On peut dire ce que l’on veut de Ron Hubbard, le fondateur de la scientologie ; malgré ses nombreux défauts – ou peut-être grâce à eux, il avait une vision claire de ce qu’allait devenir Hollywood. C’était un pionnier dans l’art du packaging, du branding et de la synergie. Après une série d’échecs personnels et professionnels, il recycla, dans les années 1950, ses vieux fantasmes d’auteur de science-fiction dans un manuel de développement personnel qui est devenu un best-seller : La Dianétique, la science moderne de la santé mentale. Puis il inventa rien de moins qu’une nouvelle religion avec, au troisième acte, des rebondissements qui déchirent : une navette pleine d’extraterrestres, des esclaves humanoïdes et un seigneur de guerre intergalactique nommé Xenu. Histoire de diversifier ses revenus, il lança aussi une gamme de produits dérivés, comme l’électropsychomètre, un gadget de bande dessinée censé « localiser vos zones de détresse spirituelle ».

En 1969, Ron Hubbard avait déjà ouvert une antenne permanente à Hollywood. Dans un grand manoir de style normand qui avait vu défiler Clark Gable, Errol Flynn, Bette Davis et Cary Grant, il avait créé le Centre international de la scientologie pour les célébrités, une Mecque de la spiritualité destinée aux « artistes, politiciens, capitaines d’industrie, sportifs et à quiconque ayant du pouvoir et la volonté de créer un monde meilleur ». Une note interne conseillait d’ailleurs aux adeptes d’identifier des cibles de premier choix comme Greta Garbo, Walt Disney et Orson Welles. Certes, aucun d’entre eux ne s’est converti à la scientologie. Mais Ron Hubbard n’a pas voulu abandonner son business model. « Les célébrités sont des cas à part, écrivait-il en 1973. Elles disposent de moyens de communication que les gens normaux n’ont pas. »

À sa mort en 1986, la scientologie était devenue « la it-religion » des people. L’église pouvait se flatter de compter deux têtes d’affiches (Tom Cruise et John Travolta) et quelques seconds rôles de poids (Kirstie Alley, Ann Archer). Dix ans plus tard, le mouvement revendiquait quelque 8 millions de fidèles.

Hélas, comme aurait pu le constater Ron Hubbard s’il avait vécu plus longtemps, Hollywood est une maîtresse cruelle. De nombreux scandales ont sali l’image de marque de la scientologie. La vie privée de John Travolta a été une intarissable source de rumeurs en tous genres. Avec son coup de folie sur le canapé de la présentatrice Oprah Winfrey, Tom Cruise s’est révélé un ambassadeur peu crédible. (En 2002, l’acteur s’était ridiculisé en criant et gesticulant au cours de l’émission.) En 2011, le New Yorker a publié un long reportage sur Paul Haggis, cinéaste multi-oscarisé et scientologue repenti. Cet article expliquait notamment comment les membres de l’organisation étaient escroqués et soumis à un véritable lavage de cerveau de la part des dirigeants, en particulier le chef spirituel, David Miscavige.

David Miscavige est l’anti-Hubbard. Regard perçant et mise impeccable de télévangéliste, il a repris l’héritage avec une efficacité redoutable. Grâce à lui, jusqu’à l’été 2013, un semblant d’ordre est revenu au sein de la secte – même Tom Cruise avait plus ou moins réussi à redorer son image. Pas de chance, c’est à ce moment que l’affaire Leah Remini a fait la « une » des tabloïds. Cette vedette de la télévision, célèbre outre-Atlantique pour avoir joué une épouse casse-bonbons dans la sitcom Un gars du Queens, n’était pas une déserteuse de plus. Sa défection fracassante avait attiré l’attention sur la femme de Miscavige. Mais était-ce encore sa femme ? Ou son ex-femme ? Ou feue sa femme ? Ou sa femme portée disparue ?

Pendant des décennies, Shelly Miscavige a joué le rôle de first lady de la scientologie. Élégante et souriante, elle se tenait au côté de son mari lors de chaque réunion, pendant chaque voyage, sur toutes les photos. Et soudain, au mois d’août 2007, elle a disparu. Sans laisser de traces.

