C’est, d’après sa propre légende, en mangeant une pizza quatre saisons avec des amis que Gérard Croissant, alias Ephraïm, a eu une «inspiration divine» en 1973. Il allait fonder la communauté des Béatitudes, mouvement charismatique mêlant prêtres, moines, religieuses et laïcs. Don de tous ses biens, travail bénévole, et vie communautaire retirée seraient au programme. Pour la partie festive, chants et danses issus de traditions judaïques et chrétiennes. «Une sorte de mélange hasardeux d’héritage soixante-huitard et de vie monacale», résume un ancien adepte.

Guérison. Dans la légende d’Ephraïm, il est un autre chapitre crucial. Il s’agit de l’arrivée aux Béatitudes, en 1975, de Pierre-Etienne Albert. A cette époque, l’Eglise catholique a déjà ouvert les bras à cette communauté douée pour recruter fonds et fidèles. Elle lui a confié la jouissance du couvent des capucins de Cordes-sur-Ciel (Tarn) – les Béatitudes repeupleront ensuite nombre d’abbayes et monastères désertés. C’est dans ce cadre qu’atterrit Pierre-Etienne Albert, musicien souffrant de troubles psychiatriques et d’addiction à divers psychotropes. Lors d’une prière, il est «miraculeusement guéri». Il ressent «comme un coup de bistouri au sommet du crâne, puis une ondée bienfaisante qui le rafraîchit tout entier», écrit dans son autobiographie Ephraïm (1). Sa personne devient la preuve vivante du pouvoir de guérison du «berger fondateur». Il est érigé «chantre» de la communauté.

Trente-six années ont passé, et le nom de Pierre-Etienne Albert, 60 ans, n’est plus synonyme de miracle. Avant son procès, à Rodez (Aveyron) mercredi prochain, pour agressions sexuelles sur mineurs, on l’associe désormais à une insupportable liste. Celle de ses victimes, qu’il a rédigée en 2008. Cinquante-sept prénoms, filles et garçons, âgés de 2 à 15 ans, sur lesquels il reconnaît avoir commis, entre 1975 et 2001, des attouchements. En raison des délais de prescription, la justice n’a retenu que 38 victimes.

L’avocate de Pierre-Etienne Albert, Elisabeth Rudelle-Vimini, dit que son client n’a pas l’intention de fuir ses responsabilités. Mais qu’il parlera aussi de tous ceux «qui savaient». Dès 1989, en effet, le frère Pierre-Etienne, devenu moine, s’est confié au «berger» de sa «maison» de Cordes-sur-Ciel. En réponse, une prière, et une mutation vers une autre «maison».

En 1995, une de ses victimes fait une tentative de suicide. Ephraïm convoque le frère, et lui «fait la leçon».«Mais sans me proposer aucun moyen d’en sortir et en me laissant libre de mes mouvements», écrit Pierre-Etienne Albert en août 2007 à un haut responsable du Vatican. Ce courrier de 10 pages liste l’ensemble des «couvertures» dont il a bénéficié. En 1998, suite aux révélations d’une autre victime, un troisième responsable des Béatitudes l’envoie en Aveyron, au monastère Notre-Dame de Bonnecombe.

C’est là, en novembre 2000, que Pierre-Etienne Albert croise une nouvelle recrue, Murielle Gauthier. Rapidement, cette mère de famille s’inquiète de son attitude avec les enfants. «Il recherchait toujours leur compagnie, se comportait avec eux comme s’il avait leur âge», dit-elle. Elle l’interroge. Il admet «un problème», sans développer. Quelques mois plus tard, en 2001, une plainte contre lui est déposée auprès du tribunal d’Avranches (Manche).
Contacts. Face aux enquêteurs, Pierre-Etienne Albert avoue 15 victimes. Quatre responsables des Béatitudes sont mis en examen pour non-dénonciation. Mais, quatre ans plus tard, la juge d’instruction se déclare incompétente territorialement. Le parquet, chargé de transmettre le dossier, «oublie». «Il y a dans ce dossier une lourde responsabilité de la justice», s’indigne Stéphane Mazars, l’avocat de Solweig Ely. Plus rien ne se passe.

A l’abbaye de Bonnecombe, Murielle Gauthier, soutenue par le responsable du lieu, le prêtre Jean-Baptiste Tison, décide «d’accompagner» Pierre-Etienne Albert. Ils l’encouragent à un suivi psychiatrique. Et «surveillent» qu’il n’ait plus de contacts avec des enfants. «Cela, les Béatitudes ne nous l’ont jamais pardonné», racontent-ils. Avec deux autres «engagés» qui les soutiennent, ils sont «exclus». Les autres membres déménagent. Ils restent seuls dans l’abbaye, avec Pierre-Etienne Albert. En 2007, lors d’une conversation avec le pédophile, Murielle comprend qu’il n’a «pas tout dit». Il y a plus de 15 victimes. Elle lui donne un cahier, il rédige la «liste», les 57 noms. Avec ces «faits nouveaux», elle le pousse à se dénoncer.

Cette fois, l’instruction judiciaire est efficace, et la hiérarchie catholique obligée de réagir. Le Vatican somme Ephraïm et certains de ses proches de quitter les Béatitudes. Et nomme un «commissaire pontifical», le frère Henry Donneaud, pour «refonder les statuts». Contacté par Libération, ce dernier admet «l’existence de dérives sectaires» auxquelles il serait en train aujourd’hui de remédier. «Mais il y a 95% de très belles choses aux Béatitudes», insiste-t-il.

Prescription. Reste le problème des nombreux «gourous» formés par Ephraïm qui continuent hors des Béatitudes à exercer. Les responsables au courant des agissements de Pierre-Etienne Albert, inquiétés en 2001, bénéficient aujourd’hui de la prescription. Ils seront cités comme simples témoins à Rodez, au même titre qu’un évêque, qu’une famille de victime dit avoir prévenu dès 2000.

Source : http://www.liberation.fr/societe/01012373226-LIBERATION / 23 novembre 2011
Enquête de ONDINE MILLOT