Enquête 

La communauté des frères de Saint-Jean, fondée par le père Marie-Dominique Philippe, se réunit à partir de ce mardi 30 avril pour un chapitre général « crucial ».

Les frères ont pour principal enjeu de relire leur histoire et les dérives de leur fondateur, éclairées d’un nouveau jour par le documentaire récent d’Arte.

Il alterne tour à tour entre colère, sidération, écœurement, désir de tout larguer – « Je cherche les raisons pour ne pas partir » – et, malgré tout, envie de faire avancer les choses. Entré il y a une trentaine d’années chez les frères de Saint-Jean, aujourd’hui à un poste de responsabilité, le père Marie-Robert (1) est encore sous le choc du documentaire d’Arte sur les religieuses abusées qui a éclairé d’un jour nouveau, début mars, les abus sexuels du fondateur de sa communauté (2).

En 2013 déjà, le prieur général avait pris les devants et révélé courageusement que le père Marie-Dominique Philippe (1912-2006) avait « parfois posé des gestes contraires à la chasteté » à l’égard d’une quinzaine de femmes adultes qu’il accompagnait (lire La Croix du 15 mai 2013). À l’époque, ces révélations avaient eu l’effet d’une bombe. Le fondateur adulé était encore unanimement le « père », le « génie intellectuel », le « maître spirituel incontesté », « un saint mû par Dieu ».

À lire aussi

Les Frères de Saint-Jean, une communauté à l’épreuve de la maturité

Stupeur donc, déni, douleur, résistances. Une douzaine de frères avaient même claqué la porte. Le prieur avait aussi essuyé deux procès ecclésiastiques pour diffamation de la part de la famille Philippe (3). Dans le diocèse d’Autun, comme à Rome, l’Église avait donné raison au père Thomas Joachim.

« Le problème est bien plus étendu qu’on ne le croyait »

Mais ces révélations pudiques n’étaient rien à côté du témoignage cru des victimes du père Philippe, dévoilé par Arte. Plus : le documentaire a suscité de nouvelles plaintes, concernant d’autres frères de Saint-Jean, actuellement instruites par la justice ecclésiale.

« Plus on ouvre les yeux, plus cela devient énorme. Il faut qu’on dénonce, qu’on dise exactement ce qui s’est passé », tempête le père Marie-Robert. Comme lui, ils sont nombreux à attendre du chapitre général, qui s’ouvre ce mardi 30 avril, qu’il fasse toute la lumière sur leur fondateur et sur l’histoire de la communauté.

À lire aussi

Documentaire sur les religieuses abusées, la justice contraint Arte à cesser toute diffusion

Car plusieurs pointent non seulement les dérives du père Philippe mais aussi, à travers son enseignement, « une mystique, un système doctrinal qui a permis à des religieux d’avoir la mainmise spirituellement et d’abuser sexuellement des frères, des sœurs, tandis que ceux qui avaient accès à ces informations laissaient faire ! »

« À quelques-uns, nous avons commencé à recenser les situations troubles dont nous avions connaissance. Nous nous sommes rendu compte qu’on ne parlait pas d’une poignée mais que le problème était bien plus étendu qu’on ne le croyait », affirme le père Barthélemy Port, curé à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine).

« Avec ce système, on perdait tout repère, on ne savait plus ce qui était bien ou mal »

Des « situations troubles », le frère Francis (1), la quarantaine, en a fait douloureusement les frais. Entré à 18 ans chez les « petits-gris », il est vite repéré par le responsable des études de philosophie, le père Marie-Dominique Goutierre, « fils spirituel » du fondateur dont il est le seul à porter le même nom de religion. Attention marquée, gestes de tendresse, caresses de plus en plus précises, le novice tombe progressivement sous l’emprise du prêtre, jusqu’à subir des agressions sexuelles et un chantage spirituel pendant plusieurs années.

« Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. “Ce qui autorise ces gestes, justifiait-il, c’est l’amour qui nous unit, et c’est pourquoi personne ne peut comprendre ce que nous vivons” », se souvient le frère Francis, à qui il a fallu des années de thérapie pour se relever. « J’en ai parlé de nombreuses fois au père Philippe, poursuit-il. Je lui ai dit les faits sexuels tels qu’ils étaient. Il me répondait qu’il n’y a pas de limite à l’amour d’amitié, si ce n’est ce que l’autre est capable de porter… »

À lire aussi

« Sur le P. Marie-Dominique Philippe, il faut regarder le réel en face »

« Avec ce système, on perdait tout repère, on ne savait plus ce qui était bien ou mal », confirme Léa (1), ancienne sœur, prise en étau entre un prêtre de Saint-Jean, de vingt ans son aîné, qui l’a abusée pendant des années, et le père Philippe, à qui elle s’en confiait, et qui lui imposait des gestes sexuels en confession. « Comme tout le monde disait qu’avoir un parloir avec lui, c’était divin, j’étais perdue, isolée, je suis tombée malade. »

Les confidences de plusieurs frères et sœurs eux aussi abusés – entre autres par sœur Alix, fondatrice des contemplatives (4) – sont pour Léa le déclic. « J’ai compris que c’était généralisé et que ce n’était pas moi qui étais folle. J’ai dit au père Philippe que je partais. Pris de panique, il s’est mis à genoux devant moi : “Je te demande pardon si tu n’as pas bien compris les choses qui se sont passées…” C’était encore ma faute ! »

Il faut prendre « des sanctions très fermes à l’égard des abuseurs »

Si, durant sa formation, le père Barthélémy n’a rien vu – « entré très jeune et un peu naïf » –, il reçoit en revanche dès 2006 les confidences d’une sœur de Saint-Jean, victime elle aussi du père Goutierre. En 2016, la Congrégation pour la doctrine de la foi l’a condamné pour absolution du complice dans le cas de cette femme à cinq ans d’interdiction du ministère (5).

