C’est à Ouidah, le long du golfe de Guinée, qu’est née une étrange religion
Au cœur du vaudou 
Ouidah

Le père Théophile a en assez d’entendre parler du vaudou. Raide dans sa soutane blanche, le curé de la basilique d’Oui – dah éconduit le journaliste importun : «Mais pourquoi voulez-vous toujours nous ramener vers le passé ? C’est comme si je venais vous questionner sur les menhirs et les druides ! Maintenant nous sommes chrétiens, nous en avons assez de ces vieilles histoires !» Azanmado Houénou Quenom esquisse un sourire : «Le curé ? Il m’a invité demain à sa messe d’anniversaire…» L’homme termine un camembert et une bouteille de bordeaux à l’ombre d’un auvent qui le protège un peu du terrible soleil béninois. Transitaire prospère, il règne sur une maisonnée répartie dans de multiples cours. Certaines pièces ne se visitent pas. Elles constituent le «couvent» réservé aux initiés. Sa tête est enveloppée d’un grand foulard blanc noué à la pirate. Une oriflamme blanche flotte sur sa maison. En religion, il s’appelle Dah Todjedo Bo Fifawa. L’homme d’affaires, chef de la grande famille Quenom, est aussi un «vodounon», un grand prêtre vaudou.

 

Le lendemain, c’est en hôte d’honneur qu’il fait son entrée dans la basilique, toujours vêtu de ses habits rituels. Sa place est réservée au premier rang, sous les yeux du curé et de toute la hiérarchie catholique du pays. Le vaudou est le secret le moins bien gardé du Bénin. Le père Théophile passe ses journées en face du temple du Python. Une série de cases sombres, encombrées de monticules informes couverts d’huile rouge, de purée de maïs séché, de plumes d’oriflammes, de fers de lance : chacune représente un vodoun, un élément du panthéon vaudou. L’une des cases abrite des pythons vivants et affectueux que l’on vous enroule autour du cou. L’animal sacré, à la peau souple et froide, représente Dan, l’un des principaux personnages du vaudou.

Un vodoun n’est pas un dieu. C’est un intermédiaire avec un dieu unique et inconnaissable. Les vodouns sont partout. Ils apparaissent sous des formes multiples. Dan est représenté par le python, mais aussi par une calebasse à couvercle. Le vaudou est une religion complexe. Il n’a jamais cessé de battre au coeur du Bénin. Et spécialement à Ouidah, cité nonchalante au bord d’une mer étincelante. Le catholicisme s’est superposé à lui sans le remplacer. «Quand les Portugais sont arrivés, nos vodounons leur ont offert le terrain pour construire leur basilique. C’est pour cela qu’elle est en face du temple du Python», explique le jeune guide du sanctuaire.

 On était venu avec quelques images dans la tête, des transes, des coqs égorgés et quelques rifs lancinants de Jimi Hendrix, I am a Voodoo Child, Voodoo Child… On repart d’Ouidah avec l’impression d’avoir effleuré un univers. C’est ici, le long du golfe de Guinée, à cheval sur le Bénin, le Togo et le Ghana, qu’est né le vaudou. Les esclaves l’ont emmené avec eux à Haïti, à Cuba, au Brésil. Cette cité un peu endormie fut aussi l’un des centres de la traite des Noirs : les rois locaux étaient de grands marchands d’esclaves, et les Blancs s’en sont bien vite aperçus… Mais Ouidah préfère se souvenir que ces drames ont engendré le rayonnement de la religion des ancêtres. Dans l’ancien fort portugais, un petit musée démontre, textes et photos à l’appui, la filiation entre le vaudou des Caraïbes ou de l’Amérique latine et sa matrice originelle.

