Il y a tout juste un mois, le 19 décembre dernier, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) prenait une décision importante en empêchant l’expulsion d’un jeune Pakistanais de France vers son pays d’origine. Si la France renvoyait ce ressortissant du Pakistan, elle violait l’article 3 de la Convention, qui prévoit l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants. Né en 1989 au sein d’une famille sunnite, le jeune homme s’était converti à l’ahmadisme, ou ahmadiyya, un courant minoritaire de l’islam apparu au 19e siècle et très violemment persécuté car considéré comme hérétique. Enlevé et torturé par sa propre famille, il avait pris le chemin de l’exil en 2009 alors qu’il était sous le coup d’un mandat d’arrêt religieux. Son cas est emblématique des persécutions diverses et variées – de la simple vexation administrative jusqu’au lynchage – que subissent les ahmadis au Pakistan. On l’ignore trop souvent mais, au Pakistan, la loi anti-blasphème ne vise pas que les chrétiens mais concerne dans 40% des cas les ahmadis. Bien que musulmans, il leur est ainsi interdit de se revendiquer de l’islam – sous peine d’une amende et de trois ans de prison.

Les ahmadis sont apparus dans le nord de l’actuelle Inde, dans la ville de Qadian, dans le contexte bien particulier de la colonisation britannique de la fin du 19e siècle. Les Anglais s’y sont imposés progressivement par la force, et leur domination oblige les populations dans toutes leurs possessions, aussi bien en Afrique qu’en Asie, à s’interroger sur les raisons de la supériorité militaire occidentale. Certains en viennent alors à lier la supériorité des Britanniques au christianisme. D’où une tentative de syncrétisme avec l’islam. C’est ainsi qu’en 1891, dans la ville de Qadian, Mirza Ghulam Ahmad, affirme être le Messie de toutes les religions. Il se proclame à la fois messie des chrétiens et mahdi des musulmans en 1891 (il se prétendra plus tard, en 1904, avatar de Krishna, c’est-à-dire une réincarnation du célèbre dieu hindou). C’est cette dernière affirmation qui sera source de tourments pour ses fidèles, les ahmadis. La plupart des musulmans partent en effet du postulat que Mahomet est « le dernier prophète » – « Khatamun Nabiyyin », que les ahmadis traduisent plutôt par « le sceau des prophètes ». Quiconque renie cette affirmation est donc automatiquement considéré comme hérétique – ou pire – apostat.

Entre la Révolution française et la fin du 19e siècle, de très nombreux mouvements religieux universalistes apparaissent ainsi partout dans le monde en réaction à la révolution industrielle et à la paupérisation qu’elle entraîne. Certains de ces mouvements seront ensuite réabsorbés par une religion majoritaire. C’est le cas des ismaéliens, à deux doigts à une époque de leur histoire de se séparer de l’islam. Leur chef spirituel, l’Aga Khan iranien, va s’appliquer au 20e siècle à « réislamiser » leur doctrine au 20e siècle. Les ahmadis sont relativement similaires dans les circonstances de leur apparition et leur doctrine spirituelle – importance de la tolérance et de l’éducation, syncrétisme religieux – aux bahais, groupe né en Iran à peu près à la même époque mais qui est, lui, totalement sorti de l’islam.

