Omerta, dogmes religieux intrusifs et expéditions punitives : l’affaire a tout d’un polar puisant dans l’imaginaire habituel qu’inspirent, de l’extérieur, les amishs, ces protestants américains qui rejettent le monde moderne. Au centre de ce conflit intracommunautaire se dresse la figure autoritaire de Sam Mullet, le leader charismatique soupçonné d’être le commanditaire de ces agressions, dans le but de punir celles et ceux qui contestent son autorité.
L’histoire commence il y a près d’un an, dans un coin de la campagne américaine, à une dizaine de kilomètres du village le plus proche, Bergholz, dans l’Ohio. Trois semaines durant, la communauté amish, qui s’est développée dans ce vallon depuis une quinzaine d’années, est le théâtre d’étranges attaques : des personnes munies de ciseaux et de rasoirs électriques s’introduisent de nuit dans les maisons pour couper barbes et cheveux. Des actes extrêmement humiliants pour les amishs, dont le dogme veut qu’après le mariage les épouses laissent pousser leurs cheveux et que les époux cessent de se raser. Outrage supplémentaire, les agresseurs n’hésitent pas à prendre des photos de leurs victimes ainsi humiliées. La peur s’installe dans le village, les familles s’enferment dans leurs maisons et arment leurs fusils.

LA LOI DU SILENCE

Lors d’une audience préliminaire, le procureur a révélé que la première attaque avait eu lieu dans la nuit du 6 septembre 2011, visant un couple qui avait osé remettre en cause l’autorité de Sam Mullet. Les agresseurs, parmi lesquels figurent six de leurs enfants, sont venus sonner à leur porte et les ont tondus en représailles. Quelques jours plus tard, un des accusés invitait son beau-frère à venir prendre le thé chez lui, versait du laxatif dans sa tasse, avant de lui couper barbe et cheveux. Dès le 22 novembre, le FBI publie un rapport recensant cinq attaques, toutes organisées sur le même mode opératoire.

Parmi les victimes, rares sont celles à vouloir porter plainte, respectant le dogme amish selon lequel les différends doivent se régler au sein de la communauté, en dehors des lois fédérales. Mais certains passent outre et décident de s’adresser au shérif local, Fred Abdalla, afin que les agressions ne touchent pas d’autres membres de la communauté. Parmi eux, le couple formé par Ariane et Myron Miller, pour qui l’enjeu est également de libérer la communauté de l’emprise de Sam Mullet. « De nombreuses vies sont gâchées ici. Il y a beaucoup de gens qui sont abusés et qui subissent un lavage de cerveau », déclare Mme Miller à un journaliste de CNN, en novembre 2011.

LE « CLAN BERGHOLZ »

Sam Mullet s’installe dans le comté de Jefferson en 1995, à quelques kilomètres du centre de Bergholz. Cet homme de 66 ans devient rapidement le chef spirituel d’une petite communauté construite autour des foyers formés par ses dix-sept enfants : le « clan Bergholz ». S’il refuse l’appellation de « secte », il a pourtant tous les traits du gourou. En cas de désaccord, il n’hésite pas à excommunier ses fidèles ou à les bannir de la communauté. Il donne des conseils aux couples mariés sur leur sexualité et entretient des rapports sexuels avec certaines femmes mariées afin de les « purifier du démon en elles ».

En 2005, il décide d’excommunier plusieurs familles d’un coup, une décision qui ne fait pas consensus parmi les évêques. Sans surprise, les premières personnes visées par les expéditions punitives font partie de ses détracteurs. Sam Mullet ne s’est jamais directement attaqué à ses opposants, mais selon les procureurs chargés du dossier, il aurait commandité toutes les attaques et dissimulé les preuves, dont un sac rempli de cheveux tondus et d’un bonnet de femme déchiré. Sam Mullet a toujours nié avoir ordonné ces attaques, tout en ajoutant n’avoir jamais empêché personne de le faire. Selon lui, ces agressions sont une réponse aux critiques qui lui ont été adressées, de la part des autres évêques amishs, sur son application jugée trop stricte de la religion.