Depuis lors, les hypothèses les plus folles circulent sur ce qui lui est arrivé. À l’extérieur de l’église, en tout cas. Selon certaines sources internes, les adeptes demandent rarement des nouvelles d’elle, de crainte de subir le sort de Leah Remini : plus cette adepte posait des questions sur Shelly, plus elle se trouvait isolée. « L’église lui répondait : “Elle travaille sur un nouveau projet” ou “elle est au chevet d’un proche” », me raconte un informateur, même si les porte-parole de la scientologie ont toujours nié que Shelly ait disparu. Leah Remini a fini par quitter la scientologie et a signalé la disparition de Shelly à la police de Los Angeles. Laquelle s’est empressée de classer l’affaire, après avoir estimé que les inquiétudes de Remini étaient « infondées ». Plus tard, la police certifiera avoir rencontré Shelly sans donner davantage de détails.

Cette explication sibylline n’a fait qu’alimenter le mystère. Shelly a-t-elle vraiment quitté l’église ? Se cache-t-elle quelque part ? Certains transfuges sont persuadés qu’elle a été enfermée dans l’une des nombreuses bases secrètes sous haute surveillance que la scientologie posséderait à l’étranger. D’après eux, les bannis seraient contraints d’y mener une vie d’humiliations et de corvées. « La loi de la scientologie est la suivante : plus proche on est de David Miscavige, plus dure sera la chute », assure Claire Headley, une ex-scientologue qui a travaillé avec son mari, Marc, au service du couple Miscavige. Elle ajoute : « C’est comme la loi de la gravitation universelle. Ce n’est qu’une question de temps. » (Les représentants de l’église de scientologie ont rejeté nos demandes d’entretiens avec David Miscavige. Ils ont par ailleurs jugé nos questions « absurdes et offensantes ». Selon leurs avocats, Shelly Miscavige « n’a jamais cessé de travailler » pour la secte. Ils ont aussi signalé à Vanity Fair que j’étais l’auteur d’articles critiques sur le mouvement.)

Adolescentes en mini-short

Au milieu des années 1970, la scientologie est, littéralement, à la dérive. Ron Hubbard navigue dans les eaux internationales à bord de l’Apollo, un vieux cargo sur lequel il a découvert les charmes de la vie en mer. En foulard et veste de jean, il se fait appeler « commodore », arpente le pont et régale son équipage de ses anecdotes de vieux héros. Dans cette organisation vaguement paramilitaire baptisée Sea Org, le personnel sert en uniforme de marin. Seuls les plus dévoués à la cause peuvent en faire partie. Parmi eux se trouve Mary Sue, la troisième femme de Ron Hubbard, qu’il a épousée en 1952. L’église peut aussi se féliciter de disposer d’un commando d’élite, « les messagers du commodore », composé majoritairement d’adolescentes en mini-short et débardeur qui obéissent à Hubbard sans broncher, lui servent à boire, notent chacune de ses déclarations, transmettent ses ordres, préparent son bain et allument ses cigarettes Kool.

Michelle « Shelly » Barnett est alors la plus jeune des messagères. Sur les clichés de l’époque, elle a des airs de gentille nymphette blonde. Elle est devenue « messagère » au début des années 1970, à l’âge de 12 ans. Son père, Barney, était un homme à tout faire qui galérait pour trouver du boulot. Sa mère, Flo, souffrait de troubles psychologiques. Tous deux croyaient tellement à la scientologie qu’ils avaient confié leurs filles, Shelly et Clarisse, aux bons soins de Ron Hubbard. L’éducation des gamines s’est ainsi résumée à l’évangile selon Hubbard : des êtres immortels, appelés « thétans », sont emprisonnés dans des corps humains dont ils ne peuvent sortir à cause des « engrammes », des traumatismes accumulés au cours de vies antérieures. Seul un processus thérapeutique (appelé « l’audition » dans la terminologie interne) peut libérer ces esprits.

