Cet art ancestral hindou pèse aujourd’hui des dizaines de milliards d’euros de chiffre d’affaires. Le gouvernement nationaliste de Narendra Modi en a fait un instrument du “soft power” indien sur la scène internationale, mais aussi d’encadrement politique sur le plan intérieur.

Sur le mail était noté : « Le 21 juin, rejoignez des milliers de personnes vêtues de blanc afin de vivre une séance de yoga grandiose dédiée à la paix. » On s’est donc présentée un matin, à 6h30, sous la tour Eiffel, parmi quelque mille cinq cents yogis débutants ou expérimentés. Il y avait beaucoup de femmes, pas mal d’hommes et même quelques enfants aux yeux ensommeillés. On a déroulé notre tapis jaune soleil fourni par Lolë, marque de vêtements de sport et organisatrice de la séance. Puis une heure durant, on a inspiré et expiré, enchaîné postures du cobra et chien tête en bas, guidés par la voix claire d’une liane en débardeur et legging blanc, Elena Brower, gourou américaine du yoga et égérie de la marque.

Ce solstice d’été aux couleurs du yoga, ce n’est ni Elena ni Lolë qui en ont eu l’idée, mais Narendra Modi, Premier ministre indien et lui-même yogi assidu. C’est l’une de ses premières victoires sur la scène politique internationale. Dans la foulée de son élection, en mai 2014, l’homme à la petite barbe blanche bien taillée s’est envolé pour New York, direction les Nations unies, où il a parlé paix et lutte contre le terrorisme, développement et éradication des inégalités, mais aussi… création d’une Journée mondiale du yoga.

L’Onu déclare le 21 juin journée mondiale du yoga

A la tribune, il a énuméré les innombrables vertus de cet art ancestral, pour atteindre « l’unité du corps et de l’esprit »,lutter contre le stress et même contre le réchauffement climatique. En offrant « l’harmonie entre l’homme et la nature », a-t-il plaidé, le yoga peut nous inciter à « modifier nos modes de vie et éveiller une prise de conscience ». La résolution a été adoptée par 175 pays, sans vote mais sous les acclamations, le 11 décembre dernier. Entre-temps, l’Inde avait nommé, pour la première fois de son histoire, un « ministre du Yoga » ou, plus précisément, de l’Ayush (ayurvéda, yoga, unani, siddha et homéopathie). Le yoga appliqué à la politique ? On a voulu voir ça de plus près.

La visite commence à Delhi, par une chaude soirée de prémousson indienne, dans un amphithéâtre recouvert d’un grand auvent blanc. Pendant une semaine, l’Institut national de yoga Morarji Desaï, une université gouvernementale chargée de former les enseignants et de diffuser le message yogique dans la fonction publique, propose une session de yoga pour les parlementaires, de 19 heures à 21 heures. C’est une première. Les organisateurs ont déroulé le tapis rouge et l’ont recouvert de pétales de roses qui embaument l’atmosphère.

Une voix monocorde guide l’auditoire vers la méditation

Ce soir, les rangs de l’amphithéâtre sont clairsemés. Une petite cinquantaine de personnes patientent en tailleur et pieds déchaussés, les femmes à gauche, plus nombreuses, les hommes à droite. On repère un tapis de yoga, d’un rose fuchsia impeccablement assorti au sari de sa propriétaire. Celle-ci n’est pas élue du Parlement, c’est son cousin qui l’a invitée, et elle est un peu déçue, il n’y aura pas de salutation au soleil ni de posture du poisson, « sa préférée ».

27 avril 2015, Institut national de yoga, à Delhi. Le gourou Ji Shiv krupa Nanda dirige un stage recommandé aux parlemantaires.