 Le vaudou est revenu à Ouidah. En 1993, sous le patronage de l’Unesco, un grand rassemblement de tous les vodounons du monde a officialisé cette tranche d’histoire africaine. Offertes par l’agence onusienne, des statues mystérieuses, représentant le vodoun de la variole ou celui du tonnerre, jalonnent la «route du non-retour», qui mène de la ville à la plage, où étaient embarqués les captifs. D’où venaient ces croyances ? La question amuse Dah Aligbonon, doux aristocrate au profil d’oiseau, descendant des rois d’Abomey et grand vodounon. «Personne ne peut me prouver que le vaudou n’est pas la religion originelle. Le vaudou nous a été transmis par nos ancêtres depuis le début des temps. Il est arrivé avant Jésus, avant Mahomet. Là-bas, à La Mecque , ils pratiquent le vaudou vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils tournent autour de la Kaaba , le bâtiment sacré qui est au centre de la grande mosquée. C’est là qu’ils ont mis tous les vodouns. Les statues sont là, je vous le dis…»

 Le grand prêtre offre du gin, non sans en avoir répandu quelques gouttes à terre pour les ancêtres. Dah Aligbonon est un vodounon militant. Il apparaît régulièrement sur les télévisions locales, un chapeau noir posé sur son turban blanc, pour réapprendre le vaudou aux jeunes. «Je suis en train de réhabiliter la tradition. La religion s’est dévoyée. Il y a des charlatans. Il faut que les gens comprennent que le vaudou est encore plus qu’une religion. C’est notre identité culturelle.» Dah Aligbonon débarque dans les studios avec des posters couverts de calebasses et autres symboles. Il explique la complexité des vodouns. Il y a Xebioso, le ciel, mais aussi la foudre, celui qui frappe les gens mauvais : «Si vous avez commis un crime, ou si vous vous préparez à en commettre un, Xebioso le sait. C’est pour cela que vous serez frappé.» Il y a Sakpata, la terre, qui est aussi le vodoun de la variole, Dan Ayidohwédo, l’arc-en-ciel, qui représente l’air, Lissa et Mahu, vodouns masculin et féminin qui représentent l’univers, Dan le serpent qui représente l’eau et l’amour.

Chaque vodoun symbolise plusieurs choses. Il faut être initié pour pénétrer ce mystère. L’ethnologue français Pierre Verger a franchi le pas. Persuadé qu’il ne pouvait rester devant la porte du sacré, il est devenu vodounon sous le nom de Fatoumi. Les Béninois le révèrent. Son portrait trône dans la maison centrale du vaudou d’Ouidah, aux côtés de ceux de tous les «papes» qui se sont succédé depuis le XVe siècle ; Le savant est représenté avec son chat et ses livres, avec la mention, en français : «Pierre Verger Fatoumi, l’éveilleur.»

Les adeptes vous expliqueront volontiers qu’au Bénin tout le monde croit au vaudou, même s’il fréquente l’église ou les nouvelles sectes à succès comme le christianisme céleste, importé du Nigeria. Dans l’un des multiples temples d’Ouidah, rempli des habituels monticules recouverts de maïs, le vodounon Vigan Codja, un costaud un peu enveloppé, vous accueille pourvu que vous ayez enlevé votre chemise. «Le vaudou est un principe naturel né avec le monde. Les week-ends, les voitures des Béninois les plus importants stationnent devant ma porte. Les prêtres eux-mêmes me connaissent. Je ne peux pas en dire plus. Voyez ces images de la vierge, ces chapelets. C’est significatif.» Dans la pénombre, on aperçoit un petit autel décoré de cartes postales saint-sulpiciennes. «Je peux parler aux anges. Ils sont mes messagers pour ceux qui ne connaissent pas le vaudou.»

 Le prêtre soigne par les plantes, devine l’avenir en lançant des cauris, ces petits coquillages qui servaient de monnaie en Afrique. Si les malades sont loin, en Europe, il les envoie chercher et les matérialise dans sa case, le temps de les soigner. Le «transporteur» est symbolisé par un fer de lance planté dans l’un des vodouns. «Ces malades, quand ils sont ici, je suis le seul à les voir», précise le prêtre.

