Libraire et essayiste, Thierry Jobard publie une passionnante enquête sur les ressorts de ces nouvelles croyances, censées nous permettre de trouver le bonheur.

Décrypter des jeux d’oracle et de tarots peut-il vraiment nous aider à trouver un sens à notre vie ? A force de voir les lecteurs se passionner pour les pratiques ésotériques, Thierry Jobard a voulu en savoir plus sur cette nouvelle tendance. Responsable du rayon sciences humaines d’une grande librairie et essayiste, il avait publié en 2021 un ouvrage remarqué sur l’engouement de nos contemporains pour le développement personnel. Il dénonce cette fois les tenants et les faux-semblants de l’ésotérisme. Deux sujets finalement assez proches, qui en disent long sur les failles de notre société.

L’Express : Votre essai porte sur “le grand bazar des croyances contemporaines”. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette question ?

Thierry Jobard : Mon point de départ, c’est mon poste d’observation habituel, à savoir la librairie. J’y ai assisté ces dernières années au développement du rayon ésotérisme, avec une augmentation exponentielle de la production et des ventes. Au-delà des éditeurs présents de longue date sur ce secteur, toutes les grandes maisons s’y sont mises, et on voit même arriver de nouveaux acteurs spécialisés. Les thématiques se multiplient, avec le féminin sacré, la sorcellerie, le chamanisme, etc. Tout cela empiète sur d’autres secteurs, quand cela ne les absorbe pas tout simplement, comme les rayons religions, ou spiritualité. J’ai aussi été frappé par le rajeunissement du public, sous l’effet notamment des confinements et de la mise en place du pass Culture. On voit de nombreux 18-25 ans utiliser leur pass pour s’offrir des oracles [NDLR : un jeu de cartes divinatoire], par exemple. En même temps, quand je discute avec les lecteurs, beaucoup assurent qu’ils n’y croient pas vraiment. Mais cela ne les empêche pas d’acheter ces livres! Je voulais donc essayer de mieux comprendre cette espèce de “croyance molle”, d’autant qu’il y a peu de travaux universitaires français récents sur ce phénomène, sans doute considéré comme non noble.

Votre précédent livre était consacré au développement personnel, qui connaît lui aussi un très fort engouement. Vous voyez des points de convergence entre ces domaines ?

Ils s’hybrident complètement, au point que les libraires sont nombreux à se demander s’ils ne devraient pas fusionner les deux rayons. C’est d’ailleurs l’une des nouveautés de l’ésotérisme actuel : il est de plus en plus psychologisé. Ce n’est plus seulement une quête de connaissance, la recherche d’une vérité cachée comme c’était le cas traditionnellement. Maintenant, on se place du point de vue de l’individu. L’ésotérisme devient un mode de constitution de l’identité, une façon d’apporter une forme de bien-être personnel, donc on flirte forcément avec le développement personnel. Les lecteurs passent de l’un à l’autre, explorent les deux domaines en même temps. D’ailleurs, ces deux champs obéissent à ce même schéma d’un potentiel inexploité auquel on accéderait en se débarrassant de ses “pensées limitantes” afin d’atteindre “une meilleure version de soi-même”. Ces croyances et ces pratiques sont aussi, la plupart du temps, conçues dans une perspective problème/solution.

Vous avez des exemples ?

Prenez les ouvrages de Natacha Calestrémé. Ils sont construits comme des titres de développement personnel – elle avait une vie agréable, s’est retrouvée aux prises avec de grandes difficultés, a trouvé des réponses, et nous les fait partager. Mais ses réponses dérivent très vite vers l’ésotérisme, avec des “guides”, des entités supérieures qui nous aident et nous soutiennent. Pour vous faire une encore meilleure idée des élucubrations actuelles, vous lirez aussi avec profit Réveillez le chamane qui est en vous[d’Arnaud Riou], où l’on trouve le fouillis syncrétiste habituel, auras, chakras, fréquence vibratoire et synchronicité, et où l’on nous narre “la manière dont le chamanisme s’est métamorphosé pour apparaître aujourd’hui comme un outil de développement personnel adapté à un monde en pleine mutation” (sic). Même la réincarnation, qui peut paraître à première vue loin du développement personnel, est désormais vue comme une opportunité d’amélioration continue de soi !

