Dans le tumulte des événements récents, dans la cacophonie de voix qui s’élèvent, on ne s’entend guère. A dire vrai, le plus souvent même, on n’y entend plus rien.

Aussi faut-il peut-être se servir – pour tenter de comprendre un peu mieux d’où viennent les terroristes français qu’on présente avant tout comme des religieux – d’une preuve par l’inverse. Alors imaginons. Imaginons que ces terroristes, ces Coulibaly, Kouachi, Nemmouche, Merah, soient tous, comme on le lit, de grands croyants. Ils sont donc issus de parents musulmans, très pratiquants et privilégiant une lecture que l’on peut qualifier de littéraliste de la religion. Tout jeunes, ils ont baigné dans la piété, dans le rigorisme strict: ils ont appris l’arabe pour pouvoir lire le Coran en entier – prélude indispensable à toute éducation religieuse; ils ont lu la sunna, la tradition concernant le prophète Muhammad; ils connaissent par cœur quantité de hadiths, ces dits et récits sur le Prophète; ils évoquent diverses histoires méconnues de la sirah (biographie du Prophète); ils ont fréquenté plusieurs mosquées, ont débattu avec les imams et les oulémas, ces hommes de sciences de la religion; ils connaissent les rites et pratiques, ils sont intégrés dans les communautés de croyants; aussi loin qu’on puisse se souvenir, ces hommes ont toujours été de fervents pratiquants, de grands connaisseurs de la religion.

Ce qui précède est faux en tout point. Pas la plus petite phrase qui ne soit exacte. Et pour cause: de ces hommes nés Français, on peut tout passer à la loupe, du plus jeune âge jusqu’à la veille de leur mort; jamais on ne trouvera trace d’une foi vécue dans la durée et transmise de longue date.

Bien sûr, pour perpétrer leurs attentats, ces meurtriers se sont servis de référents politico-religieux. Ils ont évoqué le Prophète, Daech, la Syrie; on a entendu Coulibaly s’adresser à ses otages dans une logorrhée sans queue ni tête où passaient pêle-mêle la loi du talion, le refus de payer des impôts et Ben Laden. A une autre époque, et pour arriver aux mêmes fins, on aurait sans doute cité Bakounine, la société idéale, la mort du capitalisme.

Aussi, dire que l’islam est – pour l’attaquer – une religion violente par essence, ou assurer – pour la défendre – qu’elle est une religion de paix, n’a aucun sens en la circonstance. Pas plus que de parler, pour tenter d’éviter que de tels drames ne se reproduisent, de la formation des imams, de la place du religieux à l’école ou du droit de représenter le Prophète dans l’islam. Aucun de ces éléments n’apporte le plus petit début de réponse aux tueries de Charlie Hebdo pas plus qu’à celles de l’hypermarché casher, du Musée juif à Bruxelles ou de l’école juive à Toulouse.

Ces assassins sont, comme la plupart des jeunes Européens partis combattre avec Daech en Syrie ou en Irak, des «renaissants» ou des convertis en matière de religion. La plupart ne savent pas lire l’arabe, ils ne connaissent rien aux traditions, hadith, sirah, personne ou presque ne les a vus à la mosquée, leurs parents sont chrétiens, athées, musulmans par culture mais sans pratique rigoureuse, ils n’ont reçu aucune éducation religieuse particulière, ils se radicalisent sur Internet ou auprès de guides autoproclamés, bref, rien, strictement rien dans leur vie prise sur le long terme ne se rapporte à la foi.

Ce qui nous force à conclure: à propos du terrorisme en Europe que l’on nomme djihadisme, il devrait être question de tout, sauf de religion. L’élément religieux – s’il existe – est superficiel et incapable d’expliquer quoi que ce soit. Aucune réforme théologique n’y pourra jamais rien; le plus grand penseur musulman s’y casserait les dents. C’est ce que l’islamologue français Olivier Roy répète à longueur de textes et depuis de nombreuses années: «Les jeunes radicalisés, s’ils s’appuient bien sur un imaginaire politique musulman (la oumma des premiers temps), sont en rupture délibérée tant avec l’islam de leurs parents qu’avec les cultures des sociétés musulmanes. Ils inventent l’islam qu’ils opposent à l’Occident. […] Ils se meuvent dans une culture occidentale de la communication, de la mise en scène et de la violence, ils incarnent une rupture générationnelle.»

Pour tenter d’y voir un peu plus clair, pour essayer de sortir de la sidération puis de l’incompréhension, il devrait donc être question de tout: d’éducation, de chômage, de délinquance, de politique pénale, de délitement spirituel, d’éclatement familial, d’isolement social, d’absence de sens dans nos sociétés, de désespérance, de psychiatrie; de tout, sauf de religion.

source : http://www.letemps.ch/Page/Uuid/ee69b3a0-a586-11e4-9acf-c65b500212f4/Les_causes_du_djihadisme_nont_rien_%C3%A0_voir_avec_la_religion
par Matthieu Mégevand