Ils vivent maintenant dans une tour de bureaux où ils ne peuvent se laver. Ils font la cuisine dans le stationnement. Continuent d’accoucher avant d’avoir 18 ans et contractent la typhoïde. Les fidèles de la secte juive ultra-orthodoxe Lev Tahor vont de mal en pis depuis leur départ du Canada. Et alors que la Sûreté du Québec soupçonne leurs leaders de traite de personnes, les autorités canadiennes se défilent, accuse un rabbin hassidique de Boisbriand.

Depuis qu’ils ont fui l’Ontario en route vers le Guatemala, les 140 enfants de Lev Tahor s’enfoncent dans la misère et le chaos. Et plusieurs proches du dossier, dont le rabbin hassidique de Boisbriand, reprochent au Canada d’en être responsable.

Expulsées d’un petit village, il y a deux semaines, des dizaines de familles dorment maintenant à même le sol, dans une tour de bureaux de la capitale, la ville de Guatemala. Certains fidèles auraient déjà contracté la typhoïde.

« Deux cents personnes s’entassent dans dix pièces dépourvues de douches et font la cuisine dans un stationnement », a précisé la journaliste israélienne Hannah Kastman, après avoir joint pour La Presse l’un de ses compatriotes, qui désespère de sauver ses neveux et nièces.

« Nous sommes très déçus par le gouvernement canadien. Il s’est défilé et a cédé ses responsabilités à un pays d’Amérique centrale », lui a alors fait savoir Omed Twik en yiddish.

Au nord de Montréal, le rabbin de la communauté hassidique de Boisbriand, Baruch Prushinosky, est tout aussi outré. « Ces enfants sont nés au Canada. Ils doivent donc être protégés et ramenés au Canada. Mais tout a plutôt été fait pour qu’ils quittent le pays. »

« Il fallait être aveugle pour ne pas voir qu’ils étaient maltraités et contrôlés ! Prendre des mois et des mois pour agir, c’est de la négligence. Ils ont fermé les yeux pour des raisons politiques », soutient Baruch Prushinosky, rabbin hassidique.

Le rabbin Prushinosky dit avoir vainement alerté la Sûreté du Québec à deux reprises. La deuxième, il y a plus de deux ans déjà, selon une « dénonciation en vue d’obtenir un mandat de perquisition » obtenue hier par La Presse. La première, dès 2007, pour aider des parents israéliens à rescaper leur fille de 15 ans, qui voulaient couper les ponts avec eux afin d’épouser un fidèle de Lev Tahor âgé de 31 ans.

« Les parents sont venus au Québec et on a fait venir la police, mais elle ne voulait rien faire, s’indigne le rabbin. Il a fallu amener la fille de force en voiture pendant que les gens de Lev Tahor tiraient sur elle pour l’empêcher de partir. »

M. Prushinosky raconte avoir mis 12 heures à convaincre l’adolescente de le suivre en Israël, où elle a consulté un psychologue. Plus tard, dit-il, elle a laissé le rabbin écouter l’une de ses conversations téléphoniques avec le fondateur de Lev Tahor, Schlomo Helbrans. « Il lui disait que son futur mari l’attendait, qu’elle devait dire aux autorités que son père la battait, pour échapper à sa famille et revenir à Sainte-Agathe. »

Joints en fin de journée hier, la SQ et le ministère fédéral des Affaires étrangères ont expliqué qu’ils avaient besoin de faire quelques vérifications afin de commenter ces affirmations.

TYPHOÏDE ET RISQUES DE LYNCHAGE

Le Centre consultatif des relations juives et israéliennes est très inquiet pour les jeunes de Lev Tahor depuis que son directeur associé, David Ouellet, s’est rendu au Guatemala, en juin. « Avant d’être expulsé du village, le groupe disait faire l’objet de menaces de lynchage. Et il est tout aussi en danger maintenant, parce que la capitale est extrêmement dangereuse ; la mort y frappe sans avertissement. On ne peut même pas marcher un demi-coin de rue sans crainte. »

Surnommés « talibans juifs », parce qu’ils drapent entièrement leurs femmes et leurs fillettes de longs vêtements noirs, les gens de Lev Tahor sont des proies faciles, souligne-t-il.

