Je lui ai dit : mais enfin, pourquoi tu ne vas pas à la Sorbonne ? Elle a eu cette réponse qui m’a glacé le sang : parce que ce sont tous des Juifs ! C’est là que j’ai réalisé toute la haine qui l’entourait. » Le père décide alors de s’en remettre à un avocat : « Sa réponse a été : tant qu’ils ne sont pas passés à l’acte, on ne peut rien faire. » De son côté, Leïla appelle une association qui milite contre les sectes : « O n m’a répondu qu’il fallait me rapprocher d’une mosquée ! »

Sa sœur coupe plusieurs fois les ponts avec ses proches qu’elle considère comme des « mécréants » vis à vis de l’islam. Les parents essaient tant bien que mal de maintenir le lien avec leur fille pour voir leurs petits-enfants : « Mon père avait toujours espoir de la sauver. » Les rares réunions de famille offrent leur lot de révélations et de blessures : « Un jour, nos enfants dessinaient des petits bonshommes, ma sœur était furieuse. C’était péché car seul Dieu a le pouvoir de créer des formes humaines dans notre religion. Mais là, c’était poussé à l’extrême. » Leïla découvre que les enfants de sa sœur ne vont pas à l’école. « Les familles s’organisent pour donner cours à leurs enfants. » La télévision est également bannie pendant un temps.

« Arrêtons d’avoir peur »

Inquiète, la famille dénonce le couple aux autorités. Un couple dont l’emprise a fait d’autres victimes dans la famille dont une belle-sœur qui s’est enfuie avec ses deux enfants. « Ils lui ont lavé le cerveau en lui disant que quitter son mari, qui ne pratiquait pas selon leurs préceptes, était la seule façon pour elle de gagner le paradis avec ses enfants. » La jeune femme refusera de divorcer sous prétexte que la législation était incompatible avec ses croyances. Son mari a fini par obtenir le divorce pour dérive sectaire et la garde exclusive de ses enfants. « Les services de renseignements ont pris les choses au sérieux. J’ai dû apporter mon témoignage, ça a été très douloureux. C’est ma sœur… On sait que leur groupe est surveillé. Rien de plus. » Depuis, les liens sont rompus et la famille de Leïla a reçu des menaces.

« On essaie de survivre à tout ça. Jour après jour, chaque acte terroriste, chaque amalgame, nous meurtrit un peu plus », livre Leïla, en étouffant un énième sanglot. La jeune femme aimerait que ce témoignage pousse les musulmans à s’exprimer et à s’élever contre les courants obscurantistes : « Arrêtons d’avoir peur et de culpabiliser pour une minorité. » Pour Leïla, le radicalisme réduit à néant la beauté de la civilisation arabe. Elle sait que son témoignage sera perçu comme un crime d’honneur par certains. La jeune femme en appelle à la responsabilité des politiques : « La République ne protège pas tous ses enfants. Il y a quelque chose que la France n’a pas réglé avec son histoire coloniale. Pourquoi la France a-t-elle si peur des différences ? Parce ce que nos politiques n’ont pas d’ambition et de vision pour notre société. Qu’ils dressent les communautés les unes contre les autres. »

La France c’est aussi le pays des libertés individuelles et de la liberté de culte ? « Oui, mais en laissant les jeunes croupir dans les quartiers, le gouvernement les donne en pâture à des manipulateurs qui s’autoproclament guides religieux. L’ignorance et le déni mènent à tous les excès. Nous sommes tous responsables. »

Leïla a commencé à écrire l’histoire de sa famille pour mieux en guérir. Le cœur au bord des yeux, elle nous lit les premiers mots de son carnet : « Au nom du bien, au nom du mal, j’ai perdu des êtres chers. Me taire, me tue… »

par ANGÉLIQUE DA SILVA-DUBUIS

*Pour protéger la famille, les prénoms ont été modifiés.

Le CFCM défend un « islam citoyen »

En pleine affaire Mehdi Nemmouche, le Conseil français du culte musulman (CFCM) a rendu publique mercredi soir une « Convention citoyenne des musulmans de France ». En préparation depuis quelques mois, cette convention liste leurs attentes, condamne la violence et entend préciser la place des musulmans dans une société française laïque.