Dans ces conditions, peut-on encore parler de croyances? Après tout, la sécularisation et la perte du religieux sont passées par là…

Un sociologue allemand, Thomas Luckmann [1927-2016], a apporté une critique de la théorie de la sécularisation qui me paraît pertinente. Selon lui, ce qui était considéré habituellement comme un recul du christianisme pourrait être un indice d’une transformation bien plus révolutionnaire : la substitution de la religion spécialisée et institutionnelle par une nouvelle forme sociale de religion. Nous n’assisterions donc pas à un déclin du religieux, mais à sa transformation, qui se traduit par plusieurs tendances : baisse de la pratique, “quête de sens” générale et susceptible de s’investir sur à peu près tout et n’importe quoi, et développement de spiritualités alternatives. Comme l’explique la sociologue française Françoise Champion, la croyance est devenue un marché. Quand l’Eglise catholique était en position de monopole, il n’y avait qu’une seule source de sacré possible. Avec son recul, il peut y avoir l’émergence de nouveaux acteurs sur ce marché, et développement d’une forme de concurrence. Mais on ne voit pas trop où cela nous mène : la religion était aussi une façon de créer des liens. Là, on peut passer d’une croyance à une autre, mais cela reste une démarche très individualiste.

La hausse généralisée du niveau d’éducation ne s’est donc pas accompagnée d’une victoire de la raison ?

Cette idée a été véhiculée pendant longtemps : entre la raison et les passions, la raison l’emporterait grâce à l’éducation. Mais cela s’est révélé faux, cela ne marche pas comme ça. Ce n’est pas parce qu’Internet offre un accès aux cours du Collège de France qu’ils vont être massivement suivis, c’est une illusion. Différents travaux de recherche ont montré que les spiritualités alternatives étaient principalement prisées par une catégorie sociale possédant un certain niveau scolaire ou un premier diplôme universitaire. Les recompositions liées à l’essor du néolibéralisme ont fragilisé ces classes moyennes qui, d’une part, voient leur capital scolaire démonétisé du fait de la massification de l’enseignement supérieur, et, d’autre part, ne peuvent plus accéder à des postes correctement rémunérés et stables. Cette fragilisation s’est accompagnée de l’individualisation des carrières, présentée comme le triomphe de l’autonomie. Mais l’individu en subit aussi les conséquences, d’où sa quête permanente de ressources, qu’elles soient psychologiques, thérapeutiques ou spirituelles. C’est ainsi que des personnes a priori parfaitement rationnelles, comme des médecins ou des ingénieurs, peuvent se passionner pour la lithothérapie ou l’angéiologie. Le plus étonnant, c’est que tout cela est parfaitement accepté socialement, ce n’est plus vu comme loufoque.

Cela vous inquiète ?

La permissivité qui se met en place permet une imprégnation toujours plus large de la société. Il y a de quoi s’inquiéter, effectivement, car cela conduit petit à petit à se reposer sur l’émotion et sur le “ressenti” plutôt que sur l’argumentation et le partage d’opinions, qui représentent pourtant le fondement même du débat démocratique. Désormais, pour les adeptes de l’ésotérisme, il y a ceux qui “savent”, qui “ressentent”, et les autres, qui croient savoir mais seraient abusés par les discours officiels, de la science notamment. Entre les deux, on voit bien qu’il n’y a plus de communication possible.

source :

L’Express

Sciences et Santé, vendredi 4 août 2023

Stéphanie Benz

“Je crois donc je suis”, Le grand bazar des croyances contemporaines, Thierry Jobard, Rue de l’échiquier, 96 pages, 12 euros (parution le 15 septembre).

https://www.lexpress.fr/sciences-sante/oracles-chamanes-sorcieres-le-succes-des-croyances-esoteriques-menace-le-debat-democratique-R7AKZWB3TJEYBITRU3WRJ6AJLE/