À l’occasion de la sortie de ce dernier film dans les salles françaises, la réalisatrice revient sur son parcours de cinéaste.

À la vision de votre documentaire Opus Dei, nous sommes très étonnés que vous ayez pu collecter des informations sur une société qui vit dans le secret. Comment avez-vous fait pour faire parler des gens qui ont pour règle de se cacher et de ne pas parler ? Comment avez-vous pu percer leurs secrets?

C’est le film le plus difficile que j’ai fait. Je l’ai fait avec mon mari, Jean de Certeau, qui est aussi chef monteur sur mon dernier film, El Mocito. C’est un excellent collaborateur. Pour Opus dei, j’avais lu un petit livre sur l’Opus Dei en France. Puis, quand je suis arrivée au Chili, j’ai lu un petit texte qui avait été publié par Le Monde diplomatique sur l’Opus Dei au Chili. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose là-dessus. Je ne savais rien de l’Opus Dei et un ami journaliste m’a dit que cela serait très difficile. Il a ajouté : « tu ne pourras pas » et quand quelqu’un me dit « tu ne pourras pas, c’est très difficile », je dis « mais, il faut voir ». Je suis allée carrément frapper à la porte de l’Opus Dei, à l’université ; j’ai dit : « voilà je m’appelle Marcela Said, je viens de faire un film I love Pinochet, je voudrais faire un film sur l’Opus Dei. » Les gens ont ouvert grand les yeux et m’ont dit : « pourquoi ? » et moi j’ai dit : « pourquoi pas ? ». Ça m’a pris 5 ans pour faire le film, avec énormément de rendez-vous avec le responsable de la communication, avec l’assistant du responsable de la communication. Je ne pouvais pas interroger n’importe qui, il fallait que ce soit l’Opus Dei qui me présente les gens et qui me donne des autorisations. Tout ce qui est dans le film a été autorisé, visé et surveillé par l’Opus Dei. Pour tout ce qu’on a tourné, il y avait quelqu’un à côté de nous. Et malgré tout ça, on a pu faire le film. Une grande difficulté était précisément de travailler surveillés, sous surveillance permanente. Mais ce fut un travail très intéressant.

Je connaissais la vérité sur l’Opus Dei, une autre vérité, grâce à des gens qui en sont sortis. La source de l’information la plus importante, ce n’était pas l’Opus Dei lui-même, mais les ex-membres de l’Opus Dei. Cependant, je ne voulais pas faire un film juste avec les anciens membres, juste pour dénoncer. Ça aurait été assez facile à faire. Pour moi, le défi c’était d’aller fouiller là-dedans, que ce soit des membres qui me parlent et de voir les faiblesses de l’intérieur.

Pensez-vous qu’il y a des choses que vous auriez trouvées si vous n’aviez pas été si surveillés ?

Je ne sais pas, mais quand je repense à l’Opus Dei, ça me donne l’envie de faire une fiction. Mais quelle fiction ? Je suis en train de réfléchir à ça, à la vie d’un numéraire*. Pourquoi? Parce que jamais on ne pourra mettre une caméra et suivre un numéraire, voir quand il se réveille, quand il baise le sol, peut-être comment il dort sans matelas ou qu’il se flagelle. C’est quelque chose qu’une caméra ne pourra jamais faire en vrai. On passe à la fiction quand la caméra ne peut pas entrer dans la réalité.

Votre documentaire I love Pinochet a été fait à une période où Pinochet n’était pas encore considéré majoritairement, au Chili, comme un dictateur. Vous avez réalisé ensuite El Mocito, qui traitait de la torture, un sujet encore tabou dans le Chili post-dictatorial. Comment avez-vous eu l’idée de traiter ces sujets?

Tout cela a été très compliqué. Pour I love Pinochet, j’ai senti qu’il était important de faire ce film et que je devais le faire à ce moment là. Je savais que le jour arriverait où ces gens ne parleraient ni ne défendraient plus jamais publiquement Pinochet, parce qu’ils allaient découvrir l’idée du « politiquement correct » qu’en Europe on connaît très bien. Au Chili, tout était très incorrect ; ils défendaient Pinochet. J’ai grandi sous une dictature, je suis une enfant de la dictature, j’étais là quand les gens défendaient Pinochet et j’ai vécu cela de façon très violente. Le film était une façon de faire partager aux autres ce sentiment-là. J’ai démarré la réalisation du film avec seulement une caméra et voilà le résultat, un film très inquiétant. Les sentiments forts que l’on peut y expérimenter sont aussi partagés par les Européens, qui pensent aussi que c’est une chose terrible. Mais, si l’on étudie l’histoire du Chili et comment cela a pu se produire, il est important de savoir que si la dictature a duré 17 ans, cela a été possible parce qu’elle a été soutenue par la moitié de la population. Qui est cette moitié ? Et quels étaient leurs motifs ? Le portrait de ces gens est dans le film. J’avais presque une motivation historique. À l’instar de La Bataille du Chili, qui est un film exceptionnel, un vrai document, je pense que mon film, I love Pinochet, est un document destiné à la société. Il y a beaucoup des documentaires et de matériel sur les victimes, mais je pense que cette autre réalité est méconnue… Je crois qu’on avait besoin de connaître l’autre discours.

