La scène se passe dans un café. Agitant leurs cuillères, mes amies retracent leur semaine. L’une d’entre elles, planeur stratégique et carriériste légendaire : « Vous vous souvenez des embrouilles avec ma supérieure ? Cette fois-ci, j’ai bien failli claquer la porte. J’en ai parlé à ma voyante, qui m’a conseillé de prendre sur moi. Selon elle, j’entre dans une phase de lâcher prise. » Au lieu de lui lancer un regard sidéré, sa voisine de droite (que pourtant tout oppose) acquiesce : « La mienne est super. C’est grâce à elle que je n’ai pas quitté Nicolas. C’était juste avant que mon guérisseur ne me débarrasse de ces migraines qui me pourrissaient la vie. » Lequel, armé d’un pendule, cherchait sur son corps la source du mal. Manifestement, les tabous de la rationalité ont sauté au pays de Descartes. On n’hésite plus à parler de son sorcier à haute voix. Pire, on se le recommande (à entendre les numéros qui circulent dans mon open space). C’est en écoutant les recommandations avisées de l’un de ses amis que Ninon s’est tournée vers un guérisseur paranormal qui lui rotait à l’oreille pour venir à bout d’un reflux gastrique la condamnant à un traitement à vie. Cette version écoeurante de L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux a pourtant soulagé l’intéressée. Si je ne la connaissais pas, j’aurais imaginé Ninon comme une militante Greenpeace, hippie portée sur le New Age qui se soigne avec des plantes. Pour comprendre ce qui peut pousser une trentenaire qui bénéficie d’une bonne mutuelle à consulter un rebouteux (ces personnages qui soignaient les gens des campagnes sans avoir fait médecine), j’interroge l’ethnologue Dominique Camus (1), qui a longtemps côtoyé les sorcières et leurs clients. « Quand ils vont consulter un voyant ou un guérisseur, les gens ne le font pas contre le système, ils s’inscrivent en son sein. On n’est pas rationnel ou irrationnel : on peut travailler sur les particules élémentaires et avoir recours à saint Michel. » Ou être président de la République (François Mitterrand) et faire entrer une voyante à l’Elysée (Elisabeth Tessier).

Gourou du Tout-Paris
Le site de l’Institut national des arts divinatoires m’apprend que les consultations de voyantes auraient doublé en dix ans. Quinze millions par an en 2011. Magiciens et guérisseurs ne sont plus de simples scories du passé. Ils sont aujourd’hui ancrés dans le quotidien de l’urbain. Présents au cinéma, dans le dernier film de François Dupeyron, Mon âme par toi guérie. Détournés à la télévision, quand La Connasse réalise une caméra cachée chez une voyante pour Canal+. Mais aussi dans les hôpitaux, de plus en plus nombreux à faire appel à des coupeurs de feu qui auraient le don de stopper la douleur des brûlures avec leurs mains. « Ces pratiques n’ont jamais vraiment disparu, m’explique l’ethno-historien Yvan Brohard. Les gens s’étaient tournés vers la science pendant des siècles. Aujourd’hui, ils reviennent à la tradition et à la nature. » Défiants face à la médecine contemporaine. Inquiets par la multiplication des scandales sanitaires. J’entends parler d’un homme qui guérit par manipulation. Jean-Paul Moureau n’officie pas au fond d’un bois mais dans un immense appartement bourgeois du 16e arrondissement. Le Tout-Paris s’y presse, des people, des politiques et même des médecins. On dit qu’il est le gourou de Nicolas Sarkozy. Et qu’il a sorti Klaus Kinski du coma. L’affiche dédicacée par le comédien encadrée dans son bureau témoigne de leur relation. « L’étiopathie envisage le corps dans son ensemble et soigne avec la main, l’instrument le plus puissant de l’univers. J’agis aussi bien sur les sciatiques que sur la chimie du cerveau. » Un don ? Le praticien calme mes ardeurs. « Je ne crois pas du tout au surnaturel », coupe-t-il. Pourtant, alors que je m’allonge sur sa table d’auscultation, m’apprêtant à lui décrire 1,60 mètres de douleurs, il pose sa main sur mon ventre, comme si quelqu’un lui avait soufflé l’existence de mes ulcères à répétition. « Je sais où les gens ont mal en les voyant entrer dans mon cabinet », m’avait-il glissé plus tôt. « Il est impressionnant, commente Julia, patiente qu’il a délivré de douleurs au dos qu’elle traînait depuis dix ans. Il y a quelque chose de mystique en lui. Si tu insistes un peu, il admet qu’il a un pouvoir. Je retourne le voir souvent alors qu’à l’origine, j’y allais vraiment juste pour tester. »

Guérisseurs et maître reiki
Shooté à l’expérience nouvelle, amateur de virées exotiques et de drogues de synthèses, le trentenaire des années 2010 sait aussi donner sa chance à la magie. Pour la dimension expérimentale. Dans un article pour la revue Long Cours, l’anthropologue Lætitia Merli explique que « l’homme libéré des entraves judéo-chrétiennes trop strictes peut expérimenter ce qui, quelques décennies plus tôt, était considéré comme marginal, totalement décrié ou infantile. Il peut enfin courir dans les bois, embrasser les arbres, hurler comme un loup, jouer à l’indien. » C’est ce qui a conduit Roberto, 42 ans, concepteur-rédacteur « curieux sans limite » – et bluffé par sa première expérience chez un maître reiki et ses soins énergétiques – à consulter pêle-mêle un étiopathe interprète des rêves, une voyante, des guérisseuses énergéticiennes. « J’aime voir où les gens m’emmènent. Pourquoi ne pas me mettre un champignon sur la tête en dansant nu si ça peut me faire du bien ? Je teste, je n’ai rien à perdre. » Sinon quelques centaines d’euros, pour des résultats jamais garantis. En avril, une commission d’enquête du Sénat s’est inquiétée de l’influence des mouvements sectaires dans le domaine de la santé. Dans lequel la Miviludes (2) vient faire régulièrement le tri. Dans l’espoir, vain, de lutter contre les charlatans, on s’en remet à ses proches. « Alors que je suis capable d’aller chez le premier généraliste venu à côté du boulot, pour ce genre de choses, j’ai besoin que mon magicien soit cautionné par un proche », assure Roberto.

