«Lorsque mes doigts passent, la peau blanchit. Je sors le feu du corps, et je le jette à l’extérieur. Il y a bien quelque chose qui se passe, je le sens physiquement, mais je ne sais pas ce que c’est.» François, cadre dans une entreprise d’édition, avait bien écouté, intrigué, autour d’un verre, ce témoignage d’André, son voisin en Périgord noir. Mais sans l’entendre vraiment.

Et puis, l’été dernier, François s’est ébouillanté en ouvrant le couvercle d’un autocuiseur à vapeur. Par réflexe, il a d’abord passé sa main sous l’eau froide. Sans effet. Rongeuse, la douleur prospérait dans ses doigts, à vif. Une pommade sortie en hâte de l’armoire à pharmacie n’y fit rien. Simone, son épouse, se souvint alors d’André, le voisin qui, chaque année, prenait soin de leur terrain. Et qui avait, avec son pendule, repéré le flux d’eau souterrain qui le traverse : «On dit qu’il coupe le feu !» La douleur, trop forte, eut vite raison des réticences rationnelles. «Si ça ne fait pas de bien, ça ne fera pas plus de mal  !..», dit François.

Un quart d’heure plus tard, André, la cinquantaine barbue, était là. Souriant et silencieux, debout, il croisa ses deux mains au-dessus de celle, rouge vif et cloquée, de François. Celui-ci ressentit nettement une intense chaleur, limitée à la zone brûlée. Prestement, André retira ses mains, se les frottas vers l’extérieur : «Ça va mieux ?» De fait, la combustion intérieure des chairs semblait s’être arrêtée. Après deux «passages» des mains d’André, François (et son entourage) dut se rendre à l’évidence : les brûlures intenses avaient brusquement cessé. Et André, toujours souriant, s’en fut, sans rien avoir demandé.

Quelques jours plus tard, François voulut en avoir le cœur net. Il alla voir André, qui lui raconta, modestement, l’histoire de ce qu’il appelle son« don» : «J’en ai pris conscience à 25 ans, à côté d’un sourcier radiesthésiste : ‘‘Quand tu es à côté de moi, je ne peux plus chercher l’eau’’, disait-il. Mon magnétisme était plus fort que le sien», se souvient André. On vient le voir de l’autre bout de l’Aquitaine pour soulager une brûlure, un zona ou une verrue. Ni paroles prononcées, ni argent échangé. À ses côtés, Jean-Pierre, le charpentier qui refait le toit de la maison ­d’André, intervient : «À moi, il m’a fait passer mon entorse ; et à ma fille, son zona.»

À l’autre bout de la Dordogne, sur la route du château d’Hautefort, Marcelle, 83 ans, se souvient : « Autrefois, les enfants se brûlaient souvent avec l’eau bouillante dans les cheminées. Puisque le docteur habitait loin, les gens n’avaient d’autres solutions que de venir chez un coupeur de feu, comme ma mère, pour être soignés.» Le père de son amie Madeleine pouvait aussi guérir le feu, et parlait souvent de «sa vieille tante» qui avait ce don : «Bien sûr, nous autres, enfants, nous moquions de lui, le traitant de fakir.»

Madeleine le regarda faire bien des fois : «Il apposait ses mains à la surface de la brûlure du malade, sans le toucher. Et il se concentrait. Peut-être faisait-il des incantations, mais elles étaient silencieuses. Après, il se levait et passait ses mains sous l’eau froide. Le patient, lui, ne sentait plus rien.» Un jour d’été, Madeleine s’est dit : «Pourquoi pas essayer ?» Son fils s’était blessé, après avoir fauché un brûlis au fond des bois. Il avait alors 10 ans et elle en avait 40. «Ça a fonctionné» : la brûlure n’a laissé aucune trace sur sa peau.

Depuis, plus d’une centaine de brûlés et de personnes atteintes de zona se sont assises à la grande table en bois de cette auberge «sans forcément y croire, mais pour soulager une douleur insupportable», explique Madeleine. «Les gens viennent, parce qu’ils ont ‘‘entendu dire que’’… Et lorsqu’ils repartent, la plupart du temps, ils n’ont plus mal. Mais il ne faut pas surestimer l’effet ; lorsque certains brûlés s’en vont, je les encourage à aller à l’hôpital pour éviter tout risque d’infection.» Une précision : il ne faut pas excéder vingt minutes, «sinon il y a des risques d’effets secondaires, surtout pour le barreur de feu».

