Cette secte ismaélienne, issue du chiisme, a beaucoup fait rêver en Occident, notamment sur le lien entre Hashishins et Assassins, inspirant un beau roman à Vladimir Bartol, Alamut, source indirecte d’un jeu vidéo célèbre (Assassin’s Creed). Elle a survécu jusqu’à notre époque, les Aga Khans en étant devenus les chefs spirituels.

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Les Assassins vus par l’Occident
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En 1175, un envoyé de l’empereur Frédéric Barberousse écrit : « Sachez qu’aux confins de Damas, d’Antioche et d’Alep, il existe dans les montagnes une certaine race de Sarrasins qui, dans leur dialecte, s’appellent Heyssessini… De leur prime jeunesse jusqu’à l’âge d’homme, on apprend à ces jeunes gens à obéir à tous les ordres et à toutes les paroles du seigneur de leur terre qui leur donnera alors les joies du paradis parce qu’il a le pouvoir sur tous les dieux vivants. (…) Le prince donne alors à chacun un poignard d’or et les envoie tuer quelque prince de son choix. » En 1192, les Assassins abattent leur première victime chrétienne, le roi de Jerusalem, Conrad de Montferrat, ce qui eut un grand retentissement. La description la plus célèbre de la secte est due à la plume de Marco Polo, ou du rédacteur anonyme de son livre, traversant la Perse en 1273 et décrivant la forteresse d’Alamut : « Le Vieil homme (…) avait fait enclore en une vallée, entre deux montagnes, le plus grand et le plus beau jardin qu’on vit jamais. (…) Et leur faisait croire le Vieil, que ce jardin était le Paradis. (…) En ce jardin nul n’entrait sinon ceux dont il voulait faire ses Hasisins. » Mais le terme « assassin », utilisé par Marco Polo, venait de Syrie et n’a jamais été employé en Perse ou ailleurs.

Il faut attendre 1603 pour voir une étude sérieuse de la secte publiée par Denis Lebey de Batilly à l’issue d’un XVIe siècle qui avait redonné au meurtre un rôle politique et l’avait même élevé au rang d’acte de piété dans le cadre des guerres de religion. Que l’on songe à l’assassinat d’Henri III par un moine fanatique. Mais la Bibliothèque orientale de Bartholomé d’Herbelot en 1697, somme sur le monde musulman, est la première étude qui replace la secte dans le courant ismaélien.

Mais d’où venait ce mot « assassin » ? La Révolution française ayant remis conspiration et meurtre politique à l’ordre du jour, Silvestre de Sacy, le plus grand spécialiste du monde arabe de son temps, lisait le 19 mai 1809 un mémoire sur les Assassins à l’institut de France. Pour lui, il était clair que le terme dérivait de l’arabe hachîch, herbe, qui devait vite désigner le chanvre indien (cannabis sativa).

Les Assassins devaient-ils leur nom à leur toxicomanie ? S’agissait-il de donner aux émissaires un avant-goût des délices du paradis ? Mais les historiens, aujourd’hui, tendent à rejeter cette belle légende des hachîchi et considèrent qu’il s’agit d’un terme insultant ou méprisant désignant les croyances et le comportement excessif des sectaires ismaéliens. Cependant, en 1818, l’Autrichien Joseph von Hammer publiait une Histoire des Assassins qui devait connaître un grand succès et être traduite en français puis en anglais. Il y comparait cette « société secrète » aux templiers, aux jésuites, aux illuminés, aux francs-maçons et aux terroristes de la Convention. C’était « la terrible prostitution de la religion aux fins épouvantables d’une ambition effrénée ».

À la même époque, cependant, le consul général français d’Alep, Joseph Rousseau, donnait pour la première fois le point de vue des ismaéliens dans des Annales de Voyages (1809-1810) adressées à Silvestre de Saci, puisant dans les sources locales et orales.
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Chiites et ismaéliens
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Les chiites ne reconnaissaient de légitimité qu’aux descendants d’Ali, cousin du prophète, et de sa fille Fâtima qu’il avait épousée. Mais le chiisme s’était vite divisé en sectes et sous-sectes. À la mort du sixième imâm après Ali, son fils aîné, Ismâil, fut déshérité : la majorité se rallia à son cadet et sa lignée jusqu’au douzième imâm disparu vers 873 et dont le retour est toujours attendu comme le mahdî. Si le chiisme duodécimain, appelé à devenir la religion officielle de l’iran, choisit la voie de la modération, un autre groupe avait suivi Ismâil et ses descendants. C’est l’origine des ismaéliens. L’imâm, inspiré par Dieu, infaillible, divin en un certain sens, occupe une place centrale dans la croyance de la secte. Des vérités ésotériques étaient cachées aux profanes et l’on exigeait des fidèles une obéissance totale et aveugle.

Avec le déclin du califat abasside à la fin du IXe siècle, l’idée que la communauté islamique avait fait fausse route et devait être remise sur le droit chemin renaissait. Au début du Xe siècle, les Fatimides, tirant leur nom de Fatima, imposèrent la foi ismaélienne, sur l’Afrique du Nord puis l’Égypte, fondant Le Caire. Mais en dépit de leur puissance, les Fatimides devaient échouer avec l’arrivée des Turcs, nouveaux convertis, fidèles à l’orthodoxie sunnite. L’empire fatimide s’effondrait peu à peu, victime de dissensions et de schismes, à la fin du XIe siècle.

