GEMPPI: Pourrais-tu te présenter et dire comment et pourquoi tu t’es intéressée au problème des dérives
sectaires ?

BRANKA : « En 2007 j’ai mis sur pieds une asbl CISK (Centre d’Information sur Sectes et Cultes) en Croatie. C’estla première association en Croatie qui essaie de mobiliser le public et l’état en accord avec la loi Européenne. Je suis
moi-même Croate (de naissance) et aussi Belge. Je vis à Bruxelles depuis 25 ans.
Je viens d’une famille Croato-Slovène; mon père et mes ancêtres ont navigué comme capitaines de marine marchande pendant plusieurs siècles.
Professionnellement, je suis professeur de piano.
Ma mère a rencontré en Croatie dans les années 1990 un groupe qui l’a initiée à une forme particulière de méditation (dont le gourou était grand amateur de Rolls Royce) qu’elle a pratiqué pendant 17 ans. Auparavant, elle avait suivi
plusieurs stages de type New Age. Elle a rencontré ses « nouveaux amis » à l’hôpital, après une chirurgie du cancer.
Ma soeur et moi-même, nous les soupçonnions d’activités soit disant ‘sociales’ peu claires mais nous étions loin de comprendre leurs buts cachés.
C’est devenu plus clair dans les années 2000 quand on a remarqué qu’elle-même perdait son intérêt vis-à-vis de sa famille, de sa maison et à la fin d’elle-même. Son état psychologique et physique s’est aussi détérioré. Quand on a
réalisé le danger et l’urgence, nous avons tout fait pour soustraire notre mère de l’influence de ces gens. Il était presque trop tard.
Quand elle a perdu sa mobilité, les dirigeants de ce groupe ont prétendu prendre en charge ses soins et elle a été ‘dirigée’ par des guérisseurs (pendule, bioénergie, poudre de Sai Baba). Sa pension était en train de disparaître très rapidement. Lorsque nous nous sommes plaints à son médecin de famille, nous avons vu qu’elle même était membre de l’organisation !! Avec l’aide de chirurgiens orthopédiques de l’hôpital public, nous avons pu lui
procurer des soins médicaux sérieux. Ceci n’a pas plu aux dirigeants qui sont venus dans notre maison avec des journalistes en invoquant le respect des droits de l’homme! Aucune institution, pas même la police ne comprenait ce
qui se passait.
Le gourou, ses adeptes et sympathisants — dont un avocat — ont agi de manière exceptionnellement agressive etdéterminée. Ils ont ‘noirci’ toute notre famille dans les institutions et les médias — dénigré notre réputation et
déstabilisé notre vie familiale et l’activité professionnelle d’un entre nous.
A cette époque, nous n’avons pas pu trouver en Croatie une organisation (gouvernementale ou autre) qui puisse nousaider en aucune manière. J’ai cependant trouvé deux scientifiques qui étudient ce phénomène: PhD Mijo Nikić, psychologue Jésuite et PhD Josip Blažević, prêtre Franciscain Conventuel.

GEMPPI : Si je comprends bien, ta mère est restée jusqu’à sa fin adepte de l’organisation ?

BRANKA : OUI et NON!! Elle a même écrit le désir de la quitter. Mais son “maître” n’a pas accepté. Ensuite les adeptes ont exercé des pressions sur elle, mais aussi sur nous. Puis elle avait déjà 84 ans. Dans cette situation, ma
mère a été perdue.
Permettez-moi de vous dire que depuis cette terrible expérience, j’ai décidé de lutter contre les dérives sectaires très activement.
J’ai commencé à chercher de l’aide à Bruxelles. J’avais notamment contacté le CIGS à Bruxelles qui m’a dirigé vers le C.I.A.O.S.N. à Bruxelles et la FECRIS. Grâce à eux j’ai pris contact avec la FECRIS, notamment avec le Centre
d’Anthropologie de Belgrade en Serbie(CAS), avec l’AGPF en Allemagne, avec le MIVILUDES à Paris, l’UNADFI, CCMM et GEMPPI en France etc. Ce processus m’a pris beaucoup de temps, d’énergie et de détermination.

GEMPPI : « Que se passe-t-il dans les pays (comme la Croatie) où n’existe aucune législation pour contrôler les sectes ni pour informer les citoyens du risque des sectes ?
BRANKA : La réponse est que le milieu ‘underground’ prend le contrôle de la vie des victimes et provoque destragédies familiales.

Parmi mes sondages en Croatie (qui compte 4.500 000 habitants), il y a environ 80 groupes sectaires de sourcesdiverses (New Age, sataniques, religieux ou philosophiques) mais aussi des individus qui pratiquent des techniques dangereuses. Après la chute du communisme où la religion était interdite, la Croatie a penché vers l’autre extrême; le gouvernement Croate a voté une nouvelle loi en 2002 qui autorise l’exercice de la religion mais ignore l’existence possible de groupes sectaires nuisibles.
En tant que membre de la FECRIS, j’ai été responsable d’un questionnaire sur les abus sectaires et ai participé au Groupe de travail sur les sectes établi par la Commission des droits de l’homme de la Conférence des OING du
Conseil de l’Europe (CoE) (Conférence des Organisations Non Gouvernementales Internationales),C’est la Vice- Présidente de la FECRIS Mme Danièle Muller-Tulli à cette époque qui avait initié le projet. J’ai noté que les préoccupations et les plaintes des citoyens des pays du CoE désignent typiquement ces groupes mêmes qui ont fait
l’objet d’enquêtes parlementaires en France et en Belgique dans les années 1990.
Le CISK souhaite travailler de façon transparente et en accord avec ce qui se fait en France, en Belgique ou en Allemagne. Nous aimerions solliciter le soutien du Conseil de l’Europe, de l’ONU et des autorités compétentes de
l’Union Européenne.