«Je n’en ferai jamais un commerce ! s’exclame Madeleine. Il faut, à la base, une envie d’aider les autres. Je ne suis pas à l’intérieur de ce mystère ; je ne suis qu’actrice, et c’est comme une expérience de foi. S’il m’est donné de le faire, il faut le faire.» Madeleine «choisit de ne pas se poser trop de questions». Pour elle, il s’agit d’«échanges magnétiques» qu’il ne faut pas chercher à expliquer.

Au cœur du Massif central, Olivier, 38 ans, est infirmier ambulancier à Aurillac, dans le Cantal. Ancien pompier volontaire en Haute-Savoie, il se souvient d’une liste disponible dans les casernes de villages, avec les coordonnées de «panseurs» et guérisseurs à appeler «en cas d’urgence», pour agir sur les brûlés. Dans ces villages, «c’est un fait : les casernes ont recours à des barreurs de feu». De bouche à oreille, médecins et pompiers, ont «une, deux, trois adresses sous le coude».

Si le blessé donne son accord, il ne faut «pas se poser de questions», selon Olivier. «C’est considéré comme du charlatanisme par certains. Mais il faut se rendre à l’évidence : cela fonctionne. Même si on ne l’explique pas, c’est le soulagement du blessé qui importe.» Sur TF1, le 12 avril 2011, le docteur Tavernier, alors urgentiste à l’hôpital de Thonon (Haute-Savoie), confirmait la présence, dans cet hôpital, d’une liste de «barreurs de feu» : «Ce moyen de traitement de la douleur est connu de tous les gens de la région. Il refroidit la brûlure, qui ne progresse plus, et limite sa profondeur.»

source : http://www.la-croix.com/Ethique/Sciences-Ethique/Sciences/Les-coupeurs-de-feu-ont-toujours-du-succes-2014-12-01-1272731
AMELIE-BENOIST

L’historien des médecines populaires Yvan Brohard, auteur d’une trilogie très documentée sur le sujet, co-éditée avec l’Université Paris Descartes et La Martinière (1), n’est pas étonné : «Une thèse de 2007 a recensé près de 300 coupeurs de feu en Haute-Savoie. Dans les régions les moins urbanisées existe toujours un savoir empirique, transmis par tradition orale ou relevant d’un don révélé.» Le Berry, le ­Limousin, l’Auvergne sont réputés pour abriter de telles traditions.

Y. Brohard conclut : «Personne n’est capable d’expliquer cette action des coupeurs de feu. Notre médecine, contrairement à la médecine chinoise, a perdu la notion de globalité, notamment dans la lutte contre la douleur. Mais nous sommes les héritiers aussi bien de ces traditions très anciennes que de notre récente tradition cartésienne. Face à l’hyper­spécialisation de la médecine, nous devons donner des pistes de réflexion pour un ­nouvel humanisme contemporain.»

GUÉRISEUR, UNE FONCTION MAL DÉFINIE

Guérisseur, rebouteux, passeur de feu, panseur, barreux, renoueur, toucheur, magnétiseur, radiesthésiste, chiropracteur et depuis peu ostéopathe… les termes abondent pour qualifier les hommes ou les femmes aux aptitudes particulières, réelles ou feintes, à «traiter» différents maux corporels et psychologiques au moyen de gestes, paroles et parfois attributs. Certains parlent de jeteurs ou leveurs de sorts, de sorciers blancs (bénéfiques) ou sorciers (maléfiques).

«La figure du rebouteux n’est pas une figure ancestrale et périmée» , selon Jean-Louis Le Grand et Francis Lesourd, enseignants-chercheurs aux universités de Paris 8 et 13 pour qui, vu l’évolution de la médecine officielle et de la biomédecine, cette figure risque de prendre de l’ampleur dans les années à venir.

FRÉDÉRIC MOUNIER et FANNY CHEYROU

(1) Préface d’Axel Kahn, président honoraire de l’Université Paris Descartes. 2013, 220 p., 35 €