Les « messagers » étaient bien sûr des serviteurs zélés de Hubbard – après tout, il était leur père de facto. Mais plusieurs sources assurent que Shelly lui vouait une véritable adoration : elle buvait ses paroles et exécutait ses consignes avec un sérieux qui jurait avec son look de gamine. « Vous l’auriez vue, cette petite blonde en baskets, se souvient Mike Rinder, un ancien cadre de Sea Org. Soudain, elle se mettait à vous cuisiner : “Qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? Et pourquoi vous agissez de la sorte ?” »

Des traîtres partout

Shelly quitta le cargo au milieu des années 1970. Quelques années plus tard, onze scientologues, dont Mary Sue, ont été inculpés pour « vol » et « association de malfaiteurs ». Tous ont été condamnés à des peines de prison ferme. Le « commodore », lui, a été exonéré de poursuites, quoique la justice l’ait considéré comme complice. Paniqué, il a vécu ses dernières années dans une folie paranoïaque. Il voyait des procureurs et des traîtres partout – des « apostats », comme disent pompeusement les scientologues. Il avait même monté une petite équipe appelée All Clear, dont le but était de contrecarrer les menaces judiciaires. Ce groupe était essentiellement composé d’anciens de Sea Org, mais son chef était un jeune homme de 21 ans, David Miscavige.

Petit homme (environ 1,65 m) souffrant d’asthme chronique, Miscavige a toujours cherché à dépasser ses limites physiques. Élevé dans la banlieue pavillonnaire de Philadelphie, il a fait siennes les deux passions familiales, le football américain et la scientologie. À l’âge de 12 ans, il participait à des « auditions » avec des adultes. À 16 ans, il décidait de lâcher les études pour signer, comme toute nouvelle recrue de Sea Org, un contrat inconditionnel l’engageant pour à peu près un milliard d’années.

Il s’installa alors au quartier général de Clearwater, en Floride. « C’était un vrai connard, témoigne Mark Fisher, scientologue repenti. Il sympathisait avec vous sur le mode : “Eh mec, comment ça va ?”, mais il était le premier à vous poignarder dans le dos. Si vous faisiez quelque chose de travers, il vous balançait direct. » Un jour, Fisher lui confia ses doutes sur la scientologie. « Il a fait en sorte que mes affaires soient dégagées du dortoir et déposées dans le hall. Il m’a fichu à la porte et je n’avais plus d’endroit où dormir. »

À l’époque, le charisme de Miscavige est particulièrement efficace auprès des « messagères » qui attendent d’embarquer avec Hubbard. Parmi elles, Shelly. Elle a seulement neuf mois de moins que lui et toujours l’air d’une jeune fille de 15 ans qui glousse en écoutant les chansons de John Travolta. Leur idylle débute vers 1978, dans le cadre rustique du siège de la scientologie : Int Base, à San Jacinto en Californie. Hubbard et ses amis ont transformé cet ancien ranch au milieu de nulle part en centre ultramoderne, avec studio de cinéma, dispositif de sécurité de pointe et villa à 10 millions de dollars pour le boss.

Si le tempérament volcanique de Miscavige se manifeste par de soudains accès de violence verbale et physique, comme en témoignent plusieurs sources (il est allé jusqu’à frapper son propre auditeur), la plupart du temps, le jeune prodige se montre jovial. (Un avocat des Miscavige a qualifié de « fausses » les allégations relatives au caractère et à la violence supposés de son client.)

Leur histoire d’amour n’arrange pas la réputation de Shelly. Certaines filles la jugent trop jeune et ambitieuse et la tiennent souvent à l’écart. « Ça l’agaçait vraiment beaucoup, se souvient un ancien « messager ». Elle pétait les plombs d’une façon un peu désespérée. Clairement, Shelly, c’était la fille solitaire qui s’est sentie exclue toute sa vie. » Shelly se concentre alors sur David. Ils se marient en 1982 près de Los Angeles et forment instantanément le « couple en vue » de Sea Org. Avec l’accent sur le mot « couple ». « À cette époque, Shelly était beaucoup moins soumise. Elle était l’égale de David, se souvient Mike Rinder. Ce n’était pas une novice et elle était pleine d’allant. » Le timing était parfait. Ron Hubbard était devenu une sorte de colonel Kurtz dans Apocalypse Now, ce qui créait une vacance du pouvoir à laquelle il fallait remédier d’urgence. David Miscavige écarta ses rivaux avec habileté. Et lorsque Hubbard mourut en 1986, Miscavige tenait la scientologie entre ses mains.

