{{Splendeurs et misères d’un charisme
publié le 14/06/2012}}

Pour comprendre l’esprit de la communauté, fruit de Vatican II, il faut remonter à ses origines.
Quand Gérard Croissant, alias Ephraïm, fonde, en 1973, la communauté du Lion de Juda et de l’Agneau immolé (ancien nom des Béatitudes), son idée est de réaliser les grandes intuitions du Concile dans une nouvelle forme de vie communautaire : celle du « peuple de Dieu » où laïcs et consacrés prient et vivent ensemble, à égalité.
Il insiste aussi sur la redécouverte des racines juives du christianisme, à travers notamment la célébration du shabbat et les danses juives.

C’est aussi l’époque du renouveau charismatique, un doux vent d’euphorie souffle sur l’Église catholique, où l’on exalte les dons donnés par le Saint-Esprit, comme le charisme de guérison. Les « charismatiques » veulent exprimer leur foi dans un langage à la fois affectif et spirituel, plus prophétique, qui séduit… Quand elle arrive aux Béatitudes, Gisèle est fraîchement convertie, elle ne maîtrise pas les « codes » de l’Église : « Au moment de ma conversion, j’ai essayé de m’intégrer dans une paroisse, je voulais parler de ma foi, mais je ne savais ni à qui m’adresser, ni en quels termes le faire. Aux Béatitudes, à Cuq-les-Vielmur (Tarn), j’ai trouvé une famille accueillante et chaleureuse ». La communauté, aussi, accueille des pauvres, des pauvres en esprit, abîmés par la vie. Mais, dès les premières années, la manière de vivre les grandes intuitions de départ est éprouvée par la réalité, mise à mal par des abus de pouvoir… Pourtant, bon nombre de ceux qui restent, comme cette sœur qui a pour prénom de profession Thérèse d’Avila, et qui a fait beaucoup de missions à l’étranger, croient encore à la beauté du charisme pour lequel ils se sont engagés : « J’ai été envoyée à l’autre bout du monde fonder des maisons avec la confiance de mes responsables et j’avais les mains libres. Nous étions jeunes et devions mûrir, mais il y avait un bel élan, un peu fou, je le concède, mais fructueux à certains égards. La preuve en est l’extraordinaire expansion de la communauté en quelques années. »

Aujourd’hui, une question demeure, et non des moindres : dans quelle mesure cet élan garde-t-il sa valeur quand celui qui l’a initié s’est rendu coupable de telles déviances ? « Une personne peut recevoir un authentique charisme de fondateur, mais ensuite le dévoyer du point de vue personnel, dit le frère Henry Donneaud. Le charisme est différent de la grâce de sainteté. Il faut donc que la communauté renonce à avoir un saint fondateur, qu’elle en fasse le deuil. »
La décision de fermer la maison de Cordes-sur-Ciel et une autre en milieu rural a été prise. Les Béatitudes réfléchissent à des implantations en milieu périurbain pour redynamiser leur vocation principale, celle de l’accueil. À la recherche d’un nouveau souffle.

{{ENQUÊTE
Les Béatitudes peuvent-elles être sauvées ?
Marie-Lucile Kubacki – publié le 14/06/2012}}

Ébranlée par de graves scandales et dérives, cette communauté de religieux et de laïcs connaît une refondation délicate.
C’est un château perdu dans la forêt aveyronnaise. Derrière le porche de pierre, une abbaye cistercienne du XIIe siècle, désertique mais bien entretenue. Ils sont quatre, le père Jean-Baptiste Tison, Alain, Gisèle et Murielle, à faire vivre ¬Bonnecombe. Quatre anciens des Béatitudes, à se battre depuis dix ans pour dire leur vérité, celle des vic¬times d’une certaine époque de la communauté. Une mémoire qui -permet de comprendre le travail de refondation qui a lieu en ce moment dans cette communauté nouvelle, issue du renouveau charismatique.

Quand il arrive en 1975, Alain est toxicomane « et complètement paumé ». Il rencontre Ephraïm, le fondateur et modérateur général, qui en fait rapidement l’un de ses possibles successeurs. À l’époque, il ressent de violentes douleurs dans les articulations, une conséquence de son addiction à la drogue. Ephraïm le convainc qu’il vit la Passion du Christ : « Chaque vendredi, je restais alité en me tordant de douleur, je ne laissais personne m’approcher. » Ephraïm pra¬tique alors sur lui des exorcismes à répétition et expérimente ses techniques psychospirituelles : « J’étais son cobaye, je subissais des séances de
programmation neurolinguistique, d’hypnose… Pour se justifier, il disait que la Vierge lui était apparue. »

