Pour Bruno Chartier, ce fut le coup de grâce. Un après-midi, alors qu’il s’apprêtait à quitter le bureau pour rejoindre sa famille en province, cet informaticien chez SFR s’est vu confier une tâche urgentissime par son chef. «J’en ai absolument besoin pour ce soir», lui a-t-il lancé. Quel rendez-vous si important avait-il donc pour exiger cette tâche impromptue ? Aucun, a découvert le pauvre Bruno. «Le lendemain, j’ai appris qu’en fait mon chef avait passé la fin d’après-midi à un pot, auquel je n’avais pas été convié d’ailleurs. C’était une façon diabolique de me le faire savoir.»

Après avoir été muté à sa demande, Bruno Chartier a fini par mettre un nom sur la série d’humiliations et de manipulations qu’il avait subies pendant des mois : il a tout simplement été victime d’un pervers narcissique. Cette forme de pathologie a été décrite à l’origine par le psychanalyste Paul-Claude Racamier, avant d’être popularisée en 1998 par sa consœur Marie-France Hirigoyen, auteur du best-seller «Le Harcè­lement moral, la violence perverse au quotidien». Et si les psys ont surtout étudié le phénomène dans les relations amoureuses, il s’observe aussi dans le couple que forment le chef et son subordonné.

Difficile, bien sûr, de quantifier ce fléau, qui concernerait 3% des adultes et sans doute plus parmi les chefs. Mais un coup de gueule maladroit ou une remarque déplacée d’un gradé ne font pas de lui un détraqué. Et pour ceux qui pratiquent la psychologie de comptoir, la tentation est forte de voir un pervers à chaque coin d’open space. Notons toutefois que l’organisation des entreprises constitue un terreau favorable à cette ­déviance. «Le management par objectifs pousse à l’individualisme, surtout dans des domaines très compétitifs comme les cabinets de conseil et d’avocats», déplore Jean-Claude Delgenes, directeur général de Technologia.

Comparé au harceleur moral, dont il est un cousin, le pervers narcissique a ceci de redoutable qu’il avance masqué. A première vue, «c’est un collaborateur parfait, voire un gendre idéal, qui présente toujours bien», décrit Laurent Tylski, directeur général d’Acteo Consulting. Il est en réalité imprévisible : adorable un jour, envahissant, exécrable le lendemain. Car ce qui l’intéresse, c’est de briller, à vos dépens si nécessaire. Quand Marianne est arrivée dans cette association d’économie sociale et solidaire à Paris, son supérieur lui envoyait sans cesse des mails pour la féliciter de son travail, lui dire qu’elle était devenue un pilier de l’entreprise. Puis il a commencé à l’exclure des réunions : «Marianne est déjà suffisamment absente, qu’elle se concentre sur ses priorités», ­disait-il.

L’entretien annuel se passait-il très bien ? La fiche d’évaluation revenait pourtant raturée de commentaires négatifs. A ne rien y comprendre. «Il m’amenait quand même en réunion quand il avait besoin de moi pour masquer son incompétence sur un sujet, mais tout en s’assurant de retirer les lauriers de mes interventions.» Souffler le chaud et le froid : Jean-Charles Bouchoux, psychanalyste et auteur des «Pervers narcissiques», se souvient, lui, d’une confidence sur le divan d’un patient, à qui le fils du patron avait reproché un vendredi soir «une énorme erreur» dont ils parleraient le lundi suivant. L’accusé s’était rendu malade tout le week-end, à se demander ce qu’il avait bien pu faire de travers. De retour au bureau, son tourmenteur lui avait dit ne plus se souvenir de cette conversation.
Une autre façon pour ces managers de déstabiliser leurs collaborateurs est de leur donner des injonctions paradoxales ou des ordres contradictoires : faire vite une tâche tout en respectant la procédure, qui est longue. «Les pervers narcissiques sont les maîtres des ordres flous, des reproches pas clairs, note Jean-Charles Bouchoux. Ainsi, quoi que leurs collaborateurs fassent, ce n’est jamais ce qu’ils avaient demandé.» De même, en fixant des objectifs qu’ils savent inatteignables ruinent-ils le moral de leurs subordonnés : Aurélie, jeune commerciale chez Hilti, vendeur d’outillage pour le BTP, est ainsi passée sans transition du statut de chouchoute à celui de bouc émissaire du directeur, quand elle n’est plus parvenue à réaliser ses objectifs, qui avaient augmenté de 35%. «Tous les matins à 6 heures, il me laisse des messages sur ­mon répondeur», témoigne-t-elle, épuisée.

