« Alors (…) le lion, comme le bœuf, mangera du fourrage » Isaïe 11, 1-9

Début mars 1918, à Brooklyn, au siège mondial de la « Watch Tower Society » qui deviendra « Les Témoins de Jéhovah » en 1931, Charles Rutherford, deuxième dirigeant historique de l’organisation religieuse, préparait le discours qu’il prononça quelques jours plus tard devant ses adeptes à los Angeles : « le monde a pris fin, des millions de personnes actuellement vivantes peuvent ne jamais mourir ». Quatre-vingt-deux ans plus tard de l’autre côté de l’East river, à Manhattan, au siège des nations unies, Koffi Annan, secrétaire général des Nations Unies, déclara à l’occasion de l’ouverture du sommet du millénaire : « Quels sont-ils, ces problèmes mondiaux ? Je les ai regroupés sous trois rubriques, dont chacune se rapporte à un des droits fondamentaux de l’être humain : le droit de vivre à l’abri du besoin, le droit de vivre libéré de la peur et le droit, pour les générations à venir d’hériter d’une planète où elles pourront survivre. ». Pour le premier, mille ans de bonheur sont assurés depuis 1874, date à laquelle le Christ a rejoint son royaume pour y gouverner la Terre en attendant la bataille d’Armageddon qui peut advenir à tout moment. Tous les hommes sont assurés de survivre s’ils choisissent de rejoindre « la grande foule » des convertis. Pour le second, le nouveau millenium n’est pas un caprice du calendrier c’est la perspective d’un monde sans faim. Koffi Annan ajoute : « un seul mot à lui seul résume toutes les transformations auxquelles nous assistons : la mondialisation ». Il conclut son allocution par ces mots : « n’oublions jamais que notre Organisation a été fondée au nom des peuples auxquels j’ai choisi de consacrer le titre de mon rapport. Nous sommes au service des peuples du monde, que nous nous devons d’écouter. Ils nous disent que nos états de service ne suffisent pas. Ils nous disent que nous devons faire plus et le faire mieux ». Trois traits sont communs à ces deux visions du monde : universalité, millenium, et singularité d’un moment de l’humanité pour sa survie.

De l’ancien testament au New Age contemporain l’espérance de mille années de bonheur est inscrite dans la pensée religieuse. Les prophéties se sont succédées. Du songe de Daniel, aux Témoins de Jéhovah, en passant par l’apocalypse de Jean ou Joachim de Flore, la vision d’un monde à venir sans souffrance fait partie de l’héritage occidental. La pensée sur le développement et la pensée marxiste relèvent aussi de cet héritage. Au Moyen Orient l’islam apocalyptique tente de reconstruire le Califat.  On peut d’ailleurs se demander si « l’homme africain n’est pas entré dans l’histoire[1] », ne serait-ce pas parce qu’il n’est pas millénariste ?

Dans son apocalypse, Saint Jean voit un ange descendre du ciel et enchaîner le dragon pour mille ans avant le jugement dernier. Jean Delumeau[2] rappelle le sens du mot millénarisme qui ne veut pas dire l’attente de catastrophes liées au changement de millénaire, mais la certitude de retrouver dans le futur le paradis terrestre des origines. Il cite l’historienne américaine Marjorie Reeves : « Les rêves des hommes constituent une partie de leur histoire et ils expliquent beaucoup de leurs actes ». En effet, le rêve de l’administration onusienne explique beaucoup des actes des organisations du système des Nations Unies. Saint Augustin au Ve siècle fut le premier à proposer une lecture symbolique de l’apocalypse qui ne voulait pas dire mille ans de bonheur à venir, mais que le règne du Christ avait commencé avec son incarnation. L’ONU fait revenir au grand jour le millénarisme occidental.

L’énoncé des objectifs du millénaire sonne comme une litanie qui couvre tous les maux dont souffre l’humanité, la faim, l’ignorance et la maladie. Le passage de ces huit paroles à un pastiche du décalogue adapté par l’église catholique en 1933[3] ne demande pas un gros effort d’imagination. Il s’agit d’un nouveau départ pour l’humanité, une conversion, un processus born again à l’échelle du monde, comme en écho à un discours religieux qui doit transformer l’homme : l’extrême pauvreté et la faim tu réduiras de moitié ; l’éducation primaire à tous tu assureras, garçons et filles pareillement ; l’égalité des sexes tu promouvras, l’autonomisation des femmes également (si possible d’ici 2005) ; la mortalité infantile tu réduiras des deux tiers ; la santé maternelle tu amélioreras des trois quarts ; le VIH/SIDA, tu combattras, le paludisme et les autres maladies pareillement ; un environnement humain durable tu assureras significativement et un partenariat mondial pour le développement tu construiras dévotement.