Cette semaine, c’est bhakti yoga, branche consacrée à la dévotion, sous les auspices du ministre du Yoga, Shripad Yesso Naik, et d’un vieil homme à barbe blanche et tunique imma­culée, qui trône sur la haute estrade rouge. Assis en lotus dans un immense fauteuil, le gourou Ji Shiv Krupa Nanda raconte en hindi comment il s’est libéré de ses souffrances en suivant les préceptes du yoga et de son maître, en poster derrière lui. La voix monocorde guide l’auditoire vers la méditation qui clôture la séance. Ministre et parlementaires étirent leur colonne du coccyx jusqu’à l’occiput, ferment les yeux et se concentrent sur leur respiration. Inspiration, expiration. Et silence, pendant vingt minutes.

“Grâce au yoga et à l’enseignement du gourou Ji, je suis devenue plus concentrée”

A quoi ressemble un parlementaire indien pratiquant le yoga ? Au Dr Bharatiben D. Shyal, visage serein et réservé, sari lavande et pistache. Comme le Premier ministre, elle pratique chaque matin, à l’aube, « principalement de la méditation ». « Grâce au yoga et à l’enseignement du gourou Ji, je suis devenue plus concentrée, j’ai appris à être moins prisonnière de mon agitation, de mes pensées. Et j’ai décidé de me consacrer à la politique. »

Comme le Premier ministre, le Dr Bharatiben D. Shyal est originaire du Gujarat et élue de l’ultra-nationaliste BJP, ou Parti du peuple indien. « Le yoga est né en Inde,dit-elle, il fait partie de notre identité et nous devons en prendre soin. Grâce à Narendra Modi, nous le réaffirmons au monde entier, et aussi aux Indiens qui l’ont parfois oublié, surtout les jeunes générations. C’est essentiel, car il s’agit d’un excellent outil de santé publique, une discipline préventive qui aide à rester en bonne santé et à lutter contre le stress des vies modernes. »

Trois millions de fonctionnaires convoqués à des sessions quotidiennes

Aujourd’hui, le gouvernement fait feu de tout bois pour promouvoir torsions et étirements. Il affiche aussi haut et fort sa volonté de contrôler sa bureaucratie : trois millions de fonctionnaires ont récemment été convoqués à des sessions de yoga quotidiennes avec leurs familles (idem pour les policiers et les écoliers) ; un système de déduction fiscale a été instauré pour toute contribution financière à un organisme favorisant la promotion du yoga ; et Air India, la compagnie aérienne nationale, forme depuis le 1er juin ses nouveaux mem­bres d’équipage et pilotes, chaque matin à 6h30…

Le dieu Hanuman.

Mais quand on le rencontre, le ministre Shripad Yesso Naik préfère parler paix, bien-être et santé pour tous, et indique en souriant une statue orange, posée derrière lui dans son grand bureau. « Vous le reconnaissez ? C’est Hanuman, le dieu-singe, la divinité de la Sagesse. Vous savez, les Anglais nous ont colonisés pendant près de trois siècles et méprisaient les hindous, leurs dieux et leurs disciplines. Cette vision s’est imprégnée dans les esprits, y compris ceux de nos premiers dirigeants, qui ont été formés par les Anglais. Il a fallu que le yoga devienne à la mode en Occident pour que nous en comprenions à nouveau toute la valeur. Narendra Modi pense qu’il est temps de le rappeler, et que le yoga comme l’ayurvéda (une forme de médecine traditionnelle) sont nos cadeaux au monde. »

“L’Inde étend son influence de façon douce et bon enfant, ce qui permet à Modi de lisser son image de nationaliste controversé”

Et cette diplomatie du yoga est efficace. Le 21 juin, parmi les dix-sept mille personnes rassemblées à Times Square, à New York, figurait le secrétaire général de l’ONU en personne, Ban Ki-moon, vêtu de blanc et en pleine posture de l’arbre. « C’est très malin de la part de Narendra Modi, analyse la géographe Anne-Cécile Hoyez, auteure d’une thèse sur “L’espace-monde du yoga”, car le yoga est tellement populaire, plus encore que Bollywood. L’Inde étend son influence de façon douce et bon enfant, ce qui permet à Modi de lisser son image de nationaliste controversé, lui qui fut interdit d’entrée aux Etats-Unis pendant dix ans [pour son rôle pendant les pogroms anti-musulmans au Gujarat en 2002, alors qu’il était à la tête de cet Etat, NDLR]. Former des Occidentaux au yoga fait partie des stratégies des nationalistes depuis quelques années. Non seulement ils gagnent un public plus large, baigné dans un imaginaire indien qu’ils entretiennent soigneusement, dénué de toute opinion politique, mais ils trouvent là des fonds monétaires non négligeables pour financer leurs partis et accroître leurs activités. »