Lieux de détention secrets

Une fois à la tête du conseil (COB), Miscavige prit la décision d’élever Shelly à une place digne d’elle, celle de première dame de la scientologie – le poste d’assistant du COB fut créé pour elle, ce qui lui permettait d’occuper un vaste bureau mitoyen de celui de David, encore plus grand, dans l’Immeuble 50, un bâtiment de 70 millions de dollars construit selon les instructions toujours plus extravagantes du chef. « Nous étions jeunes, c’était très excitant, c’était le futur, et ça n’a cessé de bouger, explique Mark “Marty” Rathbun, alors principal adjoint de Miscavige. Le frisson a duré à peu près trois ans. Après, c’est devenu la folie. »

Shelly avait sous sa responsabilité la douzaine de membres qui travaillaient au bureau exécutif. Concrètement, d’après Claire Headley, son travail consistait avant tout à être « tout ce que le boss voulait qu’elle soit, à tout moment ». Elle était son conseiller occulte, parfois son domestique. Elle devait toujours se tenir à son côté. Elle acquiesçait gentiment ou offrait son meilleur sourire même quand Miscavige était flanqué, de l’autre côté, de son second accessoire féminin le plus important, Laurisse « Lou » Stuckenbrock, une Néo-Zélandaise sculpturale qui faisait office de « communicante ».

Selon d’anciens scientologues, le mari de Shelly est surtout devenu son patron. Lorsque le couple sortait le soir, ils étaient souvent accompagnés de béni-oui-oui. Une fois rentrés chez eux, ils faisaient chambre à part, rapportent plusieurs sources. « Jamais, au grand jamais, je ne les ai vus s’embrasser, assure Marc Headley. Je les ai pourtant côtoyés durant quinze ans… Jamais le moindre geste d’affection. Et je parle d’une pièce où il n’y avait que quatre autres personnes. D’un cadre informel. Pendant que nous discutions, il ne l’a jamais touchée. » Tom De Vocht, un autre ancien de Sea Org, abonde dans ce sens : « C’était un couple vraiment très bizarre. Leur relation fonctionnait, à l’évidence, mais elle était étrange. Je ne crois pas avoir jamais vu David prendre Shelly dans ses bras, l’embrasser ou lui faire quoi que ce soit. J’ai passé beaucoup de temps avec eux. Il n’y avait pas de véritable affection entre eux. »

Peut-être que les Miscavige étaient simplement de pieux observants qui respectaient à la lettre les préceptes conservateurs de Sea Org. Ceux-ci interdisent à peu près tout contact sexuel, des câlins prénuptiaux à la masturbation. Des témoins, pourtant, rapportent que Miscavige ne crachait pas sur le langage ordurier. Lorsqu’il était en colère, il débitait un torrent d’injures : « Suceur de bites ! Je t’arracherai les couilles, sale con ! » Plusieurs informateurs racontent aussi que Miscavige se délectait de la lecture des transcriptions des auditions dans lesquelles Tom Cruise décrivait sa vie sexuelle, alors que Shelly rougissait, secouant la tête en s’exclamant : « C’est dégoûtant ! » (Les représentants de la scientologie contestent cette version et affirment que Miscavige a toujours observé une confidentialité absolue au sein de l’église.)

Shelly a commencé à être obsédée par son apparence, son maquillage, ses cheveux et son poids. L’obligation de suivre un régime alimentaire « naturel » l’avait considérablement amaigrie. Tom De Vocht se souvient d’un incident avec son ex-femme, une séduisante membre de Sea Org qui aimait porter des petits hauts moulants. « Un matin, les portes de mon bureau se sont ouvertes avec fracas. Je me suis retrouvé face à une Shelly hystérique : “Tu éloignes ta salope de pute de femme de mon mari. Elle trimballe sans cesse ses nichons sous son nez. Je suis sûre qu’ils ont une liaison.” » Il n’existe aucune preuve que Miscavige ou cette femme aient été infidèles et ses anciens collègues certifient qu’ils ne l’ont jamais vu flirter. Ils le décrivent plutôt entouré de jeunes beautés serviles.

De toute évidence, Miscavige a développé, comme Hubbard, un gros délire de persécution. Le premier pas a été franchi avec l’affaire Lisa McPherson, une adepte morte d’une embolie pulmonaire après une session de dix-sept jours d’auditions destinées à soigner son instabilité mentale. L’église a dû faire face à deux accusations criminelles, finalement abandonnées après que le médecin légiste eut modifié ses conclusions (la cause de la mort est passée d’« indéterminée » à « accidentelle »). Pour clore les poursuites au civil, l’église a versé à la famille une somme dont le montant est resté confidentiel.

