Le geste tremblant mais le sourire radieux, il nous reçoit dans sa villa d’un quartier de la périphérie de Lunel. Hakim*, issu d’une famille nombreuse d’origine algérienne, est encore fragile. Mais, à 34 ans, il veut « tirer un trait sur (s)a première vie » : le trafic de voitures, de drogue, puis une consommation soutenue de cannabis et une grave maladie.

En 2014, il cherche de l’aide dans la religion. A la mosquée, il est approché par des hommes d’une trentaine d’années. « Un petit groupe à part, qui n’écoutait même pas les prêches de l’imam. “Tu dois partir en Syrie aider tes frères en tuant les mécréants, disaient-il, sinon le prophète va couper des têtes !” Ils m’intimidaient. Ils proposaient de me payer le billet d’avion. J’ai répondu que je ne tuerais jamais personne, ça les a rendus fous. »

Depuis quatre mois, après les décès en Syrie et en Irak de six jeunes partis faire le jihad – dix-sept seraient toujours là-bas –, la mosquée El Baraka est montrée du doigt pour son prosélytisme et son fondamentalisme. Farid*, 32 ans, croyant mais non pratiquant, se rappelle avoir reçu la visite d’hommes l’incitant à aller prier. « Ils faisaient du porte-à-porte dans la ville, comme les Témoins de Jéhovah. Ce sont des radicaux. Leurs femmes refusent de serrer la main des hommes, d’écouter de la musique ou des chants. » Encore récemment, l’un d’eux a provoqué une bagarre dans l’enceinte même du lieu de culte, en insultant une femme qui sortait par la même porte que lui.

{{« Je suis en colère »}}

Rachid Belhaj, élu le 11 janvier président de la mosquée par l’Union des musulmans de Lunel, a la difficile mission d’apaiser les esprits et de gérer les rivalités entre les différents courants religieux. Silencieux tant que son bureau n’est pas constitué, l’homme de 53 ans devrait rapidement rencontrer l’équipe du maire, Claude Arnaud (divers droite). « Il est modéré, porte un message de vérité et d’apaisement, commente Driss El Moudni, représentant régional du Conseil français du culte musulman. Il doit faire rentrer les fidèles dans le rang. »

Car à Lunel, commune de 25 700 habitants gangrenée par le chômage des jeunes, les attentats de Paris ont ravivé les blessures. Organisé par la mairie le 8 janvier, l’hommage aux victimes de Charlie Hebdo a rassemblé 1 500 personnes autour de la réplique de la statue de la Liberté. Mais rares sont les musulmans à avoir fait le déplacement. « Je suis en colère, confie une mère de famille. Je vois les comportements changer depuis des mois. Des insultes adressées à mes amies en jupe, des femmes en voile intégral du jour au lendemain. J’aime ma ville, j’ai toujours fait attention à ne pas porter de jugements hâtifs, mais là, j’ai peur que ça dérape. »

D’habitude grouillantes de monde, les allées du plus grand marché de la région sont désertes en ce dimanche 18 janvier, glacial. Pour Denis Philippe et Jésus Carasco, patrons du restaurant l’Entracte, « la ville est coupée en deux, entre deux mondes, deux cultures ». Aucun bar n’affiche son soutien à Charlie Hebdo, dont les caricatures heurtent une partie de la population. Une vendeuse de vêtements, jeune maman de 38 ans, voilée, estime « qu’on ne peut pas se moquer du prophète. » L’islamophobie, voilà la crainte principale des Lunellois. A la boucherie L’Encas, Kader et Mohammed Bennacer se disent bouleversés. Les deux frères, installés depuis plus de trente ans à Lunel, ne supportent pas de voir ces crimes attribués à l’islam. « Ça me fait mal. Je suis musulman pratiquant, mais je n’ai rien à voir avec ça, soupire Kader, en larmes. On a bâti notre vie ici, et on risque de la voir détruite. » « Avec le manque de culture et les problèmes d’intégration, les jeunes, abreuvés de vidéos sur les massacres en Palestine, se sentent investis d’une mission vengeresse », déplore Mohammed. « Les stigmatiser ne servira à rien, rebondit Tahar Akermi, animateur. Il faut leur donner les moyens de rêver autrement qu’en fumant de l’herbe en bas de leur immeuble. »

{{« Les extrémistes vont se faire plus discrets »}}

Au collège Frédéric-Mistral, confronté à l’incompréhension de ses élèves à propos de la minute de silence en hommage aux victimes de Charlie Hebdo, Lionel Trocellier, professeur d’histoire, a cherché à comprendre les raisons du malaise : « Les gamins de confession musulmane regardent les chaînes arabes du câble. Ils ne sont pas tout à fait informés comme nous et, donc, ne comprennent pas qu’on condamne le meurtre de caricaturistes et pas celui d’enfants syriens, palestiniens ou maliens. » Il appelle à la mise en place d’outils de prévention, « comme ceux qui luttent contre les réseaux pédophiles sur Internet ».

Répondre aux angoisses, aux interrogations et aux frustrations. Ouvrir le dialogue, et vite. Jean-Luc Ranquet, le principal du collège (classé en Réseau d’éducation prioritaire), qui accueille des élèves issus du centre-ville ou des petites cités comme celles de du quartier de l’Abrivado, réclame la tenue d’une réunion avec les services éducatifs de la mairie. Soucieux de faire bouger les lignes, il a demandé à son équipe de provoquer le maximum de débats. Et il aimerait emmener les élèves voir Timbuktu, le film d’Abderrahmane Sissako qui raconte l’islamisme radical au Mali. Pour éviter tout amalgame et toute stigmatisation, les jeunes des quartiers et du centre de Lunel bougent aussi : un collectif, aidé par Pascal Gomez, bénévole, a lancé un appel au rassemblement, le 24 janvier, « pour le vivre-ensemble et contre les racismes ».

Hakim, lui, observe cette agitation de loin. Comme les habitants de la ville, il a encore la gueule de bois. « Les extrémistes vont se terrer, se faire plus discrets. Au moins pour le moment. Après, il faudra que les responsables religieux fassent quelque chose pour les éloigner des jeunes de Lunel… »

* Les prénoms ont été modifiés.

source : leparisien.fr