Ephraïm lui faisait porter un habit religieux, lui disait qu’il était prophète, voulait en faire un prêtre. Près de 30 ans plus tard, Alain, aidé par les trois autres, finit par consulter un psychiatre qui pose un diagnostic. Sous traitement médical, il prend conscience de ce qui lui est arrivé, de ce que, sous influence, il a fait subir aux autres. Depuis, il essaie de se reconstruire en acceptant ses souvenirs. Lucide, il explique : « La reconstruction passe par l’acceptation de la vérité. »

Mais évidemment il n’y a pas que ceux de Bonnecombe. En 2006, d’anciens communautaires, Myriam, infirmière en psychiatrie, et Pascal Michelena publient un livre choc, les Marchands d’âmes (Golias). Ils y racontent leur passage aux Béati¬tudes de 1998 à 2002. Ils dénoncent des abus de pouvoir et des problèmes de confusion mentale consécutifs à des dérives dans l’exercice de pratiques mélangeant le psychologique et le spirituel. En 2007, le Vatican donne une série de directives à la communauté pour améliorer la situation, notamment celle de « choisir entre la vie monastique ou celle d’une communauté de laïcs ». En effet, l’intuition originale d’Ephraïm est de rassembler laïcs, religieux et religieuses pour vivre pleinement la communion des états de vie dans l’esprit de Vatican II. De fait, il existait au sein des Béatitudes une partie des laïcs qui vivaient comme des religieux, portant l’habit monastique et un prénom de profession, deux attributs, qui, comme le souligne Rome, sont « non conformes au statut de laïc que la communauté revendique ».

Le Vatican place donc la communauté sous l’autorité de la Congrégation pour les instituts de vie consacrée (CIVC), à la fin de l’année 2008. C’est alors que survient un nouveau scandale. Une affaire de pédophilie met en cause le chantre de la communauté, Pierre-Étienne Albert, un proche d’Ephraïm, qui avoue une cinquantaine d’agressions perpétrées sur des enfants âgés de 5 à 14 ans, commises entre 1985 et 2000, et accuse les anciens modérateurs d’avoir couvert ses agissements malgré ses appels à l’aide. Jugé coupable par le tribunal de Rodez, en décembre 2011, il purge une peine de cinq ans de prison. Face à la complexité des problématiques, la CIVC a nommé un commissaire pontifical, Henry Donneaud, frère dominicain, pour reprendre les rênes des Béatitudes en 2010. Pour être sauvées, explique le Vatican, les Béatitudes doivent accepter de se refonder. Cesser les pratiques d’accompagnement psychospirituel. « Je me souviens d’une femme qui avait subi un viol, raconte Gisèle. L’animateur de la session lui a demandé de revivre son viol en souvenir… Pendant des semaines, elle a été hantée par des cauchemars de plus en plus traumatisants. »

Décompensations, ruptures fami¬liales : en 2005, déjà, un rapport confi¬dentiel de l’Église catholique adressé aux évêques de France et aux responsables de communautés religieuses tirait la sonnette d’alarme sur « la confusion entre psychologique
et spirituel dans les communautés ». À l’époque, certains « praticiens » cumulaient les pouvoirs de psychothérapeute, d’accompagnateur spi¬rituel et, parfois, de responsable de maison. Depuis la parution des directives vaticanes en 2007, affirme Henry Donneaud, « les pratiques mélangeant le psychologique et le spirituel ont complètement cessé dans la communauté ». La difficulté est que « des dérives résiduelles ont persisté, dans des endroits fondés par Ephraïm à un moment où il n’était plus à la tête de la communauté. Des endroits qui n’ont rien à voir avec les Béatitudes et sont sous la surveillance des dio¬cèses concernés. »
Pour ce qui concerne les Béatitudes, à Cuq-¬les-Vielmur (Tarn), des « sessions de restauration intérieure » dites « Nicodème » ont succédé aux anciennes sessions de « guérison ». On accède au château Saint-Luc, isolé dans la verte campagne tarnaise, par une petite route dépar¬tementale. D’anciens communau-taires craignent que le contenu des retraites ne soit le même qu’avant. Une accusation que réfute le frère Bernard-Marie, responsable du lieu : « Ce sont des retraites spirituelles.
On ne fait pas un parcours systéma¬tique du sein de la mère jusqu’à l’âge adulte… Cela évite de remuer toutes les émotions de la vie passée, ce qui pourrait provoquer des phénomènes de décompensation. Si la personne manifeste une difficulté psycholo¬gique, nous l’incitons à faire un travail thérapeutique avec un spécialiste. En aucun cas, nous ne pratiquons nous-mêmes de thérapie, il est évident que ce n’est pas de notre ressort. »