Education et prosélytisme

Dès leur apparition, les ahmadis créent rapidement une organisation prosélyte centralisée qui leur permet de se diffuser dans tout l’Empire des Indes et même au-delà. Longtemps avant l’indépendance du Pakistan, les ahmadis avaient déjà connu un certain succès auprès des hindous de basse caste. Dans des sociétés fermées, bloquées par l’endogamie de caste, les ahmadis tranchent en proposant une doctrine universaliste et tolérante. Leur prosélytisme est surtout lié à l’éducation et consiste bien souvent tout simplement à créer des écoles là où il n’y en avait pas. « Il s’agit d’une technique basique de prosélytisme, au même titre que l’installation de l’électricité dans des villages qui en sont dépourvus, explique Michel Boivin, historien et islamologue. On ne connaît pas d’exemple de prosélytisme sans contrepartie économique. Il existe ainsi des exemples de villages qui se sont convertis simplement parce qu’on avait construit une digue à proximité ». Leur doctrine rencontre un certain succès auprès de la classe moyenne de l’époque et des petits propriétaires du Pakistan. Mais malgré leur prosélytisme, les ahmadis restent encore aujourd’hui globalement concentrés dans la région du Pendjab, à cheval entre Inde et Pakistan.

Leur nombre lui-même est sujet à caution. « Les organismes des droits de l’Homme ont une fâcheuse tendance, estime un autre chercheur spécialiste de l’Asie, à prendre pour argent comptant les chiffres donnés par les ahmadis eux-mêmes ». Dans le numéro de sa revue paru septembre dernier, le Human Rights Committee estimait ainsi leur nombre dans le monde à 160 millions. Ils seraient en réalité beaucoup moins, surtout qu’ils sont principalement concentrés dans le nord du Pakistan. De l’aveu des ahmadis eux-mêmes, ils n’étaient en effet que 500.000 en 1960, époque où le Pakistan ne comptait que 50 millions d’habitants. Avec l’évolution naturelle de la population – le Pakistan compte désormais 193 millions d’habitants – le nombre actuel d’ahmadis est probablement largement inférieur à celui qu’ils revendiquent.

Surenchère islamiste pour pouvoir en crise

Les persécutions dont sont victimes les ahmadis commencent pratiquement dès l’apparition du mouvement mais prennent une nouvelle tournure à partir de l’indépendance du Pakistan. Ironiquement, au moment de la création du pays, en 1947, les ahmadis transfèrent leur siège de la ville de Qadian, en Inde, vers Chenab Nagar, rebaptisée Rabwah, dans l’Etat musulman nouvellement créé. « Le Pakistan s’est créé sur une certaine idée de l’islam qui ne s’est jamais vraiment développée, estime Michel Boivin. Ce qui a conduit à une surenchère islamiste pour un pouvoir en mal de légitimité chaque fois qu’il se trouvait en difficulté ». Dès 1953, des émeutes pour réclamer la démission du ministre des affaires étrangères – ahmadi – conduisent à la chute du gouvernement de l’époque. Mais les premières lois discriminatoires remontent à 1974, quand le pouvoir du Premier ministre Zulfikar Ali Bhutto en vient sous l’influence du célèbre maulana islamiste Maududi, à décréter que les ahmadis ne sont plus musulmans.

La persécution entre dans une nouvelle phase avec le général Zia ul-Haq, qui renverse Ali Bhutto en 1979 et décide d’imposer une interprétation unique de l’islam. Sous son mandat, deux séries d’ordonnances sont prises : une série de loi anti-ahmadis, qui les pénalisent s’ils se présentent comme musulmans, et une deuxième série de lois, anti-blasphème. Le tout dans un contexte de discrimination généralisée qui vise aussi bien les chrétiens que les hindous ou les chiites, qui représentent entre 20 et 25% de la population et chez qui l’on compte le plus grand nombre de victimes du terrorisme. « Le Pakistan a été créé par les musulmans et chaque menace, quelle qu’elle soit, est perçue comme venant d’Inde », la grande puissance hindoue voisine, remarque Michel Boivin. Au grand embarras du gouvernement, l’année de l’arrivée au pouvoir du général Zia, le physicien Abdus Salam obtient le prix Nobel, et restera le seul Pakistanais à avoir jamais obtenu cette prestigieuse distinction. Il était ahmadi.
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http://www.fait-religieux.com/monde/religions-1/2014/01/20/les-ahmadis-un-islam-tabou-1
par Julien Vallet | le 20.01.2014 à 08:00