 Ses rivaux de l’Eglise catholique ne l’entendent pas de cette oreille. «Ils disent que nous faisons le jeu du diable», s’emporte Dah Aligbonon, le conférencier vaudou de la télévision, qui s’énerve contre «les représentants de la religion importée». Mais «le diable est partout», ajoute le vodounon. «Il y a des sorciers qui font le mal. Nous luttons contre eux. Le vaudou fait le bien.»

Au Bénin, le vaudou est devenu un enjeu politique. En 1996, l’Eglise a soutenu la réélection de Matthieu Kérékou, l’ex-dictateur marxiste converti au christianisme. Le cardinal en voulait au président sortant, Nicéphore Soglo, ancien haut fonctionnaire de la Banque mondiale, qui avait à ses yeux le tort d’avoir parrainé la Journée du vaudou de l’Unesco et d’avoir institué la «Journée des religions traditionnelles». Kérékou avait identifié l’ennemi : le libéralisme de Soglo et son penchant pour les vodounons. Le programme de campagne distribué par l’ex-communiste commençait par cet avertissement solennel : «Nicéphore Soglo a vendu le Bénin aux forces de l’argent et aux puissances de la nuit.»

 Les «puissances de la nuit» ont toujours droit de cité. La «Journée du vaudou» a été rétablie par le Parlement. Chaque année, en janvier, des délégations d’au-delà des mers viennent communier dans des retrouvailles mystiques. Les temples sont plus actifs que jamais. Les revenants dansent dans les rues aux grandes occasions, au son des tambours. Leur visage est recouvert d’un masque de cauris, surmontant une robe colorée et brillante. Leur nom est écrit dans leur dos, parfois hérissé de cornes. Ils parlent d’une voix rauque d’outre-tombe. On se presse pour les voir danser. Des adeptes protègent la foule, qui reflue brutalement si le revenant vient à s’approcher. Il ne faut pas toucher le revenant, dont les mains sont gantées et dont aucun centimètre de peau n’est visible. Ces cérémonies se déroulent sans aucune mise en scène touristique. Seul Blanc de l’assistance, on est accueilli gentiment. «Merci de vous intéresser à notre culture», dit un vieil homme en cédant sa chaise en plastique. Moutaïro, jeune initié qui sert de guide au visiteur, met en garde contre toute tentative de sacrilège. «Un jour, j’ai vu un Blanc enlever le costume d’un revenant. A l’intérieur, il y avait un squelette…»

 Au Bénin, surnommé jadis le «Quartier latin de l’Afrique» pour le nombre de ses intellectuels, le vaudou retrouve ses lettres de noblesse. «Pourquoi refuser ce système de solidarité, de liaison dans le temps, d’une civilisation qui en est à son septième millénaire ? Vous me demandez si je crois au vaudou. Je vous répondrai que le vaudou existe», confie le professeur Holorat Auesy, qui a passé vingt ans au CNRS. Le professeur est lui aussi invité à l’anniversaire du père Théophile…

 Aux portes d’Ouidah, Holorat Aguessy a fondé une université africaine, l’Institut de développement et d’échanges endogènes (Idee). Chaque été, il assure des modules de 200 heures destinés aux étudiants des universités, où l’on enseigne les traditions africaines et les secrets du vaudou. Un autre intellectuel béninois se pose beaucoup de questions. Le père Jacob Agossou, qui officie à la cathédrale de Sainte-Rita, est aussi spécialiste de Hegel et ancien de l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris. Il se reconnaît volontiers «fils d’une initiée vaudoue». Pour lui, pas question de diable fourchu. «Toute religion est ouverture vers le spirituel. Il y a dans le christianisme une dimension insaisissable que nous avons héritée des religions traditionnelles», dit le prêtre, qui ne souhaite pourtant pas tout mélanger : «Il y a dans le vaudou une aspiration au pardon, mais dans une religion qui ne connaît pas le pardon.» Or, «sans pardon, le monde n’est pas possible».

 Le Figaro Pierre Prier [25 août 2005]