Par ailleurs, depuis les débuts, laïcs et religieux partagent une même vie communautaire. Mais, à force d’être proches, des couples et des familles calquent leur mode de vie sur celui des moines, décidant d’être aussi pauvres, obéissants et chastes qu’eux. Inversement, Ephraïm, diacre et fondateur, a reconnu des « unions mys¬tiques » avec des sœurs. La confusion donc régnait quant à la manière de vivre la communion des états de vie. En 2007, le Vatican notait même « avec surprise l’expression “enfants communautaires” », ce qu’il juge « inadmissible ». Pour remédier à cette confusion, pointée comme « l’un des principaux points de dérive », une priorité de la gouvernance d’Henry Donneaud a donc été de préciser canoniquement les spécificités de chaque état de vie, mais aussi d’établir des responsables et de mettre en place des formations par branche.

En effet, il n’existait aucune formation à la vie consacrée, hormis pour les prêtres. Depuis 2010, un noviciat a été mis en place en France et un second en Afrique. Et il est désormais obligatoire, dans les couples, que l’un des conjoints travaille : le but est de s’assurer que les familles soient financièrement indépendantes. Les situations ne sont cependant pas comparables d’une maison à l’autre et évoluent avec le temps. Dans certains lieux, les laïcs bénéficient d’une grande auto¬nomie depuis les débuts. À Cuq-les-Vielmur, où vécurent les Michelena (auteurs des Marchands d’âmes), Daniel et Marie-Gabrielle Creton affirment que leur vie de famille s’est toujours « paisiblement déroulée » : « Nous ne serions jamais restés si nous n’avions pu assumer l’éducation et l’avenir de nos enfants. Ce sont d’ailleurs nos enfants qui ont insisté pour que nous vivions ici, alors que nous venions d’y passer une quinzaine de jours. »

Si de réels efforts de refondation ont été faits, des questions, dont dépend la survie de la communauté, restent en suspens. La première est d’ordre financier. D’anciens membres des Béatitudes se retournent aujourd’hui contre la Communauté : ils portent plainte devant les prud’hommes pour obtenir le recouvrement de cotisations de retraite non payées.
À 60 ans, Gisèle se trouve dans cette situation. Dans sa cuisine fraîche où elle nous reçoit, elle jette quelques bûches dans le poêle à bois et commence son récit. Infirmière, elle a vécu en communauté de 1982 à 2009 comme laïque consacrée. À l’époque, elle fait don de ses biens. Pendant près de 30 ans, elle s’est occupée successivement du tri des médicaments, de la garde d’enfants, de chantiers de réfection, de convois humanitaires en Russie, de la formation des nouveaux arrivants… Jusqu’en 2000, aucune cotisation retraite n’a été versée. En quittant les Béatitudes, elle se retrouve sans économies, avec pour toutes ressources 400 € de RSA mensuels et demande un rappel de salaires pour les cinq dernières années, ainsi que le recouvrement de ses cotisations non payées.

Si les plaignants ne sont pas nombreux devant la justice, les Béatitudes vont malgré tout devoir assumer les retraites de ceux qui sont restés et de ceux qui sont partis, soit la moitié des membres en moins de dix ans. Henry Donneaud évoque la situation financière avec gravité : « La communauté n’est pas riche du tout et le sujet est en effet problématique, admet-il. Il va falloir établir les responsabilités de chacun avant de s’attacher à trouver des solutions. Cette année, nous avons réussi à rétablir l’équilibre financier. Nous cherchons des solutions pour mettre de l’argent de côté et constituer un fonds pour faire face à cette question des retraites. Cela va prendre du temps. Si la communauté devait tout assumer immédiatement, elle n’aurait plus qu’à se mettre en liquidation, et tout le monde serait perdant. »

Le deuxième défi, et non des moindres, est celui de la mémoire. En 2011, quand ils apprennent les « graves manquements » d’Ephraïm et les « faits moralement graves » perpétrés par son beau-frère et successeur ¬Philippe Madre, par un communiqué de presse d’Henry Donneaud, la plupart des membres tombent des nues. Certains refusent de le croire. Ils pensaient que le fondateur était parti de son propre chef et ignoraient vraiment qu’il y avait été poussé après avoir été réduit à l’état laïc en 2008. Encore aujourd’hui, l’un des documents qui décrivent la spiritualité de la communauté est le Livre de vie, écrit par Ephraïm, même si la dernière édition a été retravaillée par la communauté. Autre conséquence de l’héritage du fondateur : de fortes divisions ont longtemps persisté entre les opposants et les partisans de la gouvernance de François-Xavier Wallays, dernier modérateur général, présenté dès 2000 comme le « sauveur de la communauté » par Ephraïm. Ses partisans estimaient qu’il était le garant du charisme originel et qu’il avait toujours œuvré au bien de la communauté. Ils supportaient mal l’intervention du Vatican, vécue comme une ingérence. Ses détracteurs lui reprochaient un mode de gouvernance autoritaire, un manque de dialogue et une mauvaise circu¬lation des informations. Lors d’élections internes qui s’étaient tenues en octobre 2011, il avait été réélu, comme d’autres membres de l’ancienne équipe dirigeante.