GEMPPI: La pratique de la religion s’est-elle beaucoup développée dans les pays anciennement communistes depuis le changement de régime? Je parle des religions officielles si oui as-tu une idée pour expliquer ce retour du
religieux chez vous?

BRANKA : Tout d’abord quand on parle de sectes nuisibles, nous ne parlons pas de religion. Inversement, quand on parle de religion, nous ne parlons pas de sectes. Notre intention est d’éviter de parler de religion et de nous
focaliser sur les individus, groupements ou organisations nuisibles qui se cachent derrière un ‘masque’ religieux pour occulter leurs méfaits (voire leurs crimes organisés) et leurs violations des droits de l’homme.
Retournons en Croatie …Historiquement, la culture croate est basée sur le Christianisme. La majorité de la population, 90% environ, est catholique. Mais il y a une minorité d’orthodoxes, ainsi que des musulmans Bosniaques.
Ces derniers ne sont pas d’origine Arabe: il s’agit d’une population slave (Serbes et Croates) qui a adopté et pratique la religion musulmane suite à l’influence de l’empire ottoman qui a englobé la Bosnie pendant plusieurs siècles.

Après la deuxième guerre mondiale, le Maréchal Tito a établi la fédération communiste yougoslave comprenant 6‘républiques’ (Croatie, Serbie, Slovénie, Monténégro, Bosnie-Herzégovine, Macédoine) et comptant 5 ‘nations’:
Slovènes, Croates, Serbes, Monténégrins et Macédoniens. La Yougoslavie incluait aussi plusieurs ‘régions autonomes’ où l’on trouvait les minorités Italienne, Hongroise et Albanaise du Kosovo. Les religions traditionnelles ont
perdu leur rôle ‘officiel’ dans la Yougoslavie titiste. Aller à l’église était considéré comme un acte ‘anti-communiste’ et une ‘menace contre l’Etat’. Tito a envoyé au bagne quantité de prisonniers politiques, sur l’île déserte de Goli Otok
(littéralement, l’«île nue»). Je suis née dans cette ambiance angoissante. Je trouve ça dommage et bien triste. Car Tito et la plupart de la population ont combattu les Nazis pendant la deuxième guerre mondiale. Au lieu de conduire le pays à la démocratie, la page d’histoire victorieuse a laissé la place à un régime totalitaire-communiste. Les communistes se sont proclamés les seuls ‘antifascistes’. Tout ceux qui n’adhéraient pas aux idées et au parti
communiste devenaient, pour le parti, ‘profasciste’. La population pratiquait très souvent sa religion en cachette.

Reste que la Croatie a une tache noire dans son histoire car une partie de la population a vraiment été profasciste (les «Oustachis») pendant la deuxième guerre (une situation sans doute comparable aux dérives du régime de Vichy en France).
Le communisme a voulu effacer les repères culturels et sociaux dans toute la région des Balkans. Les traditions européennes présentes pendant des siècles n’ont pas pu poursuivre leur évolution naturelle. L’appel (ou le
retour) aux religions traditionnelles était sans doute un moyen, pour beaucoup de gens, de renouer avec leur patrimoine familial et culturel.
Après 50 ans, la chute du mur de Berlin a marqué l’histoire et la fin du communisme! Le début des années 90 a vu la
guerre en ex-Yougoslavie, causant d’énormes dégâts humains, sociaux et économiques en Croatie et Bosnie-
Herzégovine, et suivie d’une grande crise politique. Après son indépendance, la Croatie n’a pas progressé facilement vers la démocratie, car les anciennes idées communistes y restaient fortement implantées. Sans compter que les
héritiers des ex-dirigeants de la ‘nomenklatura’ communiste ont profité du vide politique pour s’infiltrer dans le système politique, en Croatie et dans les autres pays des Balkans. Très souvent, ces arrivistes (parfois au plus haut
niveau de la hiérarchie politique) s’affichent comme des défenseurs de la liberté d’expression et de la ‘liberté de religion’ et soutiennent en public les gourous les plus divers…
Plusieurs sondages récents menés en Croatie ont montré que de nombreuses sectes internationales se sont
introduites en Croatie pendant la guerre yougoslave sous couvert d’aide humanitaire. Quelques groupes avaient
commencé à opérer déjà dans les années ’70. Aujourd’hui, certains ministères publics n’hésitent pas à subsidier les
activités de ces mouvements, de leurs ‘instituteurs’ et autres protagonistes. Des charlatans et des psycho-praticiens
règnent dans le pays. Malgré nos efforts, nous avons dû constater qu’il y avait un blocage politique sur le sujet des sectes nuisibles.
Les populations en Croatie et dans les autres pays des Balkans sont de nouveau déstabilisées dans un contexte de crise économique et de recherche d’identité politique et culturelle. Elles semblent retrouver leurs repères, un abri dans les églises traditionnelles. Pourtant, elles sont très largement en faveur du principe de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Cette situation assez complexe et ambivalente est sans doute très difficile à comprendre ici en Europe de l’Ouest.