Dans la panoplie du pervers, on trouve encore la manipulation dans le souci de rabaisser celui qui peut lui faire de l’ombre. Maurice, directeur marketing à EDF, ne retrouvait jamais les invitations des clients déposées dans sa boîte : son supérieur les lui retirait pour qu’il n’honore pas ces rendez-vous et le lui reprochait ensuite. Parfois, on est en plein sadisme : dans ce cabinet RH (pourtant spécialisé dans les questions de harcèlement…), le supérieur de Marc refusait publiquement d’appliquer les nouvelles procédures exigées par la direction, puis reprochait au même Marc de ne pas les respecter.

Une chef de projet d’un grand groupe de ­télécoms a découvert que la formation qu’elle avait demandée lui avait été refusée parce que son prix était trop élevé. Sauf que sa supérieure hiérarchique en avait justement gonflé le montant, pour s’assurer qu’elle n’irait pas se former. La duplicité permet aussi d’isoler sa victime du reste de son équipe. Jean, chef de 60 ingénieurs chez Thales, avait réclamé une prime à sa ­supérieure pour l’un d’entre eux, qui avait enchaîné les voyages d’affaires et les dimanches laborieux. La dirigeante lui avait assuré que son subordonné serait récompensé. Et puis, plus rien. A l’ingénieur qui s’inquiétait de ne rien voir venir, elle a répondu qu’aucune demande ne lui était parvenue. De l’art de décrédibiliser ses managers…

Comment se protéger ? La première chose à faire est de ne plus montrer ses émotions, dont se nourrit le pervers. «Il faut arrêter de raconter sa vie, car il s’en sert pour créer des rumeurs désobligeantes», assure Isabelle Nazare-Aga, thérapeute à Paris. Avec «même pas mal» pour devise, il devrait déjà commencer à desserrer son étau.

Les psys préconisent aussi de répondre par des phrases courtes du type «c’est vous qui le dites» et de faire remarquer ­calmement en réunion les attitudes déviantes pour empêcher que s’instaure la loi du silence. «Les pervers narcissiques ne sont pas de grands courageux et leurs techniques fonctionnent uniquement dans l’ombre», assure Stéphanie Roels, d’Elysée Coaching. Pour contourner leur mythomanie, envoyer des mails avec ses ­supérieurs en copie du type «je confirme ce que tu m’as demandé de réaliser» peut être une sage précaution.

Savoir reconnaître et contrer un pervers narcissique au travail

> Il vous humilie en public

La méthode du pervers, selon Jean-Charles Bouchoux, psychanalyste : « si vous vous rebellez contre son sarcasme, il dira qu’en plus vous manquez d’humour»

Les parades, selon le docteur Marie-France ­Hirigoyen, psychiatre : « faire remarquer en réunion que ce comportement ne convient pas»

> Il félicite puis accable

La méthode du pervers, selon Jean-Charles Bouchoux, psychanalyste : « la séduction et la paradoxalité sont ­caractéristiques du mécanisme de perversité»

Les parades, selon le docteur Marie-France ­Hirigoyen, psychiatre : « gardez les traces de ses changements d’humeur, mails, entretiens…»

> Il dit une chose et l’inverse

La méthode du pervers, selon Jean-Charles Bouchoux, psychanalyste : « il cherche à isoler sa victime en la ­déstabilisant, quitte à manipuler la vérité»

Les parades, selon le docteur Marie-France ­Hirigoyen, psychiatre : « actez ses demandes verbales par des confirmations écrites»

> Il demande l’impossible

La méthode du pervers, selon Jean-Charles Bouchoux, psychanalyste : « le pervers narcissique n’a aucun scrupule ni affect vis-à-vis de ses victimes»

Les parades, selon le docteur Marie-France ­Hirigoyen, psychiatre : « restez factuel, décrivez l’absurdité de sa demande»

Rozenn Le Saint 

Source : Capital