Puis une vague de défections a touché jusqu’aux plus hautes sphères de Sea Org. De nombreux repentis ont déclaré que Miscavige terrorisait, humiliait et abusait systématiquement les membres de Sea Org, particulièrement ceux qu’il suspectait d’être des « suppressifs » (ceux qui instillent le doute dans l’esprit des autres membres). Lorsqu’il ne se charge pas lui-même de bousculer, harceler et pousser à bout son personnel, ont-ils témoigné, il confie cette tâche à ses lieutenants et les pêcheurs supposés sont emmenés dans des lieux de détention secrets qui ressemblent aux camps de rééducation de Corée du Nord. Se retrouver dans l’un de ces lieux, poursuivent-ils, condamne à y passer des mois, voire des années, à manger chichement (du riz et des haricots), à accomplir des tâches dégradantes (comme nettoyer les toilettes avec la langue, selon un témoin) et être coupé de l’extérieur (famille incluse). Quitter Sea Org – « se volatiliser », disent-ils – revient à fuir en courant pour échapper aux gardes armés et à franchir des clôtures hérissées de piques, les défections, synonymes de séparation définitive avec tous les amis restés dans l’organisation, étant suivies de harcèlement.

Des apostats comme Jefferson Hawkins, longtemps membre de Sea Org, assurent que Miscavige réserve les pires traitements à ses proches, qui trinquent à chaque scandale. Ses lieutenants sont souvent expédiés dans un campement sordide surnommé « le trou », où ils sont obligés de se battre – parfois littéralement – pour garder leur travail. « Il fallait être très prudent et surtout ne jamais s’opposer à lui », dit Hawkins, qui s’est « volatilisé » après que Miscavige s’en serait pris à lui pendant une réunion. (Un avocat de David Miscavige a démenti cet épisode, déclarant que Hawkins « n’était pas crédible » et qu’il avait « attendu des années avant de se souvenir de l’événement supposé. ») « Je n’ai aucune preuve qu’il ait maltraité Shelly, ajoute Hawkins, mais s’il ne l’a pas fait, c’est une exception. »

Aucun des repentis interviewés par Vanity Fair n’a jamais vu Miscavige s’emporter physiquement contre sa femme. Ils sont nombreux, en revanche, à rapporter ses agressions verbales. « Je l’ai vu lui hurler dessus parce qu’elle n’obéissait pas à ses ordres, confie John Brousseau, proche des Miscavige pendant trente ans. Il l’engueulait : “Comment oses-tu discuter ce que je viens de leur ordonner de faire ? Tu y retournes et tu arranges ça immédiatement !” Et elle allait voir ces gens, ravalait ses paroles et leur livrait la version amendée de ce qu’ils devaient faire… » Brousseau poursuit : « Plus Miscavige devenait puissant, plus il se montrait brutal et Shelly l’imitait. »

Diplomatie souterraine

Des photos prises par leur ancien couturier, Claudio Lugli, montrent une Shelly de plus en plus dure. Elle était sujette à de brusques sautes d’humeur. Parfois, elle téléphonait à Jan Weiss, alors membre de Sea Org et, de son propre aveu, l’une de ses seules vraies amies, pour lui aboyer un ordre et raccrocher aussitôt. Une fois, se rappelle Weiss, elle lui avait sifflé : « Tu te moques de tout le monde, tu ne t’intéresses vraiment qu’à toi ! » Pourtant, nuance Brousseau, « quand on la connaissait bien, ce qui était mon cas et celui de beaucoup d’autres, on pouvait oublier ce côté. Beaucoup de personnes vous diront, ajoute-t-il, que c’était une affreuse mégère, aussi mauvaise que Miscavige – ce qui est vrai, à bien des égards. Elle obéissait à ses ordres. Mais ceux qui la connaissaient personnellement confirmeront qu’au fond, c’était quelqu’un de bien. »

Les anciens collègues de Shelly reconnaissent aussi son profond sens moral. Elle encourageait le personnel à s’engager bénévolement pour le bien de la collectivité. Quand un membre de Sea Org tombait malade, elle veillait à ce qu’il reçoive tous les soins nécessaires. Sa nièce, Jenna Miscavige Hill, se souvient d’une conversation au cours de laquelle Shelly l’interrogea sur ses parents, qui avaient fui l’église. Hill pensa d’abord qu’elle cherchait à lui soutirer des renseignements. « Non, ça ne m’intéresse pas, lui a-t-elle répondu. Je voudrais juste savoir comment ils vont. » Jenna Hill se souvient d’un fort instinct maternel chez cette femme qui n’avait pas d’enfant. Selon elle, elle compensait cela en guidant les jeunes « messagères ».

