(Montréal) On peut supposer que la très grande majorité de ceux qui se sont présentés au Capitole des États-Unis, le 6 janvier, avait pour seule intention d’agiter des pancartes, de scander des slogans et de témoigner bruyamment de leur appui au président Donald Trump.

Plusieurs d’entre eux n’avaient peut-être même jamais eu de contravention pour excès de vitesse.

Et pourtant, il n’a fallu que quelques instants pour que des boulangers et des avocats, des plombiers et des ingénieurs, des chauffeurs d’autobus et des enseignants, se transforment en émeutiers prêts à tout casser et possiblement à prendre des otages si l’occasion se présentait.

La vague de violence à laquelle ils ont participé, en plus de choquer la planète, a coûté la vie à cinq personnes, dont un policier.

« On peut avoir des gens qui ont des problèmes identitaires ou d’estime de soi, des gens qui sont mal devant le doute et l’incertitude et qui ont besoin de réponses, a expliqué le professeur Louis Brunet, du département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal. Ces gens-là vont trouver dans certains groupes très structurés et très motivés par une idéologie […] des réponses et des certitudes, et ça c’est assez bien documenté. »

Le groupe procure donc aux individus une certitude, une cause à défendre et une identité à partager, ajoute M. Brunet. L’individu en vient un peu à délaisser ses propres valeurs. À l’intérieur du groupe, M. et Mme Tout-le-monde partagent un autre système de pensée dans lequel les valeurs du groupe deviennent plus importantes que la loi.

Dès ce moment, la personnalité habituelle des membres du groupe, leurs normes, leurs valeurs morales et leurs interdits sont éclipsés par la personnalité du groupe. Tout ce qui compte dorénavant sont les valeurs, les objectifs et la morale du groupe.

« Dans des situations politiques comme au Capitole, il y a aussi l’idéologie, a rappelé M. Brunet. Ce sont des gens qui, pour la plupart, participaient déjà à un mouvement idéologique, qui faisaient déjà partie d’un groupe qui a des idéaux, qui a développé des idées, et ces idéaux-là ont créé une espèce de cohésion de groupe. “ Nous avons raison, nous savons, eux sont les mauvais, eux sont les méchants ”. »

Ils ont monté une cohésion de groupe autour du “nous” et du “eux”. Et ça c’est dangereux.

Louis Brunet, professeur au département de psychologie de l’UQAM

Génocides et expérience

M. Brunet est un spécialiste des groupes sectaires et terroristes. Ses collègues et lui ont entre autres étudié le génocide rwandais pour essayer de comprendre comment des milliers de personnes ont pu conclure qu’il était maintenant acceptable de massacrer leurs anciens voisins et amis.

« Tu te dis que ça ne se peut pas que du jour au lendemain, il y a 500 personnes qui deviennent des psychopathes, a-t-il dit. Qu’est-ce qui se passe ? »

On peut aussi penser à ceux qui, pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine au début des années 90, se sont transformés en tueurs sanguinaires. Avant le conflit, le leader d’un des groupes paramilitaires les plus redoutés était un tenancier sans histoires.

Dès 1921, rappelle M. Brunet, soit il y a exactement 100 ans, Sigmund Freud signait un texte sur les phénomènes de groupe dans lequel il décrivait « une série de processus, de mécanismes, qui sont toujours valables aujourd’hui ».

Ce n’est en effet pas d’hier qu’on documente ce qui peut arriver quand des individus se laissent influencer et emporter par le groupe auquel ils appartiennent. La célèbre expérience de Stanford, au début des années 70, en est un bel exemple.

Des étudiants avaient été répartis en deux groupes, les gardiens et les prisonniers. Des dérapages potentiellement dangereux n’ont pas tardé à se produire, au point où l’expérience a été interrompue après six jours au lieu des deux semaines prévues.

Il y a une espèce de mouvement. Parce que l’autre le fait, parce que tout le monde le fait, finalement nos normes personnelles disparaissent et on le fait, et ça devient comme un mouvement. On a ça dans les foules, les mouvements spontanés, les émeutes après la Coupe Stanley.

Louis Brunet, professeur au département de psychologie de l’UQAM

Identité grandiose et mission divine

Les phénomènes groupaux se cherchent des leaders. Et Donald Trump, qu’il l’ait voulu ou non, qu’il veuille l’admettre ou non, avait été choisi comme leader par certains groupes idéologiques qui estimaient qu’il incarnait bien leur pensée.

Et quand M. Trump prévient ses partisans qu’ils ne vont jamais récupérer leur pays « avec de la faiblesse » et qu’ils doivent être « forts », certains se sentent investis d’une mission d’aller nettoyer le Capitole.

« C’est quelqu’un qui se promène avec une allumette et c’est plein de barils de poudre autour de lui, a dit M. Brunet au sujet de l’ancien président. Ce n’est pas long que tu lances ton allumette et que ça explose. »

M. Trump a donné à ses partisans le petit coup de pouce, la petite justification, dont certains avaient besoin pour passer aux actes, a-t-il ajouté. Leur mission était claire : provoquer une nouvelle révolution, chasser les corrompus, nettoyer le pays.

« Ils participent à une communion de groupe, a dit M. Brunet. Ils participent à une identité grandiose. Nous sommes un. Ce n’est pas tant qu’ils perdent leur identité individuelle qu’ils acquièrent une identité grandiose, groupale, qui les conforte parce qu’ils cherchent des réponses absolues. Il y a comme un summum d’élation et ils sont au-dessus de tout. Ils ont la raison, ils ont la Vérité, et dans un sens, ça ressemble aux dérapages de certaines sectes religieuses. »

On ne doit alors pas se surprendre de voir « les défenseurs d’une mission quasi divine » ne pas hésiter une seule seconde à se vanter ouvertement de leurs gestes en ligne.

Des photos, des vidéos et des écrits diffusés sur le web ont jusqu’à présent permis aux forces de l’ordre américaines d’identifier et d’épingler des dizaines de personnes qui se sont retrouvées à l’intérieur du Capitole.

« Ils croient réellement que ce qu’ils ont fait est important, ils croient réellement qu’ils sont dans leur droit, qu’ils mettaient en acte des principes encore plus importants que la loi, alors ils n’ont pas de malaise à s’en vanter », a expliqué M. Brunet.

Et ceux qui pensent qu’ils seraient immunisés à un tel phénomène, que jamais ils ne se laisseraient pousser par la foule à poser des gestes autrement impensables, pourraient avoir des surprises, a-t-il dit.

Tous ceux qui font partie d’un groupe risqueraient de se laisser entraîner dans ses dérapages. L’étude des sectes, par exemple, démontre que les membres qui commencent à avoir des doutes peinent à les exprimer, puisque le groupe se retourne alors contre eux.

« On peut penser que nous sommes tous susceptibles de participer dans une certaine mesure, mais il y a des gens qui sont plus susceptibles que d’autres, […] qui sont à la recherche d’une appartenance groupale, a conclu M. Brunet. Pour eux, c’est encore plus difficile de prendre un pas de recul et d’avoir un jugement sur ce qu’ils sont en train de faire. »