Près de trois cents personnes se sont réunies hier soir pour un “Dîner Silence et Expériences Mindfulness” organisé par une promotrice de la méditation en entreprise et cuisiné par Thierry Marx. Récit d’un dîner (très) décalé.

“Le silence va être dense”, prévient le carton d’invitation. Dans le hall du centre culturel l’Electric, au sommet du Parc d’Expositions de la Porte de Versailles à Paris, c’est surtout la chaleur qui est dense. Les 285 convives de ce dîner très particulier ôtent les couches de vêtements en trépignant d’impatience. “J’ai quand même raté le match de l’équipe de France!”, glisse l’un d’entre eux. Malgré les complaintes, la curiosité et l’amusement se lisent sur tous les visages. Il y a de quoi: partager un dîner avec trois cent inconnus sans prononcer le moindre son, cela génère forcément de l’excitation, voire même un peu de crainte… D’ailleurs, l’expérience n’a pas encore commencé que certains se débinent déjà : “Si je pars en courant avant la fin, tu ne m’en voudras pas hein?” plaisante une jeune femme. “N’empêche, c’est un peu ‘zarbi’…”.

A l’entrée du restaurant, le staff a distribué des bracelets de couleurs différentes. Chaque teinte correspond à une table. Ceux qui sont venus en groupe comprennent qu’ils vont dîner chacun de leur côté. Discrètement, un troc s’organise dans le hall. Un homme en costume-cravate attrape sa compagne par le bras : “Il y a quelqu’un là-bas qui cherche à un bracelet violet contre un vert… Il faut faire vite!”. Une femme leur jette un regard désapprobateur. Pas très “mindfull”, tout ça.

Bienvenue dans le monde du Silence

“Vous êtes dans le sas de la parole”. La voix grave, sensuelle, s’élève du fond de la salle. Coco Brac de La Perrière, l’organisatrice de l’événement, brasse d’un regard amusé cette foule qui sera bientôt assujettie à l’impitoyable loi de l’Insonore. Elle est “coach de dirigeants” et organise régulièrement des dîners “mindfulness” – traduction anglaise de “pleine conscience”, une pratique qu’elle tente de diffuser dans le monde de l’entreprise. Ce soir, le dîner vise un public plus large. “La pleine conscience, explique-t-elle pour les nombreux novices, c’est ramener l’attention sur le moment présent sans porter de jugement”. Exposé un peu laconique d’une pratique millénaire née dans les temples bouddhistes. Mais tant pis, le temps presse. “Quand vous franchirez cette porte, il n’y aura d’autres vibrations que celle de votre âme. Soignez le bruit de vos couverts et de vos verres…”. Les convives échangent des regards inquiets. Certes, ils ont été prévenus – ils ont même déboursé 100 euros pour vivre cet étrange instant. Mais tout de même… “Ma voix vous guidera pendant tout le dîner. Eteignez votre portable, envoyez vos derniers textos… Et bienvenue dans le monde du Silence”.

C’est donc sans bruit que les invités quittent le “sas de la parole”, pénètrent dans le restaurant et découvrent le décor. S’ils avaient pu s’exprimer oralement, ils auraient certainement lâché des “ho” et des “ha” admiratifs. Une dizaine de tables sont alignées sous des spots qui diffusent une lumière teintée et apaisante. Les immenses baies vitrées du restaurant offrent une vue privilégiée sur les monuments et toits parisiens. Derrière un arbre artificiel, un jet de buée remplit doucement la salle d’une fumée légère et aérienne. La voix portée par son micro, Coco propose de réaliser la première expérience de pleine conscience: la marche version mindfulness. Les trois cents personnes se meuvent lentement dans l’espace très réduit qui sert de scène, face aux tables. “Sentez vos pieds qui touchent le sol et portent votre poids… On n’a pas l’habitude de penser à ses pieds, peut-être parce qu’ils sont éloignés de notre tête…”. Justement, beaucoup ont la tête ailleurs et se dirigent imperceptiblement vers les tables. Coco les rappelle à l’ordre. Au bout de cinq minutes de marche, sentant peut-être la déconcentration des invités, elle les invite à prendre place, en respectant le code couleur des bracelets. Elle-même s’assoit sur un shoggi – un tabouret de méditation – face aux tablées.

Dégustation en pleine conscience

Dans le murmure des chaises que l’on tire, les convives s’installent et découvrent avec curiosité les éléments de la table soigneusement préparée. Une vaisselle élégante aux couleurs blanche et noire; une petite carte posée contre les verres à pied, sur laquelle on peut lire des textes de sagesse asiatique. Quelques rires éclatent ça et là, rapidement réprimés. A chaque tintement de verre, les regards se braquent sur l’origine du bruit. Les visages des fautifs disent : “oups…”. Oeillades embarrassées, sourires appuyés.