Contacté par La Croix, le père Goutierre affirme que les droits de la défense n’ont pas été respectés, il conteste par ailleurs formellement les faits qui lui sont reprochés, que ce soit pour cette femme, pour le père Francis – pour lequel il n’a pas fait l’objet de poursuites judiciaires –, ou pour tout autre personne.

Le père Barthélemy Port se dit pour sa part « scandalisé » par « le mépris » avec lequel les victimes ont été traitées. « Quand cette sœur est sortie, dévastée, on lui a promis 4 000 €, puis on lui a dit qu’elle serait indemnisée finalement “en messes”. Ses messages sont restés sans effet. »

Convaincu qu’« on ne soigne pas un cancer avec de l’homéopathie », il attend aujourd’hui que sa congrégation « clarifie sa communication »– « en sortant d’un vocabulaire ambigu qui met dans le même sac actes pervers et attitudes liées à la fragilité humaine » –, prenne des sanctions très fermes à l’égard des abuseurs, encore dans la nature, et les rende publiques. « Si la peine n’est pas douloureuse, appuie-t-il, elle ne cure pas et ne crée pas de censure inconsciente dans le groupe. »

Plusieurs frères souhaitent également que la commission des abus créée en 2015 soit confiée à des personnes extérieures et non à des responsables de Saint-Jean. Sans cela, la communauté, « encore sous emprise », selon le frère Francis, ne pourra sortir seule de cette « culture de l’abus »« Cet air malsain, estime-t-il, ces flux inconscients nous ont imprégnés jusqu’à aujourd’hui, avec le risque de nous faire reproduire les mêmes idées, les mêmes gestes. » Certains demandent aussi des comptes à l’ancienne gouvernance, et notamment à l’ancien prieur général, le père Jean-Pierre Marie, qui siégera lui aussi au chapitre général.

Un travail de purification de l’enseignement reçu

Ils attendent plus largement un travail de « purification » de l’enseignement reçu – déjà entamé par la commission doctrinale mise en place en 2014 –, pointant une « tendance gnostique » dans l’héritage du fondateur. « Le père Philippe avait un mépris pour la psychologie, une ambiguïté à l’égard du corps, exécré et adulé, un déni de la sexualité dont il ne parlait jamais et une dimension du secret : “Nous, les frères de Saint-Jean, sommes porteurs de quelque chose que les autres ne peuvent pas comprendre” », analyse le père Barthélemy.

Sans aller jusqu’à parler de « système », l’actuelle gouvernance de Saint-Jean reconnaît « des zones d’influence » et se dit déterminée à faire la lumière sur son histoire, aussi douloureuse que cette opération vérité puisse être. « Pour beaucoup de frères, le documentaire d’Arte a permis une prise de conscience plus forte des graves abus de notre fondateur », souligne le frère Jean-Yves, responsable de la communication, pour qui ce chapitre général est une « étape cruciale ».

« Depuis six ans, nous avons mis en place de nombreuses mesures pour recueillir le témoignage de victimes, sanctionner les coupables et exercer une vigilance (lire les repères page 16). C’est long, c’est lent, mais ça avance. Il y a une ligne directrice claire sur laquelle nous ne reviendrons pas. »

————————–

Des mesures depuis 2013

Au cours du chapitre général, qui se tient du 30 avril au 10 mai, devrait être présenté le rapport d’activité de la commission SOS abus.

Cette commission a été créée en 2015 pour recueillir d’éventuels témoignages impliquant des frères (contact : sos.abus@stjean.com). Elle comprend deux laïcs, dont une psychologue.

Le prieur général a demandé un audit extérieur sur son fonctionnement.

À ce jour, cinq frères ont été condamnés pour abus sexuels – dont certains sur mineurs. Parmi eux, quatre ont quitté la communauté. Trois autres sont mis en examen.

Depuis le chapitre général de 2013, une commission doctrinale a entrepris de clarifier la relation au fondateur, notamment son enseignement de l’éthique. « La relation à notre fondateur est travaillée sans tabou dans les différentes instances de la communauté », affirme-t-on.

La communauté a renforcé sa formation, entre autres, à la maturité affective et à l’accompagnement, notamment avec des jésuites. Fondée en 1975, elle compte une cinquantaine de prieurés dans le monde.

(1) Certains prénoms ont été changés.
(2) Religieuses abusées, l’autre scandale de l’Église, d’Éric Quintin, Marie-Pierre Raimbault et Elizabeth Drévillon.
(3) Sa famille a toujours contesté les faits qui lui sont reprochés.
(4) Dérives mentionnées dans la lettre du dicastère pour les Instituts de vie consacrée du 2 juillet 2016.
(5) Le père Goutierre n’a pas fait l’objet d’une condamnation devant les tribunaux civils.

source :

https://www.la-croix.com/Religion/Catholicisme/France/freres-Saint-Jean-veulent-verite-leur-histoire-2019-04-30-1201018783?fbclid=IwAR0IHGGKlI18IuM3GbWyrz0U7aPqFCB2E1EF8UPqc4gdxPSLX3k_CpfwhHk

par Céline Hoyeau,