Juchées sur de hauts talons, soigneusement maquillées, les jeunes filles tournoient, les yeux clos. En pleine extase, elles s’effondrent soudain sur le sol, soutenues avec bienveillance par des femmes plus âgées. Dans l’église, l’ambiance est surchauffée, la musique et la danse s’accélèrent, et les fidèles endimanchés se laissent emporter dans une transe mystique au rythme des percussions. C’est l’occasion de montrer sa foi en public et son attachement au patriarche, Ziona, qui est considéré ici comme un dieu vivant.

Dans le petit village de Baktawng, la ­célébration dominicale rassemble les 2000 disciples du leader de 69 ans, icône vivante d’une secte millénariste unique en son genre. L’homme au visage épais et ­impassible, que l’on appelle ici l’Elu, règne sur un harem de 38 épouses. Il est à la tête d’une famille de 73 enfants, le fils aîné a 53 ans… la petite dernière, 7 ans. Viennent ensuite 48 petits-enfants et 7 arrière-petits-enfants… Au total, la grande maison édifiée à flanc de colline, peinte d’un violet pimpant, héberge 162 personnes.

Dans la presse, le clan de Ziona a été surnommé la «plus grande famille du monde». Un titre qui lui vaut des visites de journalistes venus des quatre coins du globe. Le patriarche y trouve même désormais une source de revenus.

Il réclame des sommes mirobolantes aux équipes de télévision qui se succèdent dans son village, tout en fuyant les interviews et en imposant une longue liste d’interdictions, comme celle de visiter les étages de sa maison. «Il a eu une mauvaise expérience, certains journalistes ont eu des commentaires déplacés au sujet de sa chambre à coucher», explique l’un de ses petits-fils, chargé d’encadrer les visiteurs.

«La plus grande famille du monde»
Pour atteindre le village reculé, depuis Aizawl, la capitale du Mizoram, il faut entreprendre un périple de plusieurs heures sur une route qui sillonne les ­collines verdoyantes et les hameaux aux maisons sur pilotis nichées sur les crêtes. Le Mizoram est un petit Etat situé dans l’extrémité nord-est de l’Inde, pris en étau entre le Bangladesh et la Birmanie. C’est la porte d’entrée de l’Asie du Sud-Est, et «les yeux bridés des habitants leur valent de se faire traiter de «Chinois» lorsqu’ils se rendent à Delhi», déplore Ruata, un journaliste local. «Le reste de l’Inde ne sait même pas que nous existons!»

Son incroyable histoire trouve ses racines au XIXe siècle

Dans ce petit paradis de forêts de bambous et de palmiers, l’incroyable histoire du patriarche Ziona trouve ses racines au XIXe siècle, dans les Indes britanniques. «A l’époque, le Mizoram est peuplé de tribus guerrières qui se battent entre elles mais n’intéressent pas grand monde», raconte Ruata. Les seuls à s’aventurer dans ces contreforts reculés sont les missionnaires baptistes et presbytériens qui vont peu à peu convertir avec succès toute la population à un christianisme mystique. Ici, la transe, les visions et les miracles font partie du quotidien.

C’est ainsi qu’en 1942, Quantua, un villageois, reçoit «une révélation divine» et fonde sa propre secte. Il promet à ses disciples le salut de leurs âmes pendant la vie terrestre et un règne de mille ans aux côtés du Messie. Lui et ses fidèles sont bientôt chassés dans la jungle par les autorités locales pour hérésie. A la mort de Quantua en 1955, son frère Chana reprend le flambeau et prépare l’avènement de son fils. «Dans la forêt, un tigre avait annoncé à Chana qu’il aurait un fils qui serait l’Elu et qu’il devrait l’appeler Ziona», raconte un ancien membre de la secte. La prophétie du tigre s’accomplit, et dès sa naissance le petit Ziona est considéré comme un demi-dieu.

Mais bientôt, un fléau terrible s’abat sur la région. Tous les quarante-huit ans, la floraison des bambous provoque une surpopulation de rats noirs de la jungle qui se délectent des fruits très nourrissants de ces plantes et se reproduisent alors de manière fulgurante. Une fois la floraison terminée, les bêtes affamées ­déferlent sur les champs et dévorent les récoltes. Frappé par une famine épouvantable en cette année 1960, le Mizoram meurt de faim dans l’indifférence du gouvernement indien. Un réseau local s’organise pour venir en aide à la population. Il finira par se politiser et par réclamer l’indépendance de la région, en lançant une insurrection armée. En représailles, Delhi envoie alors ses avions de chasse bombarder la ville d’Aizawl et ses alentours.

La guérilla prend le maquis, mais pour couper les insurgés de leur soutien local, l’armée regroupe les habitants des collines dans des villages sous contrôle des militaires, qui se livrent impunément à des viols et des actes de torture sur la population locale. De guerre lasse, le Mizoram obtiendra finalement son statut d’Etat, petit confetti de 1 million d’habitants dans l’Union indienne. Parqués dans leur «zone de regroupement», qui deviendra le village actuel de Baktawng, Chana et ses disciples, à force de dur labeur, parviennent au fil des ans à mettre en valeur les terres en friche. La petite communauté est même désormais prospère.