Le repas peut commencer. Il a été pensé et cuisiné par Thierry Marx, grande signature de la cuisine française popularisée parl’émission Top Chef et adepte de la méditation. La voix de Coco reprend. “Regardez la chose au milieu de votre plat”. La “chose”, c’est un grain marron foncé de la taille d’une bille, déposé sur une petite assiette. “Prenez-la entre vos doigts, faites-la rouler, respirez-la…”. Certains comprennent le traquenard: c’est un raisin sec. Tout l’intérêt de l’exercice consiste à apprécier différemment ce que l’on connaît. “La conscience nous permet de matérialiser ce que nous voyons. La pleine conscience nous le fait vivre”, poursuit Coco. Les invités s’exécutent. L’air grave, ils jouent avec le raisin sec comme s’ils n’en avaient jamais vu de leur existence, puis le portent à leur bouche, et, guidés par Coco, le mâchent lentement – très, très lentement. “Bon, certains l’ont avalé un peu vite, ils croyaient qu’ils n’auraient que ça comme entrée!”. Rires silencieux dans la salle.

Silence pesant

Avec mille précautions, les serveurs déposent les entrées sur les tables. Un carpaccio de poisson accompagné de lamelles de concombre roulées, cristaux de gros sels, dés de légumes. Cette fois, les impatients ont retenu la leçon. Chacun prend son temps et contemple avec circonspection le plat dans ses moindres détails. Les plus audacieux sortent leur téléphone – l’objet anti-pleine conscience par excellence – pour immortaliser l’instant. On se passe les carafes de vin, on se parle avec les mains. L’entrée est un pur délice, la savourer ainsi ne la rend que meilleure.

Entre chaque plat, Coco a prévu des surprises. “Prenez le ruban noir posé devant vous, mettez-le sur vos yeux”. Chacun s’exécute. Une autre voix surgit alors dans ce silence aveugle: celle d’une chanteuse d’opéra. Son ton pur et vibrant résonne dans la salle à l’acoustique idéale. Ceux qui n’ont toujours pas vécu la pleine conscience en font peut-être l’expérience à cet instant précis. D’ailleurs, le moment est particulièrement opportun : après ce régal auditif, Coco invite tout le monde à une séance de méditation. Elle enjoint chacun à se détendre, ressentir l’air dans ses cheveux, sa respiration dans son corps… Au bout de cinq minutes, certains semblent davantage gagnés par le sommeil que par la pleine conscience. Des têtes tombent sur le côté et se rattrapent à temps, pour ne pas s’écrouler sur le voisin.

Il est près de 23 heures, le plat principal – des croquettes de poisson sur un lit de risotto – a été englouti – en pleine conscience, toujours. Pour certains, le silence devient pesant et l’envie de nicotine se fait lourdement ressentir. Quelques personnes se lèvent discrètement et sortent prendre l’air. Elles ne verront pas l’autre surprise: des textes lus par un homme et une femme nus, dos tournés aux tables. L’objectif étant de faire réfléchir sur ce corps auquel nous oublions de nous connecter et que nous ne savons plus écouter.

“Dire au revoir au silence”

Malgré ce programme bien chargé, les invités commencent à trouver le temps long, sans bruit. A table, ils se font de plus en plus dissipés. Sous leur coussin, ils ont trouvé un feuillet où sont inscrits des proverbes (“Dans la vie, rien n’est à craindre, tout est à comprendre”, Marie Curie). Certains les plient et en font des avions qu’ils envoient aux autres tables; d’autres, des cocottes en papier. Il est vraiment temps de déguster le dessert, une mousse de thé vert montée sur une plaque de chocolat blanc.

“A présent, nous allons nous apprêter à dire au revoir au silence”. Après trois heures de mutisme, l’annonce est accueillie avec joie – contenue, bien entendu. Doucement, la parole reprend ses droits. Les voisins de table se tournent les uns vers les autres et retrouvent l’usage des mots. Sacrée épreuve. Chacun y va de son ressenti : “Un peu long, mais très intéressant” ; “Tellement ennuyeux” ; “Profond, intime, puissant”… A présent, ils peuvent s’interroger mutuellement, se découvrir oralement. Parmi les participants, des adeptes de la méditation, de la psychologie et du bien-être, et beaucoup de curieux, venus “vivre une expérience”. “Si on se recroise un jour, on sait qu’on aura connu ensemble un moment très particulier!” lance une femme. Et si peu se targuent d’avoir vraiment compris ce qu’était la pleine conscience à travers ce dîner, au moins, ils s’accordent sur une chose: cette parenthèse silencieuse, ils s’en souviendront longtemps.

source : Par Marion Guérin, publié le 01/07/2014 à 20:02, mis à jour le 02/07/2014 à 11:24

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