Tarologue et passeuse d’âme
Je m’en remets donc à mes proches pour leurs bonnes adresses (et ils sont plus nombreux que je l’imaginais à en avoir). Elise, consultante de 31 ans, m’aiguille vers une passeuse d’âme. « Je l’ai vue pour la première fois après une rupture très difficile. Elle m’a parlé de ma carrière, m’assurant que j’allais cartonner professionnellement au Brésil. Cinq ans plus tard, je ne bosse plus qu’avec Rio, où j’enchaîne les gros contrats. » Dans sa petite piaule qui sent l’encens, ma passeuse d’âme m’invite à m’asseoir devant une table recouverte de livres ésotériques. Ni breloques aux poignets, ni boule de cristal à l’horizon. Sans poser plus de questions, elle se met à décrypter mon thème astral pendant que son chien bat la mesure avec ses ronflements. Passant mes angoisses au scanner, elle dresse un portrait psy criant de vérité. Elle m’assène que je suis mort adolescent dans ma vie précédente (j’étais un garçon). Un douloureux accident qui explique que je suis (entre autres) une grande angoissée et tout sauf une aventurière. Elle s’amuse de l’extrême organisation de mon quotidien (touchée). De mon incapacité à voyager sans prévoir et de mes angoisses liées au temps (coulée). J’ai l’impression qu’elle me connaît depuis quinze ans. Deux heures et demie plus tard, je sors de chez elle vidée, mais troublée. Je n’ai aucune info sur l’avenir, mais elle a éclairé mon passé. En sentant qui j’étais et en me disant pourquoi, elle est parvenue, si je décide d’y croire, à mettre fin à certaines incertitudes. Ravie par ces explications astro-cosmiques, je comprends mieux la foule qui attend deux fois par an les lectures de tarot du maître du genre, Alexandro Jodorowsky, dans un café parisien. Ces entrepreneurs qui guettent son signal pour signer un contrat. « Toutes ces croyances rendent des services que la science ne peut rendre, s’inquiète le sociologue Gérald Bronner (3). En répondant à l’incertitude fondamentale de nos vies, elles agissent comme une béquille cognitive. » Elise raconte : « J’en suis revenue. Consulter peut être libératoire comme vraiment anxiogène. Chercher des réponses à tout prix, ça tue la magie. Ça répond à notre besoin de tout contrôler. Au risque de devenir une drogue. » C’est ce qui est arrivé à Sophia, 35 ans, productrice et teufeuse invétérée. Accro à sa numérologue et à sa tarologue, qu’elle envisage comme des alter-psys. « J’ai toujours été attirée par le mystique. Je vais consulter quand j’ai un problème à régler. Comme avec un psy : tu parles de tes problèmes et tu files un bifton. Sauf qu’avec les tarots, ça va bien plus vite. »

Psychomagie et peinture sur soi
Convaincue par l’expérience de Sophia, qui a levé le voile sur un lourd secret de famille grâce à sa tarologue, je prends rendez-vous avec cette spécialiste de psychomagie. « Je repère vos blocages dans les cartes. Nous décidons ensuite d’un acte à accomplir pour aller mieux », m’explique-t-elle. Assise à la table de son appartement lumineux sans signe extérieur de magie blanche (si ce n’est qu’elle refuse que j’y fasse entrer les ondes de mon portable), elle ressemble à une quadra lambda. Elle me pose des questions sur moi, mes soucis, ma famille. Une psy avec un jeu de tarot et une tasse de thé, en somme. Les cartes que j’ai retournées dessinent un complexe d’OEdipe. Soit. Elle réfléchit à un acte psychomagique que je devrais accomplir pour me délivrer de ce sort. Comme pour me donner une impression d’action et m’extraire de la passivité dans laquelle j’étais embourbée, à écouter quelqu’un parler de moi. Mais ma prescription est plus compliquée à gérer qu’une boîte d’antidépresseurs. Elle me propose de peindre une toile symbolisant mes saignements menstruels. L’exercice ne s’arrête pas là puisque je dois l’offrir à mon père. Je suis sûre que ce sera du plus bel effet dans son bureau. Quand je me surprends à l’envisager un millième de seconde (qu’est-ce que j’ai à perdre ?), je percute que j’ai atteint mes propres limites. Toujours pas décidée à me mettre à la peinture, je fais mon petit effet en soirée à raconter mes expériences du côté occulte. Inquiétant mes amis avec la justesse des propos de ma passeuse d’âme. Amusant les plus sceptiques avec le croquis mental de mes règles version Beaux-Arts. La petite histoire fonctionne à chaque fois. Sophia m’avait prévenue. « Y aller, c’est comme se faire un bon resto. C’est un nouveau truc, une nouvelle habitude de consommation. » Qui offre une lecture de soi-même version fast-food.

(1) Magiciens et Sorciers (L’Apart, 2012).
(2) Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre
les dérives sectaires.
(3) La Démocratie des crédules (PUF, 2013).

source : Par Laure Sattia
http://www.grazia.fr/au-quotidien/vie-pratique/articles/on-a-fait-la-tournee-des-nouveaux-sorciers-594102