Pendant ce temps-là, sur la scène intérieure, le yogi Modi envoie un message à l’aile radicale du BJP (1) et aux nombreux gourous qui ont soutenu sa campagne, « comme les très populaires Baba Ramdev ou Sri Sri Ravi Shankar », précise Anne-Cécile Hoyez. Une façon, aussi, de toucher leurs millions de followers, qui font partie des nouvelles classes moyennes urbaines et constituent une cible électorale de choix.

“Aujourd’hui, nous sommes dans une phase de réaffirmation prononcée de l’identité hindouiste du pays”

Dans le passé déjà, yoga et politique ont souvent fait bon ménage, et Gandhi lui-même a utilisé le yoga comme symbole des valeurs de résistance au colonialisme. « Aujourd’hui, nous sommes dans une phase de réaffirmation prononcée de l’identité hindouiste du pays, dit l’historien Samuel Berthet, enseignant chercheur à Shiv Nadar University, près de New Delhi. Il n’est pas anodin qu’une des premières décisions du gouvernement ait été de supprimer l’enseignement de l’allemand d’un des réseaux d’écoles publiques les plus importants du pays et de le remplacer par celui du sanskrit, en référence à la culture indienne classique. »

Et que Modi fasse désormais ses conférences de presse en hindi, y compris devant les médias internationaux. D’où les inquiétudes exprimées par certains observateurs, en plein débat sur la sécularité de l’Etat. Focaliser l’attention de tous sur des éléments cultu­rellement rattachés à l’hindouisme, comme le yoga, serait selon eux le signe d’un projet idéologique plus vaste : circonscrire l’identité de l’Inde à sa majorité hindoue et en exclure les minorités, notamment musulmanes (13 % de la population).

“On pourra se souvenir du 21 juin 2015 comme du jour où le nationalisme culturel coercitif s’est allié au marché globalisé du yoga !”

« Le BJP est passé maître dans l’art d’imposer ses choix culturels aux citoyens,remarque le journaliste et écrivain Ajaz Ashraf. L’organisation du 21 juin est un bon exemple de coercition subtile : l’Etat du Maharashtra a obligé les écoles à rester ouvertes ce jour-là, bien que ce soit un dimanche, et les fonctionnaires de Delhi ont été “incités” à assister au grand rassemblement dirigé par Modi à l’India Gate. En fait, on pourra se souvenir du 21 juin 2015 comme du jour où le nationalisme culturel coercitif s’est allié au marché globalisé du yoga ! »

Car le yoga, tout comme l’ayurvéda, représente un énorme pactole, avec à la clé des millions de touristes et de nouveaux débouchés dans la santé et le bien-être. Aux Etats-Unis, ce « marché » florissant aurait rapporté 23 milliards d’euros en 2013. Celui des médecines alternatives serait, lui, estimé à 88 milliards d’euros dans le monde. Narendra Modi, qui vient de lancer une ambitieuse campagne « Make in India » destinée à stimuler la production indienne et à attirer les investisseurs étrangers, n’est pas le premier à vouloir en profiter. « Le yoga a produit plusieurs superstars qui ont su se constituer de solides empires commerciaux, comme Sri Sri Ravi Shankar ou Baba Ramdev », rappelle l’historien Samuel Berthet.