Pour El Mocito, c’était un peu la même chose. Je crois que j’ai un faible pour filmer ce que j’appelle « l’ennemi ». Il y a un producteur qui m’a dit une fois que le mal était plus cinématographique que le bien… peut-être. Je m’intéresse au mal, c’est vrai, je m’intéresse aux méchants. Comme dans Opus Dei, le protagoniste de ce film, un bourreau, est vraiment très méchant. Quand j’ai commencé ma recherche, j’ai plongé dans l’horreur. Tout ça m’intéresse aussi parce que cela me fait peur. Le mélange entre la peur que je ressens face à ces gens et l’envie de savoir qui ils sont, le désir de comprendre leurs intentions, comment est-ce qu’ils se sentent au jour d’aujourd’hui, toute cette curiosité un peu morbide. Quand j’ai rencontré « el mocito », je l’ai trouvé très intéressant parce qu’il pose encore un autre problème. Il s’agit de quelqu’un qui faisait complètement partie, très jeune, de la machine de l’horreur et qui, en même temps, en était la dernière pièce, celui qui faisait le ménage et servait le café… Il posait, en soi, plein de questions ; il était très troublant. Pour le reste, on a laissé le spectateur se confronter avec ce personnage et tirer ses propres conclusions.

Le film est important, je crois, parce que, là, on ne peut pas dire à propos de cette personne, comme à propos d’une victime de la dictature, que ce qu’elle raconte est un mensonge. Dans le film, c’est l’autre côté qui raconte et on ne peut pas lui dire, à lui, que ce qu’il raconte n’est pas vrai. J’ai envie de dire à tous les gens qui continuent à nier le passé : vas-y, va lui dire au « mocito » que ce n’est pas la vérité !

Considérez-vous votre cinéma comme un cinéma engagé politiquement ?

Je trouve réducteur de parler de cinéma « politique ». Je préfère dire que je suis une auteure à part entière et peut-être que moi, je suis politique. Je fais avant tout les choses qui m’intéressent. Je fais ces films par intérêt personnel et je me sens très libre.
L’Été des poissons volants s’est imposé très naturellement. Il s’agit d’une histoire vraie, que j’ai découverte au sud de mon pays. Elle m’a paru tellement surréaliste que je me suis dit que c’était une métaphore incroyable pour montrer à quel point, au Chili, il y a une classe qui peut faire ce qu’elle veut, sans se soucier des conséquences. Les gens que j’ai rencontrés parlaient des Mapuches, mais je ne les voyais nulle part autour de la propriété et cela a été un déclencheur.

Je voulais aussi expérimenter plus de choses dans la mise en scène. Entre I love Pinochet etL’Été des poissons volants, 12 ans se sont écoulés. C’est sans doute pourquoi j’ai fait un film à l’opposé cinématographiquement du premier : peu de paroles, très expressionniste, mais, en même temps, qui continue à traiter des mêmes sujets.

Dans L’Été des poissons volants, le traitement de la durée est quelque chose de très nouveau dans votre cinéma…

C’est le sujet qui veut ça. On est en vacances dans le sud du Chili, on n’est pas à Los Angeles dans une poursuite avec la police. Et le sud du Chili, c’est aussi cette durée. Il y a une expérience du temps, une façon de filmer quand quelqu’un marche ; il y a des silences qui sont importants. Pour pouvoir entrer dans cette durée, pour pouvoir se couler dans cette famille, dans cette histoire, le rythme est important pour le spectateur. Je dois pouvoir l’emmener au bout du monde. Il ne faut pas oublier ça. Le Chili n’est pas à côté, ce ne sont pas les Vosges. C’est le bout du monde et au bout du monde, ça se passe différemment. La nature est sauvage, il y a un autre tempo, les Mapuches ont leur propre culture, qui est différente.

Bande-annonce L’été des poissons volants © Marcela Said

Vous êtes en train de travailler sur votre prochain film. Sur le plan cinématographique, avez-vous des idées quant à l’image, au temps ?

Je ne sais pas. Je suis en pleine écriture. J’imagine qu’il y aura des ressemblances avec le film que je viens de faire mais aussi des différences. Je suis dans le premier draft du scénario et je ne suis pas encore satisfaite du résultat. Je ne sais combien de temps va prendre l’écriture de ce film, peut-être six mois ou un an, je n’en ai aucune idée. La seule chose que je sais, c’est que je ne vais pas tourner ou chercher des financements avant d’être satisfaite du résultat. En ce moment, je suis en résidence à la Cinéfondation, à Paris, jusqu’en juillet et puis après il y aura encore une période d’écriture jusqu’à ce que le scénario soit abouti.

Et vous habitez au Chili ?

Oui, j’habite au Chili mais j’aimerais bien rentrer en France avec mon mari et mon fils. J’ai vécu à Paris entre 1996 et 2006. J’étais venue faire des études. J’avais quitté le Chili parce que j’en avais marre. C’est moi qui avais vraiment quitté ce pays. Mais maintenant, j’ai envie de revenir. Ça fait 7 ans qu’on est au Chili et à nouveau j’ai envie de quitter le pays.

Entretien réalisé par Paula Oróstica et Marie-Françoise Govin le 29 mars 2014.

* Numéraire: Il s’agit des membres (femmes ou hommes) de l’Opus Dei qui se sont engagés à vie au célibat, à la pauvreté et à l’obéissance.

source : par PAR CINELATINO

http://blogs.mediapart.fr/edition/cinemas-damerique-latine-et-plus-encore/article/030614/marcela-said-le-mal-est-plus-cinematographique-que-le-bien