Des OMD aux ODD

La campagne fut organisée autour de huit objectifs qui devaient être atteints en 2015 : éliminer l’extrême pauvreté de moitié, assurer l’éducation primaire pour tous, garçons et filles, promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes dès 2005, réduire la mortalité des enfants de moins de cinq ans des deux tiers, réduire la mortalité maternelle à la naissance des trois-quarts, combattre le VIH/Sida, le paludisme et d’autres maladies, assurer un environnement durable et mettre en œuvre un partenariat mondial pour le développement. Ces objectifs étaient déclinés en 21 cibles et à chaque cible correspondait un indicateur.

Fin 2015, quinze ans plus tard, la situation mondiale s’était bien dégradée. La fin de l’histoire semblait repoussée aux calendes grecques, le changement climatique et ses effets ne faisaient plus de doute, la crise financière de 2008 avait muté en une crise économique de long terme, les inégalités sociales et économiques s’accéléraient, le nord du continent africain était profondément déstabilisé, le chaos s’étendait en Afrique centrale, le Moyen Orient s’enfonçait dans des guerres religieuses où les vieux empires (russe, perse, anglais, américain, français) avaient repris le chemin de la guerre, l’Europe se fissurait sous les coups de butoirs des nationalismes identitaires et la crise des dettes souveraines.

Aucun des objectifs n’avait bien évidemment été atteint, même si quelques indicateurs s’étaient améliorés, essentiellement grâce aux performances économiques en Asie. Si la préface du rapport 2015 des OMD, signée par le secrétaire général de l’ONU s’ouvre sur un satisfécit de la méthode et des résultats partiels obtenus, ce dernier explique pourtant plus loin dans le texte que, même si plusieurs problèmes structurels persistent voire s’aggravent, les OMD ayant été le plus important mouvement de lutte contre la pauvreté, rien que pour cela, selon lui, ils doivent être approfondis. Curieusement la majeure partie de l’introduction du rapport, après la synthèse en demi-teinte des résultats pour chacun des huit objectifs, explique que tous ces chiffres sont probablement faux : « la surveillance des OMD nous a appris que les données sont un élément indispensable du programme de développement ». En d’autres termes, la mesure des données mondiales, a montré que les organisations spécialisées des nations unies avaient d’abord besoin d’instruments de mesure. L’économétrie et ses experts ont de beaux jours devant eux. Plus loin, de manière étonnamment transparente, le rapport explique que 57 pays n’ont aucune statistique pour mesurer la pauvreté et que seuls 60 sur les 155 pays disposent de statistiques d’état civil. A partir de tels paramètres un élève de terminale qui aborde les statistiques pour la première fois est en mesure d’estimer que les résultats chiffrés des OMD sont au mieux de l’ordre du doigt mouillé, au pire celui de l’escroquerie intellectuelle. Mais si le 31 décembre 2015 n’est pas la date annoncée pour entrer dans une nouvelle ère, c’est que la méthode n’était pas tout à fait juste. Finalement ce sera le 31 décembre 2030, c’est certain, les experts l’assurent.

Les chiffres faux, ne devaient pas empêcher de croire. Au contraire, la détermination de l’ONU fut renforcée. Ce ne sont plus 8 objectifs qu’il faudra atteindre mais 17 Objectifs pour un Développement Durable (ODD) déclinés en environ 150 sous objectifs. Cette fois ci tout sera prévu, mais comme pour les Témoins de Jéhovah qui ont revu à plusieurs reprise la date de la fin du monde, l’extrême pauvreté sera éradiquée « partout et sous toute ses formes », d’ici à 2030 quand « la proportion d’hommes, de femmes et d’enfants de tout âge qui vivent dans la pauvreté sous tous ses aspects », sera réduite de moitié. La réalité, la forme ou l’aspect de la pauvreté ? Beau débat nominaliste qui mobilisera des bataillons d’experts en pauvreté et les légions des consultants en développement. Faut-il donner du poisson au pauvre, lui apprendre à pêcher ou lui apprendre à pirater une base de données pour commander en ligne gratuitement une cane ? Et dans sa version migrant, lui apprendre à ramer ou à nager ? Un débat au VIIIe siècle agita la chrétienté médiévale autour de l’épineux problème du sexe des anges. Il durera des siècles et fit l’objet d’âpres discussions. En mai 1453 ces débats occupaient le clergé de Byzance quand les armées du sultan ottoman escaladaient les remparts de la ville.