A Rishikesh, “la” cité mondiale du yoga

Pour comprendre ce que représente le business du yoga en Inde, il faut se rendre au nord de Delhi, à Rishikesh. Nichée au creux de la vallée du Gange, parmi les forêts sauvages des contreforts de l’Himalaya, cette petite ville de 100 000 habitants est un lieu sacré, étape du pèlerinage vers les sources du fleuve. Elle est aussi devenue, depuis que les Beatles s’y sont rendus pour pratiquer la méditation transcendantale avec le gourou Maharishi Mahesh Yogi, et surtout avec la globalisation accélérée de cette pratique depuis dix ans, la cité mondiale du yoga.

Ici, personne n’a entendu parler de la nomination du ministre, mais les cours champignonnent, à tel point que l’office de tourisme de la ville n’arrive pas à les comptabiliser, « près de 200 sans doute ». Il y en a à chaque coin de rue, entre une boutique de produits Baba Ramdev et un stand de saut à l’élastique (l’autre spécialité de la ville, devenue haut lieu des sports extrêmes). Pour toutes les bourses, et tous les goûts : de l’ashtanga, du hatha, du « smart detox » ou de l’agama yoga. Et la plupart offrent un « certificat de professeur de yoga », délivré en express, un mois de cours, moyennant un millier d’euros en pension complète.

“Voilà le vrai danger, que le yoga ne soit plus qu’un business vidé de son histoire et de ses valeurs”

Depuis son ashram abrité sur les hauteurs de la ville, Madhukar Sharma observe, résigné, Rishikesh se transformer en « Rishi-cash ». Lui non plus ne connaît pas Shripad Yesso Naik ni la yoga-diplomatie de Modi : « La politique, ici, n’intéresse personne ! Mais l’esprit mercantile, lui, a tout envahi. Voilà le vrai danger, que le yoga ne soit plus qu’un business vidé de son histoire et de ses valeurs. »

A côté de lui, Prakhar, son aîné, sourit. « Le yoga est un outil, on peut tout en faire. Il y a des bons et des mauvais gourous, certains qui aident leurs élèves à se libérer, d’autres qui les enchaînent. Mais je reste confiant. Le yoga est avant tout un exercice d’étude de soi, au service de notre émancipation. Et puis, aucun pouvoir n’a jamais réussi à nous “domestiquer”, nous, les Indiens. Il suffit de prendre sa voiture pour s’en rendre compte. On a beau avoir un code de la route, des panneaux de signalisation, chacun circule comme il veut. C’est la même chose pour le yoga. 21 juin ou pas. »

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Un grand merci à Ingrid Therwath, responsable de l’Asie du Sud à Courrier international ; à Isabelle Morin-Larbey, présidente de la Fédération nationale des enseignants de yoga (FNEY) ; à Nathalie Lheureux et Joël Striff, enseignants de yoga, pour leurs éclairages précieux.

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La quête d’éveil
En France, nous connaissons surtout le yoga sous la forme du hatha yoga, souvent réduit à un stretching de luxe, fait d’asanas (postures) et d’exercices de respiration. Mais le yoga – hatha yoga compris – est avant tout une philosophie et une quête de l’« éveil » conçue pour mener l’individu à son plein accomplissement. On en retrouve les traces notamment dans les Yoga-sutra de Patanjali, textes vieux de deux mille ans et premier « aide-mémoire » du yoga, voire dans les Vedas , textes sacrés les plus anciens de l’hindouisme, qui dateraient de cinq mille ans.
Si aujourd’hui les écoles de yoga foisonnent à travers le monde, ainsi en va-t-il du yoga depuis la nuit des temps : il n’y a pas un mais des yogas. Parmi les courants ancestraux fondamentaux, on peut notamment citer le raja yoga (méditation), le bhakti yoga (dévotion), le karma yoga (action désintéressée) et le jnana yoga (connaissance transcendante).

(1) Ainsi qu’à l’association RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh), dont le but est de diffuser la culture hindoue et de former les jeunes au militantisme politique. Le BJP constitue la branche politique du RSS, et tous les ministres en sont issus.

source : http://www.telerama.fr/monde/le-yoga-entre-business-et-arme-politique,129292.php