{{Alamut et la Nouvelle Prédication}}

De nouvelles méthodes étaient nécessaires alors que les Turcs seldjoukides dominaient désormais le monde musulman. Ce devait être l’œuvre du Persan Hassan-i Sabbah, originaire de Qom, un des bastions du chiisme duodécimain. Selon une légende reprise par Vladimir Bartol, Hassan aurait été le condisciple du célèbre poète Omar Khayyâm et du vizir Nizâm al-Mûlk : tous trois auraient fait le serment que le premier qui réussirait aiderait les autres. C’est ainsi que Hassan serait devenu un personnage important à la cour du sultan seldjoukide et un rival dangereux pour le vizir qui aurait réussi à le discréditer auprès du monarque. Quoiqu’il en soit, réfugié dans l’Egypte fatimide, Hassan doit en fuir trois ans plus tard avant de revenir en Perse. C’est chez les peuples du Nord, indociles et mécontents, dans ce grand plateau iranien au relief difficile, fortement touché par la propagande ismaélienne, que Hassan va trouver le terrain favorable à sa prédication. En 1090, il s’empare d’Alamut, la « leçon de l’aigle », forteresse suffisamment éloignée et inaccessible pour lui permettre de mener sa guerre contre les Seldjoukides. La première victime importante de la politique d’assassinat devait être le vizir Nizâm al-Mûlk (1092). Devait suivre une longue liste de souverains, princes, généraux, gouverneurs ou théologiens hostiles à l’ismaélisme, près de 50 assassinats sous le règne de Hassan-i Sabbah. Les meurtriers étaient appelés fidâ’î (transcrits en français actuel, fedayin) ceux qui se dévouent. Dans les chroniques locales d’Alamut existe une liste d’honneur des assassinats, mentionnant le nom des victimes et celui de leurs pieux exécuteurs.

Certains des adeptes d’Hassan devaient porter la Nouvelle Prédication en Syrie, terrain favorable avec ses ismaéliens mais aussi ses Alaouites, chiites duodécimains sensibles à l’extrémisme, et ses Druzes, groupe ismaélien dissident. Mais les Persans devaient avoir du mal à s’imposer et à consolider un groupe de forteresses au centre du pays, dans le Djebel Ansarieh. Le premier meurtre spectaculaire eut lieu dans la grande mosquée de Homs au cours de la prière du vendredi (1er mai 1103) frappant le maître de la ville. Les ismaéliens vont continuer à s’en prendre aux chefs Turcs seldjoukides, se montrant indifférents aux Croisés, s’alliant parfois avec eux contre leurs ennemis, les princes de Mossoul. Les Assassins devaient également frapper leurs rivaux égyptiens, avec qui ils avaient rompus, et faire assassiner le calife fatimide du Caire en 1130. Le plus important des chefs syriens devait être Sînan dit Râchid al-Din, le Vieux de la Montagne, qui devait tenter de faire assassiner Saladin (en 1174 et 1176) et réussir le meurtre de Conrad de Montferrat (1192) par de faux moines chrétiens.

C’est l’invasion mongole qui provoqua l’effondrement des Ismaéliens d’Alamut (1256) et par contrecoup celui des Assassins de Syrie. Les Mamelouks d’Égypte occupèrent les châteaux syriens en 1273.
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Les premiers terroristes}}

La trajectoire des ismaéliens pouvait se réclamer d’une tradition islamique. Le régicide, justifié au nom du tyrannicide, était une pratique remontant aux débuts de l’Islam : des quatre premiers califes, un seul ne devait pas mourir assassiné. Par la suite, les chiites accusèrent les califes sunnites d’avoir fait assassiner leurs imâms et d’autres membres de la lignée du Prophète. L’usage du poignard chez les Assassins et le fait qu’ils se laissent capturer, leur forfait accompli, soulignent combien l’assassinat a valeur rituelle. Le sacrifice humain et le meurtre rituel sont étrangers à l’Islam mais entretiennent une longue histoire avec les sociétés humaines. Les ismaéliens se rattachaient à une dimension populaire et émotionnelle de la religion en opposition à la religion savante et légaliste de l’ordre établi.

Ils ont surtout été les premiers à utiliser la terreur de façon systématique et planifiée comme arme politique contre leurs ennemis sunnites. Comme le déclarait un poète ismaélien : « un seul guerrier à pied pourra frapper de terreur un roi, posséderait-il 100 000 hommes à cheval ». La nouvelle méthode d’Hassan était d’utiliser une petite force disciplinée et dévouée pour frapper de façon efficace un adversaire très puissant. Seuls les Templiers et Hospitaliers avaient réussi à imposer un tribut aux Assassins : en effet, ces deux institutions étaient solidement structurées et un Maitre assassiné pouvait facilement être remplacé. Il n’en allait pas de même des états musulmans au pouvoir autocratique fondé sur un loyalisme personnel et temporaire.

Mais comme le soulignait Bernard Lewis, le point le plus remarquable concernant la place des Assassins dans l’histoire de l’Islam est leur échec total. Ils n’ont pas renversé l’ordre établi et ont fini sous la forme d’une petite secte parmi d’autres.

À lire :

Bernard Lewis, Les Assassins. Terrorisme et politique dans l’islam médiéval, éditions Complexe 1984, 208 p.

source : Contrepoints.org