Au village, six nouveaux enfants étaient déjà nés. « Les mères étaient toutes mineures, précise M. Ouellet. Il y avait aussi des cas de fièvre typhoïde et de diabète et on m’a rapporté qu’ils refusaient de voir le médecin. »

Les juifs guatémaltèques traditionnels ne savaient que penser, dit-il. « Je leur ai expliqué qu’il s’agissait de fugitifs, d’une secte, et non d’une communauté juive persécutée, dit-il. Il n’y a pas d’autre mot quand vous mettez systématiquement des enfants en danger, que vous leur imposez un traumatisme de séparation sans arrêt et quand la survie du groupe est plus importante que celle des individus. »

On se souviendra qu’en novembre 2013, les familles de Lev Tahor ont quitté les Laurentides pour Chatham-Kent afin d’empêcher la DPJ de placer leurs enfants en famille d’accueil. Quatre mois plus tard, elles utilisaient le même stratagème, fuyant en Amérique centrale pour déjouer les services sociaux ontariens.

Elles semblent s’être rabattues sur le Guatemala parce que les mariages y sont autorisés dès 14 ans et que l’école n’y est pas obligatoire. Le Guatemala a bien signé la convention de La Haye contre l’enlèvement d’enfants, mais il ne la respecte pas, selon un rapport du secrétariat d’État américain daté de 2013.

MANDATS ENCORE VALIDES

En mars dernier, le directeur de la protection de la jeunesse (DPJ) pour la région des Laurentides, Denis Baraby, se disait « fâché » contre les Ontariens, qui n’ont su empêcher une nouvelle fuite. Il espérait alors obtenir un mandat d’arrêt international pour forcer le retour des enfants disparus.

Le mois suivant, la Cour supérieure ontarienne a toutefois décrété qu’aucun des 14 jeunes visés par une décision québécoise ne devait être renvoyé dans la Belle Province parce qu’un nouveau choc aurait des « conséquences désastreuses ». Elle préférait laisser les services à l’enfance ontariens reprendre le processus.

« La décision nous a un peu scié les jambes », affirme aujourd’hui M. Baraby, qui a dû abandonner la partie quant aux 14 enfants en cause. « Pour les autres, nos mandats d’amener sont encore actifs. Mais à partir du moment où ils se trouvent à l’étranger et sont souvent détenteurs de passeports d’autres pays – États-Unis, Israël, Pologne, Russie -, il faut se demander si c’est à la DPJ d’intervenir. On le décidera au courant de l’automne. »

Pour leur part, les services à l’enfance de Chatham-Kent ont fermé tous ses dossiers dès le départ furtif des cinq dernières familles, à la fin d’août.

Le DPJ des Laurentides demeure responsable de cinq enfants confiés à un travailleur social hassidique d’Outremont avant la fuite des Lev Tahor. Le père, qui vit à Montréal, est d’accord pour prolonger bientôt leur placement. « Leur mère conteste [le placement], mais on a perdu sa trace et on ignore si elle sera présente à l’audition », dit M. Baraby.

D’ici là, son équipe et d’autres acteurs au dossier doivent rencontrer la Commission québécoise des droits de la personne, qui a entrepris une enquête pour déterminer s’ils disposaient des « outils cliniques, des mécanismes administratifs et des leviers juridiques appropriés » pour faire leur travail.

À ce jour, M. Baraby se pose encore une tout autre question : pourquoi les voisins des Lev Tahor n’ont-ils pas alerté les autorités en les voyant décamper en pleine nuit ? « Nos visites avaient été médiatisées. Certains voisins nous avaient même filmés. S’ils avaient appelé, ce ne serait peut-être pas la même histoire aujourd’hui. »

source : http://www.lapresse.ca/actualites/national/201409/11/01-4799217-lev-tahor-un-exil-dans-la-misere-et-le-chaos.php

par MARIE-CLAUDE MALBOEUF
La Presse