Comme au cours d’autres périodes de l’histoire, les OMD et les ODD sont une pensée millénariste qui trouve son terreau intellectuel dans un contexte troublé, sauf que cette fois ci, cette idéologie millénariste n’est plus l’affaire de petites sectes d’illuminés, elle est le modèle d’une gouvernance mondiale portée par l’ONU.

Le PNUD, bras armé de la lutte millénariste contre la pauvreté

L’urgence à produire une pensée mondiale, alliée à la confusion idéologique issue de la chute du mur de Berlin, a conduit à l’élaboration des OMD par la bureaucratie du système des Nations Unies. Incapable de produire une vision politique, le PNUD a alors agrégé angoisses millénaristes et pensée compassionnelle pour proposer en 2000 et en 2015 les OMD puis les ODD. Prophétiques et incantatoires, ces agendas du développement sont le reflet d’un retour à la dimension caritative de l’aide, évinçant toute tentative de projet politique mondial. Pour aboutir à ses « fins », le PNUD a engendré un messianisme occidental technocratique et libéral, répondant aux impératifs idéologiques et compassionnels d’un marché global.

A la fin des années 90 les programmes d’ajustement structurels, l’alpha et l’oméga des interventions de la Banque Mondiale et du FMI dans les pays sous-développés et endettés, avaient enfin terminé leur travail de démantèlement en profondeur des services publics sociaux et de santé de base dans les pays les plus pauvresLes critiques sur les effets humains de ces programmes commencèrent cependant à poindre de l’intérieur même de ces institutions. De leur côté les agences et les programmes du système des Nations unies étaient mobilisés, englués surtout, depuis la première guerre du golfe en Irak dans les conséquences de la résolution 986 « pétrole contre nourriture ». Elles devaient distribuer quatre milliards de dollars par an, elles bâtirent la plus vaste machine à corrompre et à détourner de l’argent jamais imaginée par des institutions publiques. Des questionnements et des doutes sur la réalité de cette situation commençaient à se faire entendre mais les vrais scandales sortiront plus tard pour être rapidement étouffés. Pour l’Organisation des Nations-Unies, c’était la fenêtre de tir pour se refaire une virginité, s’éloigner de l’urgence humanitaire en reprenant le leadership des stratégies mondiales de développement devant le FMI et la Banque Mondiale. Le PNUD s’est alors engagé dans une critique acerbe de ces derniers, pointant la « crise de légitimité » de ces institutions. Les programmes d’ajustements structurels prendront fin officiellement en 2002.

Il s’agissait donc pour les institutions onusiennes, le PNUD en tête, d’élaborer un discours d’entrée dans le troisième millénaire. LE discours de toutes les Nations sur le développement mondial. Il se construira en creux : ni politique, ni économique. Après la victoire sans appel sur le modèle communiste, il ne fallait ni proposer un nouveau modèle de société, ni surtout envisager un autre modèle économique. Il ne fallait pas raisonner en termes de droits, mais en termes de besoins. Il n’y avait pas d’alternative au consensus de Washington. Que restait-t-il ? Autour de quoi faire consensus ? La pauvreté : rendre les pauvres moins pauvres pour qu’ils accèdent au marché et qu’ils soient solvables, s’occuper de leur bien-être, qu’ils mangent à leur faim, qu’ils meurent moins jeunes, en meilleure santé, mieux éduqués et en respectant l’équilibre hommes femmes. En clair, qu’ils consomment plus et mieux. La personne humaine n’est plus un sujet de droit, mais l’objet de ses besoins.

Le PNUD fut donc chargé de mettre en musique cette vision. Pour les experts du PNUD, la recette était simple. Il s’agissait de la préparer à travers de quelques ingrédients de base, des objectifs marquants dont il sera possible de mesurer les progrès. Pour les choisir il suffisait de piocher dans les résultats des nombreuses conférences sur le développement, organisées par les Nations-Unies dans les années 90, pour en extraire une série d’objectifs consensuels. Il ne restait plus qu’à adjoindre à ces objectifs une batterie d’indicateurs « objectivement vérifiables » et de donner pour chacun d’entre eux une date butoir. Ces huit objectifs, placés sous l’égide de l’éradication de la pauvreté, seront alors sélectionnés de façon à susciter un sentiment d’urgence et à répondre au plus près aux besoins vitaux de l’humanité.

