Ils ont donc dû prendre leurs distances vis-à-vis de la vision africaine traditionnelle du monde et des tradipraticiens. D’ailleurs, beaucoup reconnaissent qu’à part quelques souvenirs d’enfance, ils en ont peu de connaissance. La médecine qu’ils pratiquent le mieux possible avec des moyens souvent limités se cantonnent à une approche physio-biologique du patient. Peu ont reçu des notions de psychosomatique et la formation à l’écoute est moins qu’élémentaire. Pourtant, la plupart de leurs patients viennent les consulter après avoir essayé de multiples propositions de soin qui n’ont pas aboutis. Au départ, il y a l’automédication et les soins informels. C’est à ce niveau populaire et familier que sont résolus entre 70 et 80 % des problèmes de santé d’après l’Organisation Mondiale de la Santé (y compris dans les pays industrialisés). Il y a ensuite ce qui s’offre à disposition, le guérisseur traditionnel, le groupe de prière, le marabout, le sacrement des malades, le dispensaire…. Pour aboutir parfois à l’hôpital dans un état extrême. Ces « itinéraires thérapeutiques » sont ignorés la plupart du temps par les praticiens qui auscultent leurs patients en faisant appel aux ressources de la biomédecine. Pourtant, le patient a sa propre opinion sur les causes de sa maladie. Comme toute personne en situation de fragilité, l’Africain a besoin de donner un sens à ce qui lui arrive. Le « comment » est certes utile, le « pourquoi » est nécessaire. Ignorer systématiquement ce qui hante la pensée d’un malade et de sa famille qui l’accompagne ainsi que les multiples étapes qu’ils ont parcourus avant d’aboutir à l’hôpital pose problème. Car les recherches sur l’effet placebo, l’importance de l’ « alliance thérapeutique », les apports de l’ethnomédecine montrent que la qualité de la relation thérapeutique est une condition indispensable pour optimiser toute proposition de soin. En outre, le sens que donne un patient à sa maladie influence énormément l’évolution de son état de santé. Autre chose est d’être soigné pour un cancer avec courage en considérant que c’est une maladie qui peut arriver à tout le monde et qui se soigne plus ou moins bien. Autre chose est d’être persuadé que ce cancer est le résultat de l’attaque sournoise d’un ennemi qui, par jalousie, en veut à ma vie. Outre l’anxiété qui freine les défenses immunitaires, il y a la nécessité de trouver le devin capable d’identifier et de neutraliser l’agresseur.
Il n’est pas nécessaire de croire dans la sorcellerie pour tenir compte de ce qui occupe la conscience d’un patient qui vient consulter un praticien… ou un prêtre. En outre, nier l’explication du malade, c’est se disqualifier aussitôt à ses yeux. Donc, il est nécessaire de tenir compte de ses croyances tout en l’invitant à croire qu’il a des moyens de se défendre, que la médecine ou l’accompagnement spirituel peut l’aider dans ce combat, et qu’avec l’aide de son entourage et, éventuellement, de Dieu il pourra vaincre l’assaillant ou tout au moins neutraliser l’attaque de l’ennemi. Une condition pour que le patient accepte d’entrer dans une vision différente de la sienne et d’y adhérer au moins en partie en acceptant une nouvelle forme de thérapie, c’est qu’il ait l’impression d’avoir été écouté jusqu’au bout. C’est pourquoi il est important que le praticien fasse le déplacement intérieur pour entrer dans la logique –certes relative – des convictions du patient, même s’il n’y adhère pas. En conséquences, il pourra obtenir de sa part un même déplacement vers la proposition thérapeutique qu’il lui fera au nom de la biomédecine.
Qu’est-ce qui peut aider le médecin africain dans ce cas ? Comprendre que tout système médical est le produit d’une culture et qu’il s’appuie sur une conception de l’être humain, de la nature, de la santé, des forces spirituelles qui habitent cette culture. En clair, la biomédecine est le produit de la civilisation occidentale, elle est unidimensionnelle et matérialiste, même si elle accepte la part de la psychologie. La médecine traditionnelle est spiritualiste et relationnelle, elle s’appuie aussi sur une approche systémique de la pathologie, sur une herboristerie élaborée et une connaissance approfondie de milieu d’où vient le patient. Quelle est dont l’approche la plus holistique ?
Permettre à des médecins qui pratiquent depuis des années en Afrique – ou en Europe avec des migrants – de se poser ces questions et d’approfondir la complémentarité entre les systèmes thérapeutiques est une proposition qui les passionne. Car ils savent bien que la relation thérapeutique ne se réduit pas à l’imagerie ni à la molécule d’un médicament. Connaître la vision du monde traditionnelle de son patient (sans tomber dans le culturalisme) ainsi que les méthodes multiples du tradipraticien est d’un grand secours et un grand enrichissement. Dans certains pays d’Afrique, les tradipraticiens sont invités à l’hôpital. Comme en France en ethnopsychiatrie avec Tobie Nathan.
Depuis une quinzaine d’années, je donne des modules de formation à des soignants ayant une bonne expérience de terrain. Que ce soit à la Faculté de Médecine de Toulouse ou à celle de l’Université Catholique de Bukavu (RDC), la réponse est toujours forte et les débats passionnants. Depuis quatre ans, j’interviens à l’Ecole Régionale de Santé Publique (ERSP) de Bukavu dans le cadre d’un master spécialisé en santé publique et communautaire. Destinée surtout à des enseignants en médecine et des praticiens de la science médicale (majoritairement des médecins cette année), cette école permet d’aborder la pratique médicale avec un nouveau regard car on peut y présenter la problématique que je viens d’évoquer. J’y donne un autre module sur la place du praticien dans les conflits à répétition dans les Grands lacs. Analyse des conflits, recherche de solution, éclairage de la Doctrine sociale de l’Eglise permet aux participants de s’ouvrir à une éthique sociale dont ils n’ont jamais entendu parler. Ils découvrent alors le rôle de médiateur que peut jouer un médecin qui reçoit les victimes comme les agresseurs, dans cette région où les conflits n’ont jamais cessé.
Pour chaque promotion, j’ai été frappé par l’investissement des participants, leur désir de partager leur expérience et surtout leur joie de vivre une sorte de réconciliation avec leur culture d’origine. Beaucoup m’ont dit : Vous nous aidez à nous réconcilier avec une part de nous-mêmes… Quel cadeau pour eux ….et pour moi.
source : http://www.lavie.fr/blog/bernard-ugeux/le-medecin-et-le-guerisseur-traditionnel-concurrents-ou-complementaires,3436