Dans la communauté, certains se disaient que si l’Église avait vraiment désapprouvé son mode de gouvernement et ses conceptions, elle l’aurait dit clairement… Et les divisions s’accentuaient. Mais les choses ont changé. Le Vatican a expliqué qu’il ne souhaitait pas du tout que François-Xavier Wallays siège à la prochaine assemblée générale, ni qu’il participe à la future gouvernance de la communauté. Signe des temps, la décision de fermer la maison de ¬Cordes-sur-Ciel (Tarn) vient d’être prise. « Nous sommes en voie d’apai¬sement, dans une phase de dialogue et de concertation », commente Henry -Donneaud, serein. Mais, pour se tourner vers l’avenir, la communauté devra trouver des personnes capables de lui faire poursuivre le chemin de maturité qu’elle a commencé à emprunter : « C’est l’un des défis, reconnaît le commissaire pontifical. Il y a eu de nombreux départs, souvent de personnes compétentes. Les dix années de l’ancien gouvernement n’ont pas vraiment favorisé l’émergence de personnalités dirigeantes, mais il en reste malgré tout, notamment au sein de l’actuel gouvernement, et de nouvelles compétences commencent déjà à émerger. »
Des origines à nos jours
• Créée en 1973, dans l’élan du renouveau charismatique, la communauté des Béatitudes impulse une forme de vie communautaire où laïcs et consacrés prient et vivent ensemble. Dans les maisons de formation sont proposés des retraites et accompagnements psychospirituels. Le fondateur, Gérard Croissant (alias Ephraïm), est un ancien pasteur protestant devenu diacre catholique.

• Des problèmes surgissent : confusion dans les états de vie, dérives dans les pratiques psychospirituelles, pédophilie… Depuis 2009, la communauté est en restructuration et un commissaire pontifical a été nommé en 2010 pour en diriger la réorganisation.

{{« L’Histoire des communautés est faite de purifications »
publié le 14/06/2012
François-Régis Wilhélem est prêtre et professeur de théologie morale au Studium de Notre-Dame-de-Vie.}}

« La croissance d’une communauté comporte certaines analogies avec celle d’une personne, avec des passages difficiles, qui sont autant de moments de croissance, ou, comme le disent les auteurs spirituels, de “purifications”.
De fait, plus la communauté découvre son identité propre et plus elle progresse en maturité ecclésiale. Grandit alors en elle la capacité de s’ouvrir paisiblement aux autres, de donner et de recevoir en même temps, sans crainte de se “perdre”. En considérant l’histoire de l’Église, on constate que d’importantes communautés (comme par exemple les franciscains jadis) ont eu, ou ont aujourd’hui, à franchir le passage délicat entre le temps de la découverte d’un charisme à travers un fondateur, ou un groupe fondateur, à celui de la transmission de ce charisme. Or, pour que celui-ci perdure, il faut que l’Église atteste sa validité, afin que d’autres personnes puissent en vivre et le faire fructifier dans l’Église…
Une personnalité charismatique ne peut avoir “raison toute seule”. C’est pour elle une phase de dépouillement, de purification, où elle doit trouver sa juste place dans la communauté. En cette période de transition, l’accompagnement de l’Église s’avère particulièrement nécessaire. Vatican II rappelle à ce sujet que “le prophète” est soumis au “pasteur” (cf. Lumen Gentium 12).
Comme l’a dit Jean Paul II, “charismes et institution sont coessentiels à la vie de l’Église”. L’institution n’a pas pour but d’étouffer le charisme, mais de l’authentifier et de permettre ainsi sa fructification.

Source :
http://www.lavie.fr/recherche/web.php?q=beatitude&x=0&y=0
http://www.lavie.fr/hebdo/2012/3485/splendeurs-et-miseres-d-un-charisme-12-06-2012-28409_326.php
http://www.lavie.fr/hebdo/2012/3485/les-beatitudes-peuvent-elles-etre-sauvees-12-06-2012-28410_326.php
http://www.lavie.fr/hebdo/2012/3485/l-histoire-des-communautes-est-faite-de-purifications-12-06-2012-28408_326.php