“ Elle n’était pas juste un zombie lèche-cul comme la plupart des autres là-bas. ”
Même adulte, Shelly arborait fièrement le collier des « messagers » de Ron Hubbard. « Elle m’a bourré le crâne avec un tas de conneries, ce qui m’a vraiment perturbé, déclare sa nièce, qui a fait défection en 2005. Mais elle y croyait parce qu’il le fallait. Sa mère l’a abandonnée. C’était une marginale complètement paumée, d’après ce que j’ai compris. Elle n’était pas juste un zombie lèche-cul comme la plupart des autres là-bas. Je crois qu’elle a agi parce qu’elle avait réellement foi en Hubbard, pas par ambition personnelle. »

Même ceux qui n’aimaient pas Shelly ne pouvaient s’empêcher d’éprouver de la compassion pour elle, rapportent d’anciens collègues. Peu de membres de l’église osaient approcher la première dame et elle était très timide, se retrouvait souvent seule, marginalisée. Jan Weiss a réalisé le peu d’amis qu’elle avait lorsqu’elles vivaient toutes les deux au siège d’Int Base à la fin des années 1980. « Elle prenait son petit-déjeuner seule à une table, se rappelle-t-elle. C’était un samedi, alors je suis allée la voir pour lui proposer de faire libs ensemble [le temps libre, dans le jargon de la secte]. J’étais assez soufflée qu’elle accepte. » Après une agréable journée de shopping à Palm Springs, elles ont dîné au restaurant japonais Benihana. Un cuisinier leur a demandé si elles étaient sœurs. « Non, lui a répondu Shelly. C’est ma meilleure amie. » Shelly parlait rarement de sa famille, explique Jan Weiss, mais elle lui avait tout de même confié que sa petite enfance avait été « horrible ». D’après les Headley, il n’était plus question de sa mère depuis de nombreuses années. En 1985, tandis qu’elle se remettait d’une rupture d’anévrisme, la mère de Shelly se lia avec un groupe dissident de la scientologie qui défiait David Miscavige, rapportent d’anciens cadres de l’église. Quelques mois plus tard, elle a été retrouvée morte – un suicide, selon la police. Même si certains se sont demandé comment une femme de 1,55 m avait pu se tirer quatre balles dans la poitrine et dans la tête avec une carabine, la réaction de Shelly à l’annonce du décès de sa mère a été sans équivoque. Karen de la Carriere, une ancienne adepte, se rappelle l’avoir entendue s’exclamer : « Cette salope est morte, bon débarras ! »

Certains membres de Sea Org considéraient Shelly comme le meilleur des « remparts ». D’abord, elle excellait dans la diplomatie souterraine. Marc Headley se souvient : « David Miscavige entrait dans une pièce et s’écriait : “Vous faites tous chier ! Je ne sais pas ce qui ne tourne pas rond avec vous ! Allez, tous au Rehabilitation Project Force [le programme de rééducation punitif] ! Shelly arrivait au bout de quelques minutes et leur disait : “C’est bon, les gars, personne ne part au RPF… Voyons comment on peut se débrouiller pour faire ce qu’il faut.” »

Gary Morehead, un ancien membre de Sea Org, qui était chef de la sécurité à Int Base, rapporte que la plupart des adeptes ne se rendaient pas compte que Shelly les protégeait à ce point. En douce, elle «?ajustait?» les règles les plus outrancières de l’église. Quand l’une des colères de Miscavige semblait devoir se conclure dans la violence, elle constituait la première et la dernière barrière. « Shelly est la seule personne que j’aie jamais vue essayer de contrôler les débordements de son mari, dit Claire Headley. La seule à essayer d’intervenir. » Elle prenait soin de le faire discrètement, d’un petit coup de coude ou d’un murmure apaisant. D’autres fois, elle tentait gentiment de conduire Miscavige hors de la pièce : « Allez, viens. Ne fais pas ça. » « Parfois, il frappait les gens, les faisait tomber de leur chaise, leur donnait des coups de pied ; quand il voulait aller plus loin, elle le retenait », se souvient Mark Rathbun.

