Impossible de séjourner sur l’île d’Olkhon, haut lieu du chamanisme sibérien, sans passer voir un chaman, ce grand prêtre à la fois devin et thérapeute dont les invocations sont prisées de toute l’Asie septentrionale et centrale. Renseignement pris, le chaman Valentin semble tout indiqué. Son « sixième doigt », un pouce palmé, suffit à faire de lui un interprète patenté du monde virtuel. Très vite, il faut renoncer à la prestation de Valentin. Tarifée 100 dollars, elle s’annonce décevante, un vrai piège à touristes : des fumigations, quelques incantations, un soupçon de vodka sur le feu. Or le vrai rituel demande un tout autre effort physique. En premier lieu, le chaman doit prouver la porosité de son corps aux esprits par des rots, des flatulences, des ingurgitations d’objets.
Autrefois, les plus expérimentés « se faisaient passer des couteaux à travers le nombril ou l’anus, se tiraient dessus au fusil, buvaient leur propre sang, avalaient des charbons, des cailloux ou des aiguilles », expliquent les chercheurs Charles Stépanoff et Thierry Zarcone (Le Chamanisme de Sibérie et d’Asie centrale, « Découvertes Gallimard », 2011).
A ce récit, l’envie d’être initié s’émousse. Pour finir, on est soulagé d’apprendre que ce genre de cérémonie n’a plus cours. Soixante-quinze ans de matérialisme dialectique sont venus à bout des transes, mais les chamans ont malgré tout continué à jouer les guérisseurs dans la clandestinité, et ce pendant toute la période soviétique. Depuis la chute de l’URSS, il y a vingt-deux ans, ils peuvent exercer au grand jour mais attention aux charlatans !
AUX ABORDS DE LA RIVE, L’OREILLE PERÇOIT UN BRUIT ÉTRANGE
Pour se pénétrer de l’esprit d’Olkhon, la plus grande île du lac Baïkal (730 km2), rien de tel qu’une balade sur la lande, du côté du rocher Chamanka, le lieu mythique du chamanisme bouriate avec son « arbre à souhaits », orné d’une myriade de rubans multicolores. En cette fin du mois de mai, la baie est encore prisonnière des glaces. Aux abords de la rive, l’oreille perçoit un bruit étrange, un pétillement frénétique, comme si le Baïkal était devenu gazeux. Sous l’effet du premier franc soleil de la saison, la glace fond bruyamment. Le manteau irisé du lac craquelle à vue d’oeil, les vagues reprennent leurs droits.
La Chamanka est la promenade préférée des touristes. Russes, Japonais, Sud-Coréens, Américains et Européens sont de plus en plus nombreux à jouer les Robinson sur cette île dépourvue de routes, d’eau courante et d’électricité. Deux mille personnes vivent à l’année sur Olkhon, mais la population est multipliée par quatre à la belle saison. « Dès juin, l’embarcadère ne désemplit pas », confirme le tenancier d’un bar de l’appontement, occupé à jouer aux cartes avec des copains en attendant le client.
La surpopulation estivale aidant, l’approvisionnement en eau devient problématique ; une noria de camions-citernes tourne jour et nuit pour ravitailler les hôtels. Le traitement des eaux usées est inexistant, tout est déversé dans le Baïkal. Les ordures sont jetées dans des décharges à ciel ouvert. L’administration locale ne fait rien, les commerçants non plus, l’important c’est le profit.
Le tourisme est une manne inespérée pour les habitants de cette île désolée, battue par les vents et glaciale huit mois de l’année sur douze. Chaque habitant se prend à espérer qu’un touriste fera halte chez lui. « Ici chambre d’hôtes avec bania », disent des pancartes accrochées aux maisonnettes de bois dans les rues sablonneuses de Khoujir, la capitale.
Depuis Irkoutsk, des agences de tourisme proposent des excursions vers les endroits les plus reculés de l’île, bois de pins sauvages, dunes vierges, hautes falaises blanches. A ce qu’on dit, l’eau douce du Baïkal est toujours à portée de main.
Elena Chernyshova y a cru. C’était il y a quelques années, lors d’un séjour estival sur l’île, une randonnée à vélo avec son mari. Pour pédaler léger, le couple n’avait pas pris une seule bouteille d’eau, juste quelques cannettes de bière. Une fois la tente installée, les campeurs se sont tournés vers le Baïkal pour y puiser l’eau nécessaire à la cuisson des pâtes. Mais leur emplacement sur une falaise rendait l’eau du lac inaccessible. « On a fait cuire les pâtes à la bière, c’était infect », se souvient-elle.
Nadejda Nikolaeva, 35 ans, propriétaire d’une agence de tourisme à Irkoutsk, aimepasser l’été à Khoujir, sa ville natale. Sa résidence secondaire, une baraque en bois réaménagée, appartenait autrefois au camp de prisonniers de Pestchanaïa, situé au milieu des dunes, à 20 km au nord.
LES PRISONNIERS METTAIENT L’OMOUL EN BOÎTES
Partie intégrante de l’Angarlag, une sous-division du vaste goulag stalinien, ce camp devait remplir ses quotas de pêche à l’omoul, le poisson vedette du lac, un lointain parent du saumon. Au moment de « la grande guerre patriotique », entre 1941 et 1945, les prisonniers mettaient l’omoul en boîtes pour les soldats de l’Armée rouge envoyés sur le front.
En 1952, un an avant la mort de Staline, le camp a été transféré à Slioudianka « sur la Grande Terre », comme on dit ici en parlant du continent. La plupart des baraquements ont été déménagés planche par planche à Khoujir.