Le ronronnement des scies électriques résonne dans les ateliers de menuiserie où s’affairent les hommes, tandis que les femmes cultivent leurs potagers escarpés et engraissent les cochons avec une bouillie de patates et de cœurs de palmiers. Les villageois ont eux-mêmes goudronné la route et construit l’école, sans attendre les promesses du gouvernement local corrompu.

L’élu perçoit 10 % des revenus de ses disciples

Sur les toits, citrouilles et piments rouges sèchent au soleil. Dans les ruelles du village, de vieilles femmes passent chargées de fardeau de bois porté sur la tête, tandis que des adolescentes mettent à jour leur statut Facebook sur leur téléphone portable dernier cri et que les jeunes garçons débattent des vertus footballistiques du Manchester United.

Au bout du village, dans l’immense maison violette, la «plus grande famille du monde» s’active dans une discipline militaire: à chacun ses tâches, planifiées au quotidien. Lal Tuagi, 67 ans, chignon gris et jupe longue à fleurs jaunes, supervise dans la cuisine la cuisson des 30 kilos de riz quotidien dans d’épaisses marmites posées sur l’âtre. Elle est la cinquième épouse de Ziona, et la mère de cinq de ses enfants. «Mon mari est un saint, explique-t-elle, Nous avons été choisis par Dieu, nous attendons le jour où nous régnerons avec lui sur le monde.»

«Quand Ziona a pris une deuxième femme, j’étais jalouse, c’est humain !. Puis j’ai fini par l’accepter puisque c’était la volonté de Dieu…»

Zalthiang, 73 ans, la première épouse

Ziona a été marié une première fois à l’âge de 16 ans, puis les épouses se sont succédé. «Il est polygame tout comme Salomon ou le roi David dans la Bible», justifie l’un de ses disciples, un vieil homme édenté coiffé d’un bonnet rouge New York Yankees. Zalthiang, 73 ans, vieille dame aux cheveux blanchis par les années, a le digne rôle de première épouse. «Quand Ziona a pris une deuxième femme, j’étais jalouse, c’est humain!, confie-t-elle. Puis j’ai fini par l’accepter puisque c’était la volonté de Dieu…». L’épouse la plus jeune, âgée de 37 ans, n’a pas le droit de donner d’interview. «Nous avons peur qu’elle dise des choses irresponsables», ­explique l’un des petits-fils de Ziona.

Un ancien adepte de la secte, âgé de 85 ans, raconte: «Il y a une croyance selon laquelle Ziona et les enfants qu’il engendre sont immortels. Voilà pourquoi de nombreux fidèles lui ont offert leurs filles en mariage.» Le vieux fonctionnaire, lui, a préféré quitter la secte «le jour où des Anciens du village ont décrété que Ziona était ni plus ni moins que Dieu sur terre et que ce dernier n’a pas démenti».

Dans sa minuscule épicerie, au milieu des sacs de riz, des rayons de shampoings, de cigarettes et détergents, une femme du village voisin est aussi une ancienne adepte de la secte. Elle se moque: «Ziona a besoin de nombreuses femmes pour produire sa prétendue race d’Elus. Mais elles ne sont pas toutes d’accord! J’ai une amie qui a été mariée de force avec lui. Elle s’est enfuie et a menacé de se suicider. Puis elle a fini par lui céder, elle n’avait pas d’autre choix.»

Toute la petite communauté vit sous la coupe de l’Elu, qui dirige le village d’une main de fer et perçoit 10 % des revenus de tous ses disciples. Ziona a même lancé d’imposants travaux de terrassement pour édifier un stade et des terrains de tennis et de basket pour les jeunes du ­village, et à proximité d’un futur gîte pour d’improbables touristes. Au petit matin, des groupes d’adolescentes et de vieillards emmitouflés cassent au marteau de la roche sur le bord de la route: c’est le travail volontaire obligatoire, «demandé par Dieu», sous peine d’amende.

Dans le village d’à côté, le pasteur ­Lalrinsanga de l’église presbytérienne semble blasé par ce voisinage. «Dans cette secte, ils se multiplient entre eux, et je ne vois pas comment ramener ces brebis égarées. Si l’un des disciples veut quitter la secte, il risque de tout perdre. Le conseil de village est sous le contrôle de Ziona, il se comporte comme un roi.» La communauté, qui ­représente un réservoir important d’électeurs, est aussi courtisée par les politiciens. Ziona a ainsi reçu en cadeau des autorités un puissant générateur qui permet de pallier les coupures de courant quotidiennes. De quoi attendre sereinement la fin du monde.

source : http://www.lefigaro.fr/international/2014/04/25/01003-20140425ARTFIG00123-moi-ziona-69ans-38femmes-et-73enfants.php
Par Célia Mercier
Source Le Figaro Magazine