Mais en 2004, selon Headley, « Shelly semblait accablée, toujours stressée. Elle ne dormait plus, dit-elle. Elle était au bout du rouleau. De ce fait, elle était souvent de mauvaise humeur et c’est pourquoi elle s’est fait haïr de beaucoup de gens. Mais elle n’a jamais été foncièrement malveillante, je crois qu’elle prenait tout cela très à cœur. Elle était dans une situation atroce. »

Une femme disparaît

Fin 2006, Shelly se voit confier un projet irréalisable. Miscavige veut remanier le conseil et plusieurs officiers de Sea Org ont déjà échoué dans cette mission. Shelly, malgré des mois d’élaboration et de réélaboration sans fin, ne s’en tire pas mieux que les autres. Miscavige rejette toutes les propositions. À ce stade, ils ne communiquent plus que de loin. Miscavige passe beaucoup de temps à Los Angeles, au siège de la maison d’édition de l’église, pour promouvoir son dernier recueil d’hubbardismes. Pendant ce temps, à Int Base, Shelly s’occupe du conseil. Pour des raisons connues d’elle seule, elle prend alors deux décisions. Sans l’autorisation de Miscavige, elle diffuse le nouvel organigramme et informe les intéressés de leurs nouveaux titres et fonctions. Puis, afin de faciliter la rénovation des appartements de Miscavige, raconte John Brousseau, elle fait déménager la plupart de ses affaires dans une unité d’habitation temporaire.

Selon d’anciens collègues, Shelly se sentait en sursis. « Elle s’est affairée pendant une semaine ou deux, toute penaude, repliée sur elle-même, se souvient Brousseau. Elle ne s’impliquait plus vraiment. Elle disait aux domestiques de ne pas s’occuper d’elle, qu’elle pouvait préparer ses propres repas. Elle prétendait : “Tout va bien”, comme si elle était devenue indigne de leurs soins, consciente qu’elle s’était fourrée dans de sales draps. »

Peu de temps après, Shelly a été démise de ses fonctions et flanquée, selon Marc Headley, d’un homme de main pour assister à l’enterrement de son père. Elle a croisé, aux toilettes, un ancien scientologue qui ne savait vers qui se tourner. « Écoute-moi, lui a-t-elle répondu : j’ai merdé et je ne vais pas pouvoir t’aider. »

À partir de ce moment-là, tout se passe comme si la première dame de la scientologie n’avait jamais existé. Claudio Lugli rapporte qu’on lui a dit : « Vous n’avez plus besoin d’habiller Shelly, elle est sur un projet spécial. » Sea Org n’a jamais évoqué sa disparition brutale et ses membres n’étaient de toute façon pas très enclins à poser des questions. À l’exception notable de Leah Remini, dont la notoriété s’est révélée problématique pour Sea Org. Lors du mariage de Tom Cruise avec Katie Holmes, en novembre 2006, Remini n’a pu s’empêcher de remarquer l’absence de Shelly. Elle s’en est même inquiétée à haute voix.

Une source proche de l’actrice raconte qu’on lui a répondu de se taire et de s’occuper de ses affaires. Mais lorsque, à Noël, la traditionnelle petite lettre de remerciements de Shelly n’est pas arrivée, les questions de Remini se sont faites plus pressantes. Plus elle insistait, plus l’église éludait. La disparition dure depuis sept ans. L’endroit où se trouve Shelly n’a jamais été révélé au monde extérieur et n’a fait l’objet d’aucune communication de son mari. À la tête de l’église, il n’y a plus que Miscavige et Lou Stuckenbrock.

Une poignée de journalistes en a conclu que Shelly devait se trouver recluse dans l’une des bases secrètes de la secte. La plupart des membres de Sea Org ne sont jamais informés de ce qui se passe dans ces camps, qui servent à protéger les biens et les opérations les plus précieux de la scientologie. Il en existe en Californie et au Nouveau Mexique, une base dans le Wyoming est toujours en cours de construction. Trementina Base, au nord-est du Nouveau Mexique, par exemple, abrite les écrits et les films de Ron Hubbard, gravés sur des tablettes de métal protégées dans des boîtes en titane enterrées dans des caves, témoignent plusieurs anciens scientologues.

