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OPINION. En Suisse, tout comme dans la plupart des pays européens, il n’existe aucune liste officielle de «sectes», ni de définition juridique du terme, écrivent Manéli Farahmand, Mischa Piraud et Frédéric Richard, du Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC)

Il y a quelques mois, la Miviludes (Mission interministérielle de lutte et de vigilance contre les dérives sectaires), rattachée au ministère français de l’intérieur, a publié un rapport faisant état d’une augmentation des signalements concernant des dérives sectaires, imputant ce phénomène au contexte actuel de la crise sanitaire. Sur la base de ce rapport, une interpellation a été déposée au Grand Conseil vaudois, ses auteur.e.s estimant qu’il n’y aurait pas de raison que la situation soit différente en Suisse. S’il n’est pas dans les prérogatives du CIC de juger de telle ou telle démarche politique, il lui apparaît néanmoins nécessaire d’apporter quelques clarifications concernant la problématique des dérives « sectaires ».

En Suisse, tout comme dans la plupart des pays européens, il n’existe aucune liste officielle de « sectes », ni de définition juridique du terme. L’attention a été portée non pas sur les sectes comme catégorie distincte de la religion, mais sur les dérives, comprises comme des actes qui doivent être examinés indépendamment des croyances qui les sous-tendent. Si les approches diffèrent entre la Suisse et la France en termes de définition d’une dérive sectaire, les modèles de gestion de la pluralité religieuse diffèrent aussi sensiblement. La France se situe dans un régime de séparation stricte qui cherche à placer la sphère publique en dehors de toute influence du religieux, ce modèle de la laïcité est actuellement renforcé par le projet de loi contre le séparatisme. En Suisse ce sont les cantons et non la Confédération qui ont la compétence de légiférer leur relation avec les collectivités religieuses. Les évolutions récentes des politiques romandes révèlent la volonté d’établir des bases légales pour dialoguer avec elles. À Genève, si la loi sur la laïcité a suscité des controverses, elle n’en renforce pas moins le principe d’une discussion entre l’État et les communautés religieuses. Dans le canton de Vaud, la procédure de reconnaissance des communautés religieuses comme institution d’intérêt public dénote un intérêt pour une gestion pluraliste basée sur des liens institutionnels. Le modèle de laïcité neuchâtelois est aussi attentif à la pluralité religieuse.

Dans son rapport sur les dérives sectaires la Miviludes observe une augmentation des signalements, mais ce sont désormais les domaines de la santé et du bien-être d’où proviennent la majorité des cas. Le rapport note cette même tendance au sein de la crise sanitaire, en mettant en avant les pratiques thérapeutiques et les théories du complot, et met l’accent sur l’usage massif des moyens numériques. Or, les nouvelles spiritualités et thérapies alternatives sont en forte augmentation depuis déjà deux décennies, partout en Europe. Si elles sont encore marginales dans les années 1990, elles gagnent aujourd’hui en visibilité et légitimité dans l’espace public. En Suisse, les thérapies alternatives sont souvent reconnues par les caisses maladies, et la Confédération a mis en place un Diplôme Fédéral de Thérapeute Complémentaire qui reconnaît officiellement certaines d’entre elles. Nous comprenons les préoccupations autour des questions de dérives et partageons le souci de les prévenir mais l’augmentation de l’offre n’est pas nécessairement synonyme de dérive ou de dangerosité. Dans l’énorme majorité, ces thérapies ne sont pas à l’origine de dérives. On parle de dérive s’il y a pratique illégale la médecine, mise en danger des patient.e.s ou incitation à ne pas consulter de médecin ou à ne pas ou plus suivre les traitements prescrits. De plus, si le CIC a constaté une augmentation des discours complotistes, que l’on peut attribuer à la crise sanitaire, on parle de dérives s’ils sont discriminants, encouragent la violence, la haine ou des actes illicites. En 2020, le CIC a répondu à 226 demandes, chiffre resté stable par rapport à 2019 (239 demandes). 10% de celles-ci faisaient part d’une inquiétude sur une situation liée à un groupe religieux ou spirituel, et seulement 3% étaient en lien avec la Covid. Concernant les demandes relatives aux théories du complot, il y en a eu sensiblement plus en 2020 et début 2021, et l’inquiétude concernant des proches était plus présente (notamment autour de QAnon). Dans ces cas, les personnes sont orientées vers des services de soutien spécialisés, reçoivent notre dossier d’information et des recommandations (https://cic-info.ch).

Nous avons bien conscience des potentielles dérives et pour le suivi et la prise en charge clinique, nous collaborons avec des psychologues spécialisés dans les questions religieuses et, renforçons ensemble la plateforme de prévention du CIC. Toutefois, au-delà du risque, relatif, que comporte un accroissement de la diversité religieuse, ne serait-il pas important d’évoquer aussi la fonction sociale de collectivités religieuses ? En Suisse, les communautés religieuses issues des migrations sont souvent un lieu d’accueil et de sociabilité, d’échange de conseils pour trouver un travail, un logement ou des adresses utiles. Certaines communautés organisent des cours de langues, des appuis scolaires ou collaborent avec les services d’intégration et des associations de quartier. À ce titre, si des dérives sont possibles dans toutes les sphères sociales, les communautés religieuses peuvent à l’inverse aussi représenter un repère ou une inscription sociale. Il serait dommageable qu’au nom de la sécularisation ou de la laïcité notre société s’emploie à une sorte de chasse aux sorcières contemporaine, s’attaquant à toute croyance ou comportement qui diffère de la norme – et ce d’autant plus si cette norme ne fait pas elle-même l’objet d’une véritable enquête et reste ainsi comme un point aveugle. Le CIC se veut critique à l’égard de politiques visant à normaliser les représentations religieuses sur le modèle de la culture dominante. L’approche du CIC se veut également critique à l’égard d’une conception communautariste, issue d’un relativisme absolu, où les différentes communautés culturelles et religieuses cohabitent sans véritablement former une cohésion sociale. En vue de construire une véritable cohésion sociale, les individus et les collectivités publiques doivent pouvoir se donner les moyens de comprendre cette diversité et de l’inscrire dans un univers intellectuel commun. Dans cet objectif, le CIC s’applique à diffuser une information neutre et scientifique qui souligne la spécificité de chaque religion et culture, sans pour autant faire apparaître cette spécificité comme incompréhensible. La vigilance à l’égard des dérives ne doit pas se traduire en un refus de la diversité ni en une stigmatisation de croyances, pratiques et communautés religieuses et spirituelles. Une information rigoureuse est une dimension cruciale de la prévention, et c’est ce à quoi le CIC s’applique depuis bientôt 20 ans.

source :

Le Temps

mardi 29 juin 2021

 

Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC)

Manéli Farahmand : directrice, chercheure postdoctorale

Mischa Piraud : chargé de recherche, chercheur postdoctoral

Frédéric Richard : chargé de formation, chercheur doctoral

https://www.letemps.ch/opinions/covid-derives-sectaires-quoi-parleton