LE SHÉRIF ET LE GOUROU

Depuis l’arrivée de Sam Mullet, Fred Abdalla a été le témoin de l’emprise qu’exerce « l’évêque Mullet » sur sa communauté de 120 âmes. Le shérif raconte l’histoire de cet homme qui lui a avoué avoir été enfermé pendant quinze jours dans un poulailler, au cœur de l’hiver, en raison d’un désaccord théologique. L’homme ne voulait pas porter plainte contre Sam Mullet car « il était persuadé que Mullet lui avait rendu service », révèle Fred Abdalla. « C’est comme si je vous frappais avec une planche en vous disant que c’est pour votre bien… et que vous acquiesciez. Voilà à quel point Mullet est despotique », raconte-t-il à Chris Welch de CNN.

Lorsque la justice fédérale a commencé à s’intéresser à l’affaire, le shérif n’a pas hésité à dénoncer le climat de terreur qui régnait dans le village et dans l’ensemble de l’Ohio, qui compte près de 60 000 amishs, soit la deuxième plus grande population amish des Etats-Unis, après l’Etat de Pennsylvanie. « A travers tout l’Ohio, la Pennsylvanie et l’Indiana, des membres de la communauté amish s’inquiètent de cette histoire. Nous avons reçu des centaines et des centaines d’appels de la part de personnes vivant dans la peur. Ils achètent du gaz lacrymogène, certains s’assoient avec des fusils le soir derrière leur porte fermée à clé, tout cela à cause de Sam Mullet », déclare Fred Abdalla le jour où sept agresseurs sont arrêtés par les autorités fédérales, le 23 novembre 2011.

« JE N’AI PAS LE DROIT DE PUNIR LES MEMBRES DE MON ÉGLISE ? »

Aujourd’hui jugé avec quinze autre personnes – neuf hommes et six femmes –, Sam Mullet a toujours récusé la légitimité de la justice fédérale à statuer sur cette affaire, qu’il juge interne à son Eglise. « Vous disposez de lois pour réglementer la voie publique. Si quelqu’un vous désobéit, vous le punissez. Mais moi je n’ai pas le droit de punir les membres de mon Eglise ? », arguait-il auprès de l’agence Associated Press en octobre 2011. « Je suis censé les laisser m’écraser ? Si toutes les familles agissaient comme bon leur semble, quelle sorte de communauté aurions-nous ? »

Mais les méthodes déployées par « l’évêque Mullet » pour gérer sa communauté sont considérées par de nombreux experts comme contraires aux fondements même de la religion amish. En effet, les violences entre amishs sont « extrêmement rares », selon Donald Kraybill, professeur à l’université d’Elizabethtown College et spécialiste de la culture amish. De la même manière, Thomas J. Meyers, professeur de sociologie au Goshen College d’Indiana, insiste sur le fait que « les châtiments, les représailles et l’usage de la force » sont des notions presque inconnues de la communauté amish.

A l’encontre du dogme amish, Sam Mullet a d’ores et déjà annoncé qu’il était prêt à envisager d’installer l’électricité dans sa maison si cela lui permettait d’avoir un bracelet électronique et de purger sa peine chez lui. « Les amishs croient que l’électricité favorise l’introduction d’appareils modernes qui peuvent pousser les membres de la communauté à ne plus compter les uns sur les autres. Ce que les amishs rejettent, ce sont les appareils qui mènent à l’individualisation et à la paresse, ce n’est pas l’électricité en soi », expliquait son avocat au Huffington Post. Le département de la justice américain, de son côté, a annoncé qu’il n’était pas favorable à cette solution car Sam Mullet représentait un « risque » trop important pour sa communauté.

source :
Le Monde.fr | 27.08.2012 Mis à jour le 28.08.2012 Par Delphine Roucaute

http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2012/08/27/le-gang-des-coupeurs-de-barbes-sur-le-fil-du-rasoir_1751789_3222.html