La mesure de l’homme

L’obscurantisme de l’an mil étant loin derrière nous, les lumières kantiennes étant passées par là, le PNUD se devait donc de construire le discours de sa pensée millénariste à partir de catégories de l’entendement qui lui permettaient de rationaliser sa démarche. Ainsi, il a constitué autour du noyau mythologique fondateur tout un arsenal technique chargé de valider le postulat de départ. Il lui fallut montrer que ses concepts millénaristes rentraient dans une rationalité parfaite, que le chaos qui était décrit pouvait être maitrisé par la mesure et les nombres. Le monde devait réaliser que ses institutions étaient capables, sinon de résoudre les problèmes, du moins de les décrire avec précision, première étape vers une maitrise du réel.

Ainsi, les bureaucraties onusiennes dans les pays ont dénombré, quantifié, mesuré, et établi des normes qui permirent d’élaborer un cadre rassurant et confortable décrivant l’illusion du réel et de l’influence exercée sur celui-ci. Puisque les OMD interviennent sur « l’humain », il s’agissait donc avant tout de comprendre l’homme en le mesurant et en le comptant.

Tel qu’il est pensé dans les agendas du développement, le pauvre, considéré alors comme une « cible » doit percevoir un revenu supérieur à un dollar vingt-cinq par jour (ajusté à un dollar soixante-cinq pour tenir compte de l’inflation), ne pas souffrir de la faim, avoir achevé son cycle d’études primaires, avoir atteint l’âge de cinq ans, ne pas être mort en couches, ne souffrir ni du VIH ni du paludisme, avoir accès à l’eau, être vacciné contre la rougeole et posséder un ordinateur portable. Ainsi défini, il est mesurable. Toute la méthodologie développée dans la mise en œuvre des OMD et des ODD va tendre à l’adéquation entre le réel et « la cible ». La mesure de l’Homme se doit donc d’être conforme à la vision initiale. Et elle y parviendra. Le PNUD cloue définitivement le bec du sophiste Protagoras : c’est la chose qui est la mesure de tout homme et pas l’inverse.

La pièce maitresse de ce dispositif est la « matrice du cadre logique ». Elle fait partie d’un plus vaste ensemble conceptuel appelé « la gestion du cycle de projet ». Elle se présente comme un tableau à trois colonnes décrivant un enchainement rassurant d’objectifs à atteindre, de résultats à obtenir et d’activités à réaliser, le tout contrôlé par des « indicateurs objectivement vérifiables », expression de la maitrise de tous les éléments en présence, et régulé par l’imprévisible, à travers l’énoncé des « hypothèses et risques ». L’arbre à problème du cycle de projet comme l’arbre des Sephirot de la kabbale juive est la méthode qui appréhende l’unicité de la vérité. Une démarche hyper-rationnelle basée sur des chaînes de causalités censées représenter à la fois les problèmes à résoudre et les méthodes à appliquer pour les résoudre. Une nouvelle pensée magique à l’échelle de la planète qui se manifeste, à travers des formules incantatoires et réductrices, telles que la pauvreté, les populations à la base, la résilience, les output et input, etc. Le cadre logique est en définitive une pensée pré logique, magique au sens de Levy Brühl : la matrice de pensée d’une réalité virtuelle qui commanderait le réel.

Hegel disait : « l’histoire universelle est le jugement dernier ». Comment ce nouvel imaginaire millénariste d’un monde sans pauvre, sans illettré, sans sida, où la nourriture et l’eau potable sont disponibles pour tous, sera-t-il jugé, non pas à la fin des temps mais au bout de quinze ans ? Que montre-t-il de ce que le monde devient ?

La prophétie

La tragédie du Titanic en 1911 est la grande métaphore du dernier siècle du 2emillénaire, illustrant la course à l’abîme d’une Europe sûre de ses valeurs universelles ne voyant pas venir la première catastrophe mondiale. Les premières classes festoyaient sur les ponts supérieurs, le capitaine certain de la technologie de son navire poussait les feux pendant que dans les ponts inférieurs des migrants cherchaient à quitter le vieux continent. 65 % des passagers de première classe survécurent, 25% en troisième classe. Cette métaphore usée jusqu’à la corde reste contemporaine à la nuance près que l’iceberg dérivant passe du statut d’arme du destin à celui de la figure emblématique de la fonte de la banquise consécutive au réchauffement climatique et que les migrants traversent aujourd’hui la mer directement dans les canots de sauvetage de fortune.

source : blog mediapart