La « cabane en rondins » de Twin peaks

Mais la plupart des informations concernant Shelly convergent vers une base située près de Lake Arrowhead, à une heure et demie de route de Los Angeles. Le site, vaste d’environ 200 hectares, est connu sous les noms de Twin Peaks, Rimforest ou CST. Les deux premières sont des villes voisines ; la troisième, l’abréviation de Church of Spiritual Technology – la branche de la scientologie chargée des droits d’auteur et du travail d’archivage. Dylan Gill, un ancien membre de Sea Org qui a supervisé une grande partie des travaux, raconte que la base comprend, outre la luxueuse « cabane en rondins » prévue pour le retour de Ron Hubbard, une seconde structure destinée à protéger les membres importants de l’église (comme David Miscavige ou Tom Cruise) en cas de guerre nucléaire.

Les seules personnes autorisées à pénétrer dans l’enceinte sont la douzaine de membres de Sea Org qui vivent sur place. La plupart des gens qui y sont affectés considèrent que c’est un honneur de travailler à Twin Peaks car leur tâche consiste à préserver la parole de Ron Hubbard. Peu leur importe d’être entourés d’un dispositif de sécurité constitué de gardes armés, de caméras infrarouges et de clôtures barbelées. « C’est isolé, dit Dylan Gill, qui a passé sept ans à Twin Peaks. Vous n’avez même pas de contacts avec d’autres scientologues. » Les e-mails et les appels téléphoniques sont filtrés. « L’endroit idéal pour faire disparaître quelqu’un », suggère-t-il.

Beaucoup d’informateurs pensent que Shelly a été envoyée directement d’Int Base à Twin Peaks. Quelques semaines après sa disparition, Lou Stuckenbrock a convoqué John Brousseau dans le bureau de Shelly. « Miscavige était présent, il avait l’air très impatient et irrité, et m’a dit : “Eh, JB, est-ce que tu peux entrer là-dedans ?” Il me montrait un panneau qui cachait une sorte de dressing rempli d’armoires à dossiers verrouillés. Une fois le panneau refermé, on ne voyait pas qu’il y avait une pièce derrière. Il voulait que je l’ouvre. Je pense que seule Shelly en avait les clés. »

« Quelques heures plus tard, j’ai reçu un appel me demandant de forcer les armoires, continue Brousseau. J’y suis retourné et aussitôt fait, il m’a dit : “Non, non, laisse-les. Tu peux partir.” Quelques semaines plus tard, alors que Miscavige s’était absenté d’Int Base, j’ai été convoqué par une autre secrétaire, qui m’a demandé de réparer la serrure de façon à ce que la même clé puisse l’ouvrir, comme si de rien n’était. Tout cela s’est déroulé pendant que Shelly était soumise à une intense ­surveillance. »

« Dans un univers parallèle insensé »

D’après Mike Rinder et Mark Rathbun, qui ont une parfaite connaissance de ces procédures, la surveillance impliquait une « deuxième vérification », au cours de laquelle le personnel de sécurité l’aurait soumise à des interrogatoires répétés destinés à obtenir d’elle confessions et l’expression d’une soumission. (Ces interrogatoires, ­administrés au moindre écart seraient monnaie courante au sein de l’église.) Tout ce que Shelly disait était rapporté à son mari et celui-ci l’a finalement condamnée à l’exil et à des mois d’auditions et de reprogrammation, affirme Mark Rathbun. Le tout vraisemblablement suivi de plusieurs mois de tâches avilissantes – jusqu’à ce qu’elle fasse preuve d’un degré de contrition, d’obéissance et de « clarté » satisfaisant.

Il est possible que Shelly ait été ­déplacée dans une autre base, mais Jan Weiss et Claire Headley pensent qu’elle est probablement restée à Twin Peaks volontairement pour y passer tout le temps nécessaire au traitement de son cas. « Elle vit dans une sorte d’univers parallèle insensé, explique Karen de la Carriere. Quoi qu’elle pense de David Miscavige, elle reste fidèle à Hubbard. C’est la seule vie qu’elle ait jamais connue. »

Marc Headley conclut : « Shelly est certainement la seule personne à pouvoir mettre fin à tout cela du jour au lendemain. Si elle arrêtait simplement cette folie et déclarait : “OK, c’est là que sont enterrés tous les putains de corps – il a fait ci, il a fait ça –, on fout tout en l’air”, eh bien ce serait terminé. »

source : VANITY FAIR Par Ned Zeman.