Le petit goulag de Pestchanaïa (entre 200 et 1 200 personnes selon les années) s’est fait oublier. Nadejda Nikolaeva a tenté de retrouver sa trace dans les archives. Elle voulait en savoir plus sur le parcours de sa belle-mère, Vera Nikolaeva, condamnée pour vol puis incarcérée dans les années 1930 à Pestchanaïa. La consultation de son dossier a vite tourné à l’épreuve. Il a fallu écrire lettre sur lettre, fournir les certificats de naissance et de décès des membres de la famille sur trois générations.
Quand le jour tant attendu est arrivé, Nadejda Nikolaeva, convoquée aux archives, n’en a pas cru ses oreilles : « On m’a interdit de toucher le dossier. Les employés m’ont lu le contenu à voix haute puis ils ont remis le tout dans une boîte », raconte cette mathématicienne de formation, désormais à la tête de deux entreprisesflorissantes, une agence de tourisme et un atelier de couture.
Baba Katia, 82 ans, est la dernière mémoire vivante du camp de Pestchanaïa. Toute sa vie, elle a travaillé à l’entrepôt frigorifique de l’usine. Elle se souvient parfaitement des prisonniers, « des pauvres bougres, condamnés pour un oui pour un non. A l’époque, ça fonctionnait comme ça : tu voles un omoul, un an de camp ; deux omouls, deux ans ; dix minutes de retard au travail, deux ans ».
Dans l’entrée de sa maisonnette, encombrée de jarres remplies d’eau, une bouilloire chantonne sur le poêle à bois, une ampoule pend au plafond mais il n’y a pas d’électricité. A l’époque du tout-collectif, le courant était permanent et gratuit, mais après l’effondrement de l’URSS, l’île a sombré dans l’âge de pierre. Désormais, c’est chacun pour soi. Baba Katia a bien un générateur, acheté par ses enfants, mais elle ne le fait pas fonctionner au printemps parce que les jours allongent et qu’il faut économiser le fioul en prévision du rude hiver.
Assise dans sa cuisine, la vieille femme montre ses fenêtres ensablées : « Bientôt, je n’aurai plus besoin d’acheter des rideaux. » Le sable a tout recouvert, l’ancienne fosse commune des prisonniers, les restes de l’usine, les maisons des villageois. Tout cela à cause du déboisement incontrôlé des dunes à l’époque où le petit goulag avait sa propre scierie. C’était il y a bien longtemps, bien avant la déglingue généralisée qui poussa presque toute la population de Pestchanaïa à partir pour Khoujir.
LES NAVIRES EN CALE SÈCHE SUINTENT LA ROUILLE
Khoujir ne vaut pas mieux. Doté jadis d’un générateur électrique et d’une usine de poissons, le petit port de pêche était actif. Il n’est plus qu’un amas de ruines, de cendres et d’ordures. L’usine est fermée, le quai en bois ne tient plus que par habitude, les navires en cale sèche suintent la rouille, des chiens faméliques flairent les poubelles éparses. La pêche à l’omoul n’est plus ce qu’elle était.
Le lieu est désert, hormis deux pêcheurs qui cuvent leur ivresse sur le pont d’un bateau. Trop belle la vie, expliquent-ils, entre deux crachats dans l’eau : « On vit très bien. Personne ne nous tape dessus, personne ne nous recherche, on est livrés à nous-mêmes, c’est l’anarchie, quoi ! »
Indifférent à la déglingue portuaire, Sergueï Eremeev sonne à la volée les cloches de la petite église orthodoxe en haut sur la colline. Voici bientôt huit ans qu’il a posé ses valises à Olkhon après des études de philosophie à Paris-I, un séjour dans un monastère orthodoxe du Vercors et une expérience de gestionnaire d’un hôtel pour pèlerins à Jérusalem.
Anastasia, sa femme, l’a suivi, deux enfants sont nés. « Vivre ici, c’est biblique. Tu n’as rien et tu possèdes tout. C’est une libération, un dialogue permanent avec Dieu », assure le jeune homme au faciès digne d’une icône d’Andreï Roublev.
Tous les gamins du quartier aiment Sergueï Eremeev, le sonneur de la « Sainte Mère d’Olkhon », symbole de la reconquête orthodoxe de l’île. Non content de lesinciter au baptême, il leur parle d’égal à égal, leur apprend « à se donner la peine », comme il dit dans un français parfait. « Ici, il n’y a qu’une seule religion, l’alcoolisme. Or pour manger en hiver, il faut mettre les filets sous la glace, c’est ce qui nous sauve », explique le carillonneur tout en arpentant un terrain, le futur emplacement de sa maison, aidé de ses « filleuls ».
A priori, rien ne prédestinait ce fils de militaire né à Dresde (Allemagne) à devenir »le sonneur, le porte-clés, le bedeau, comme vous voulez » de la petite église blanche et bleue à bulbes, sur la colline. Il aime la rudesse d’Olkhon, ses hivers à – 30 °C, les corvées de bois et d’eau, la quiétude des longues soirées hivernales, durant lesquelles, « avec ma femme, on lit, on fait des enfants. Que faire d’autre ? »
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Retrouvez sur Arte.fr, un webdocumentaire et un portfolio sur le lac Baïkal. A voir, « Baïkal miroir de la Russie », film de Vladimir Vasak et Sébastien Guisset, Arte, le 27 juillet à 18 h 35.
source : LE MONDE | 23.07.2013 à 15h27 • Mis à jour le 23.07.2013 à 17h10 |Par Marie Jégo (Ile d’Olkhon (Russie) Envoyée spéciale)