Dalil Boubakeur, président du CFCM, instance créée en 2003 pour représenter les musulmans de France auprès des autorités n’a pas caché la nécessité actuelle de « faire la différence entre ce qui est bon pour notre communauté et ce qui est nuisible ». « La violence fait partie des choses que nous estimons absolument détestables et à exclure de la vie des musulmans de France », a souligné le recteur de la Grande Mosquée de Paris. Cette convention rappelle, « contrairement à une idée reçue », que « le mot jihad signifie notamment la lutte et l’effort sur soi-même » et qu’il revêt « une dimension spirituelle, consistant à œuvrer de son mieux pour accomplir le bien ». Ainsi, dans une partie consacrée à la place des musulmans au sein de la société française, le CFCM souligne son adhésion à la laïcité, estime que, « en France, l’égalité homme-femme ne heurte en rien la conception musulmane ». Il rappelle également son opposition au port du voile intégral.

La charte consacre un long développement à l’islamophobie, qui doit être « l’affaire de tous », et précise la mission des aumôneries, notamment celle des prisons, qui doit « prévenir et contrôler toute forme de radicalisme par le biais de l’enseignement religieux ».

Le CFCM entend désormais présenter sa charte aux autorités, mais rien ne dit que son initiative fera l’unanimité parmi les responsables musulmans de France. Régulièrement rongé par des querelles internes, liées aux pays d’origine (Algérie, Maroc et Turquie notamment) ou aux personnes, le Conseil ne représente en effet qu’une partie des 2 000 à 3 000 lieux de culte et des quelque cinq millions de musulmans en France.

Ce discours est-il servi dans les mosquées qui ont pignon sur rue?

« Cette secte a ses propres lieux de culte. Ces groupes ne reconnaissent pas nos mosquées et n’y sont pas les bienvenus » affirme Leïla. Une secte structurée qui, d’après nos recherches, évolue en marge des grands courants traditionnels. « Ce sont des petits groupes très autonomes qui sont souvent en opposition avec les courants connus. » Dans ces groupuscules, on rejette en masse les imams de France taxés d’associationnisme avec l’État, là où seule la loi divine doit compter. Un discours que l’on retrouve facilement dans les ténèbres d’Internet. Nos recherches ont notamment abouti sur un blog qui désigne ouvertement plusieurs imams de la région comme des « mécréants ». Les auteurs distillent des contenus sans équivoque sur ces hommes religieux qui appellent à la paix fraternelle et au dialogue œcuménique. Revue de presse et versets du livre saint à l’appui. Entre quête mystique et idéologie, la frontière est souvent ténue.

Dans le même esprit, la secte en question incite ses fidèles à ne pas voter, ce serait contraire à l’islam. « Ils agissent au nom de l’injustice et vous persuadent de devenir des sauveurs à tout prix. » Un prosélytisme qui s’appuie sur les réseaux sociaux, arme de persuasion massive, surtout chez les jeunes. « Ils vous inondent également de SMS moralisateurs au nom du salut du peuple musulman. Ils se servent de certains événements politiques pour alimenter leur cause. » Bosnie, Palestine, Syrie… Même combat.

Nous avons contacté la Miviludes qui est chargée par le Premier ministre d’une mission de vigilance sur les dérives sectaires. On a cherché à savoir si cette institution est mobilisée sur les phénomènes liés à l’islam radical comme elle peut l’être pour les dérives observées chez les Témoins de Jéhovah, par exemple, dans l’éducation des enfants notamment. En guise de réponse à nos questions, on nous renvoie systématiquement vers le ministère de l’Intérieur. Est-ce qu’on fait la même réponse aux victimes d’emprise psychologique de la part de recruteurs ? « C’est le ministère de l’Intérieur qui porte l’ensemble du dispositif. Nous ne sommes pas habilités à prendre la parole sur le sujet. » En insistant : « On écoute ces personnes, on les oriente… Mais on intervient très marginalement sur ce dispositif. » Et de nous renvoyer vers le numéro vert du plan antijihad mis en place il y a quelques semaines par le gouvernement. On ne peut pas mieux s’y prendre pour diaboliser les gourous et les victimes… A.D.D.

source :
http://www.nordeclair.fr/accueil/le-combat-d-une-musulmane-contre-l-islam-radical-ia0b0n427340