Pour quiconque lutte contre la désinformation entourant la pandémie, la tâche est « accablante », se plaignait récemment la directrice de Snopes. Ce média américain de vérification des faits (fact checking) en a pourtant vu d’autres. Au contraire de ces nombreux sites de vérification apparus dans la dernière décennie, Snopes, lui, existe depuis 1994. Il a déboulonné tout ce qui est possible et imaginable, des Reptiliens jusqu’à l’homéopathie, en passant par un tas de croyances dont le commun des mortels n’aurait même pas imaginé qu’elles puissent exister.

Mais le coronavirus est dans une catégorie à part : Snopes a publié à lui seul des centaines d’articles sur des faux remèdes pour en guérir ou sur de fausses affirmations allant de Bill Gates jusqu’aux laboratoires secrets. Et pourtant, Snopes n’en voit pas le bout : et ce travail colossal ne génère pas plus de revenus, en dépit du fait qu’il emploie une dizaine de personnes à temps plein. : en comparaison, les Décrypteurs de Radio-Canada n’ont actuellement que quatre journalistes, et le Détecteur de rumeurs de l’Agence Science-Presse, pour laquelle nous travaillons, n’en a que l’équivalent de deux consacrés exclusivement à la vérification des faits.

L’International Fact-Checking Network, l’alliance internationale de médias dont nous faisons partie, recensait, en date du 1er mai, plus de 3500 fausses nouvelles sur le coronavirus déboulonnées depuis janvier par une centaine de médias dans 70 pays. L’Organisation mondiale de la santé a même trouvé un nom pour cette épidémie de fausses nouvelles : une infodémie.

Les algorithmes et les bulles de filtres des médias sociaux y contribuent à pleine vapeur : l’usager qui est d’ores et déjà enclin à croire, par exemple, que le téléphone cellulaire cause le cancer, a beaucoup plus de chances de se faire offrir par Facebook ou YouTube des contenus lui affirmant que les tours de 5G sont responsables du coronavirus, plutôt que des contenus lui démontrant, faits à l’appui, que la 5G ne peut pas avoir causé le coronavirus.

De fait, quiconque a passé du temps sur les réseaux ces dernières semaines n’a pu manquer de tomber sur un ami ou un membre de sa famille qui a partagé une vidéo ou un texte aux conclusions douteuses, voire carrément dangereuses pour la santé.

On peut s’en indigner, et pourtant c’est normal : la COVID-19 est omniprésente, le sujet est hautement anxiogène, et dans des temps d’anxiété, on aimerait tous trouver des solutions simples.

Et en fin de compte, il est là, le problème : l’anxiété, l’incertitude et les réseaux sociaux sont de l’engrais à fausses nouvelles.

On a fait grand cas ces dernières semaines des théories du complot et qu’au moins un quart des Québécois et des Français croient à l’une ou l’autre de ces idées complotistes. Mais trop se concentrer là-dessus occulte le fait que c’est en réalité la totalité de la population qui est susceptible de partager une fausse nouvelle, qu’elle soit complotiste ou non. Comme nous le répétons dans les formations « 30 secondes » préparées pour la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), « tout le monde est susceptible de tomber dans le panneau », dès le moment où une manchette sensationnaliste ou un Youtubeur colérique disent ce qu’on veut entendre.

Ajoutez à cela qu’il y a très peu de journalistes spécialisés en science au Québec : en temps normal, la majorité des journaux et des salles de nouvelles radio et télé n’en ont aucun (Le Devoir est une des exceptions). Deux magazines, Les Années-lumière à la radio et Découverte à la télé, emploient plus de journalistes scientifiques à eux seuls que la totalité des journaux quotidiens et hebdomadaires québécois réunis. Et les magazines spécialisés comme Québec Science vivent depuis toujours dans la précarité, à présent exacerbée par la crise des médias. Ce qui se révèle quelque peu problématique devant une crise sanitaire… ou climatique.

Résultat, notre tâche, comme journalistes aujourd’hui, n’est plus seulement de déboulonner ces fausses nouvelles. Il faut transmettre à l’internaute des trucs et astuces pour qu’il évite justement de tomber dans le panneau. Apprendre à distinguer le vrai du faux, ça veut en effet dire, entre autres, devenir conscient de nos biais inconscients, ça veut dire vérifier la source d’une info avant de la partager… Et si l’info parle de science ou de santé, il faut aussi se demander s’il y a une étude solide derrière ce qui est avancé, et si cette étude a été faite sur des souris ou sur des humains. Nous produirons beaucoup de ces contenus « explicatifs » dans les prochaines semaines, grâce à un budget spécial obtenu par la FPJQ.

Par-dessus tout, apprendre au lecteur à distinguer le vrai du faux, ça veut dire essayer de lui apprendre à distinguer le fait de l’opinion. Même après quatre ans de Détecteur de rumeurs, nous continuons d’être surpris par le nombre élevé de lecteurs pour qui, si une publication confirme leurs croyances, c’est nécessairement un fait, mais si ça contredit leurs croyances, c’est nécessairement une fausse nouvelle.

Ce qui se révèle non seulement problématique, mais carrément dangereux pour leur santé ou celle de leurs proches, dès qu’une vidéo YouTube parle de chloroquine, de taux de mortalité, d’épidémiologie ou de déconfinement.

source :

Le Devoir

Pascal Lapointe, Josée Nadia Drouin et Ève Beaudin

Les auteurs travaillent pour l’Agence Science-Presse, qui publie la rubrique du Détecteur de rumeurs

8 mai 2020

https://www.ledevoir.com/opinion/idees/578532/le-role-des-journalistes-dans-la-lutte-contre-la-desinformation

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