À la demande du ministère de l’Intérieur, l’anthropologue Dounia Bouzar essaie de déradicaliser des enfants perdus par le djihad. Entre justicier et victime d’abus sexuels, elle décrit les profils rencontrés.

Cela fait dix ans que Dounia Bouzar observe la montée de l’islam radical en France. À coup de livres et recherches universitaires, l’anthropologue spécialiste du fait religieux et ancienne éducatrice dans la police judiciaire de la jeunesse (PJJ) s’inquiète des ravages de l’extrémisme musulman dans notre société.

En 2014, à la suite de son ouvrage Désamorcer l’islam radical. Ces dérives sectaires qui défigurent l’islam (ed de l’Atelier) et de ses interventions médiatiques, des familles – plutôt issus des classes moyennes et embrigadés sur Internet -, la sollicitent. Leur vécu entre en résonance avec ce que y est écrit noir sur blanc. Pour aider ces familles en détresse, Dounia Bouzar crée le centre de prévention de dérives sectaires liées à l’islam (CDPSI) en 2104.

Depuis septembre, elle est chargée par le ministère de l’Intérieur de déradicaliser des jeunes. Avec son équipe mobile de cinq personnes et toujours sous haute protection, elle parcourt la France pour essayer de sortir ces enfants perdus du djihad de cette spirale délétère. Un travail sous pression et sans répit. Grâce à sa méthode autant forgée sur le terrain que sur ses connaissances de scientifique, détaillées dans son dernier ouvrage Comment sortir de l’emprise djihadiste ? (Ed de l’Atelier), une trentaine d’individus auraient repris langue avec le monde réel.

Parmi les jeunes tentés par le djihad que vous accompagnez, observez-vous des profils type, correspondant par exemple à des archétypes de héros de contes ?

Le phénomène d’emprise djihadiste touche tous les milieux. Après avoir accompagné plus de 500 familles, nous avons néanmoins retrouvé certaines constantes dans les contours psychologiques. Pour les filles, il y a celles qui cherchent et se mettent sous l’emprise d’un « prince barbu à kalach » (Belle au Bois dormant), souvent victimes de violences sexuelles non traitées. Elles croient que sur place, elles vivront protégées dans un monde sans homme, dénué de toute mixité. Leur jilbab les protège, telle une sorte d’armure. Certaines disent même que c’est leur doudou… Il y a aussi celles qui cherchent à lutter contre les injustices (Mulan), qui se destinaient à un métier « de don » (infirmière, médecin, assistante sociale…).

Du côté des garçons, on retrouve les justiciers (Lancelot), ceux qui veulent se venger, mais aussi les profils traditionnels « djihadistes » qui se prennent pour Dieu et cherchent la toute-puissance… Pour les garçons, dans la plupart des situations, la figure du père est centrale. Il a été soit absent, soit déchu, soit au contraire érigé en héros et source d’angoisse parce que subitement malade. Les djihadistes se servent de l’angoisse de la mort des jeunes pour faire mine de leur proposer des réponses spirituelles, puis ensuite entamer leur processus d’embrigadement…

Comment parvenez-vous à désembrigader ces jeunes ?

Il faut d’abord comprendre les raisons du basculement. Depuis deux ans, le « nouveau discours djihadiste » fait miroiter au jeune une solution « miraculeuse » individuelle qui serait « la solution ». Ensuite, nous pouvons envisager un processus de sortie. L’individualisation de l’embrigadement exige un désembrigadement au cas par cas. Comme les djihadistes font croire à leur proie qu’il est élu pour détenir la vérité et régénérer le monde en déclin, se placer sur le terrain du savoir et de la raison est contre-productif. Le discours religieux alternatif, qui expliquerait « le bon islam », ne fonctionne malheureusement pas plus à ce stade. Cela renforce les certitudes du radicalisé qui pense : « les autres (ceux qui ne sont pas élus) ne peuvent comprendre et vont tenter de “diviser pour mieux régner ” car ils sont jaloux ».

Nous avons donc conçu et expérimenté une méthode qui s’appuie sur les affects détruits par le processus de l’embrigadement. Etant donné que les djihadistes provoquent toujours une désafiliation du jeune de sa famille, lui faisant croire à une appartenance à une communauté de substitution sacrée (le groupe djihadiste), il s’agit pour nous de recréer le lien perdu qui unit la famille et l’enfant, en essayant de faire revivre les émotions premières de l’enfance. A ce niveau, le travail avec les parents est primordial.

Une fois cette étape mise en place, nous voulons provoquer une sorte de dissociation cognitive. Autrement dit faire comprendre à l’embrigadé le décalage entre le mythe (ce qui est vendu par Daesh : humanitaire, solidarité, etc. ) et la réalité (projet d’extermination de tous ceux qui ne pensent pas comme eux). Il faut les aider à dissocier leurs motivations personnelles et la façon dont Daesh les a récupérées. Dans ce cadre, la parole des repentis est très précieuse. Nous opérons tout un travail de préparation pour chaque cas avec Serge Hefez, le psychiatre qui nous supervise, de manière à choisir des repentis embrigadés de la même manière. Leur récit produit ainsi un effet « miroir » auprès de celui qui est pris en charge lors de la séance.

La troisième étape consiste à stabiliser les désembrigadés car ensuite, ils tombent dans une sorte de « zone grise », où ils n’ont plus confiance en eux-mêmes tant ils ont honte. C’est dans cet objectif que nous avons monté ce que nous appelons « le club des rescapés », un groupe de paroles de désembrigadés qui se retrouve régulièrement.

Forte de votre expérience, pouvez-vous nous donner des motifs d’espérer un endiguement du phénomène ?

Le travail de prévention que nous avons mené de concert avec l’État porte ses fruits. Les parents appellent plus vite pour signaler le basculement de leur enfant. Notamment avant la rupture définitive avec la famille, qui constitue, selon la grille de critères de radicalisation, la dernière étape avant la coupure définitive. Or il est plus facile d’aider un jeune qui est en au stade de l’adhésion à des théories complotistes qu’un autre qui regarde en boucle des vidéos de propagande montrant des têtes coupées.

source : PROPOS RECUEILLIS PAR PASCALE TOURNIER

http://www.lavie.fr/actualite/societe/les-djihadistes-utilisent-l-angoisse-de-la-mort-chez-les-jeunes-08-07-2015-64923_7.php