Gérald Bronner à son domicile parisien, le 13 mars.
Gérald Bronner à son domicile parisien, le 13 mars. Photo Bruno Charoy pour Libération

Spécialiste des croyances, le sociologue Gérald Bronner aime faire polémique au sein de sa discipline qu’il trouve trop éloignée de la rationalité scientifique et qu’il voudrait rapprocher des sciences cognitives. Essayiste trop prolifique aux yeux de ses pairs, il vient de publier «Déchéance de rationalité».

 

Dans son appartement cosy dans le centre de Paris, canapés velours et chaise longue inspiration Le Corbusier, les bouquins se serrent sur la petite bibliothèque impeccablement rangée. Gérald Bronner est ce qu’on appelle un sociologue rationaliste. Spécialiste des thèses complotistes et des croyances collectives, ce professeur à l’université Paris-Diderot tente d’ouvrir les sciences humaines et sociales aux sciences cognitives et aux neurosciences. Dans son dernier livre, Déchéance de rationalité(Grasset), il revient sur la radicalisation jihadiste qu’il analyse autant comme le résultat d’un parcours social que d’un processus cognitif individuel (lire page 24). C’est l’apport le plus original de ses recherches : la sociologie telle qu’il la conçoit s’intéresse à «l’hybridation entre les invariants mentaux et les variables sociales». Approche «la plus fertile», selon lui, pour rendre compte d’une réalité «multifacettes». «L’origine sociale ou le revenu comptent autant que le travail de reconstitution de l’imaginaire mental des individus, argumente-t-il. Ne pas en tenir compte, c’est être borgne.»S’il admet par exemple les«effets de domination»entre groupes d’individus, l’hypothèse de la classe sociale lui paraît «superflue» : au mieux«descriptive»,mais pas «explicative». «Les sociologues doivent admettre qu’ils n’ont pas le monopole de leur objet de recherche, insiste Gérald Bronner. Les sciences cognitives, la psychologie, l’économie ou la géographie traitent de sujets similaires et peuvent susciter des choses nouvelles que les sciences sociales n’apportent pas elles-mêmes.» Autant dire que cette représentation de la société suscite la polémique.

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Au bord de l’étagère, une photo fige dans le temps Raymond Boudon et Gérald Bronner conversant les yeux dans les yeux. Un joli cliché dans le registre du maître et son disciple, allusion à la filiation intellectuelle entre les deux hommes.

Vieille querelle

Le symbole, un poil ostensible, est loin d’être neutre. Pour résumer, Raymond Boudon, décédé en 2013, est le chef de file de «l’individualisme méthodologique», courant traditionnellement opposé au «déterminisme social», incarné par Pierre Bourdieu, disparu en 2002. Vieille querelle qui renvoie aux fondements de la discipline à la fin du XIXe siècle, lorsque deux écoles de pensée, celles de Max Weber et d’Emile Durkheim, s’affrontent pour imposer leur propre interprétation du monde social. Là où Weber et Boudon défendent la liberté de choix des individus, Durkheim et Bourdieu considèrent qu’ils sont davantage gouvernés par des variables socio-économiques.

Ces dernières années, le clivage académique tourne à la guerre idéologique. Fin 2017, Gérald Bronner remet une pièce dans la machine à polémique en publiant le Danger sociologique (aux PUF, où il est directeur éditorial depuis 2013). Coécrit avec Etienne Géhin, le livre est un réquisitoire à l’encontre des «déterministes», aux «récits outranciers» véhiculant une «culture de l’excuse» déresponsabilisante. La charge est doublée d’un numéro de la revue le Débat, où des confrères, comme la directrice d’études à l’EHESS Dominique Schnapper et les directeurs de recherches au CNRS Nathalie Heinich et Olivier Galland, s’associent à l’offensive. Une sortie groupée au «parfum d’aigreur et de revanche», commente alors le sociologue Bernard Lahire dans le Monde.

Jusqu’à quel point peut-on faire porter les malheurs de chacun sur la société ? Eternel débat, mais d’autant plus sensible aujourd’hui, que les experts se livrent bataille pour expliquer la folie terroriste. Dans Déchéance de rationalité,Gérald Bronner s’y colle à son tour. Et se demande comment «rendre la raison» aux esprits envoûtés par l’idéologie destructrice de Daech à travers sa rencontre avec des jeunes du premier centre de «déradicalisation» français à Beaumont-en-Véron (Indre-et-Loire). Plus proche du récit que de l’essai théorique, son ouvrage a, comme ses précédents, reçu un accueil chaleureux dans les médias : RTL et Europe 1, Marianne, l’Opinion, Philosophie magazine, Challenges, le Point (dans lequel il est par ailleurs éditorialiste), le Nouveau magazine littéraire (où il chronique également), ou encore la chaîne d’information israélienne I24News (propriété d’Altice, comme Libération) pour laquelle il décrypte régulièrement l’actualité.

De quoi sérieusement irriter dans le milieu universitaire. Sociologue bourdieusien et vieille connaissance, Arnaud Saint-Martin pointe «cette stratégie d’ouverture au grand public», pas vraiment en phase avec la critique des médias faite par Pierre Bourdieu. Même si «Gérald est quelqu’un avec qui on a tous intérêt à discuter» car «stimulant, même quand ça énerve». Un autre congénère s’agace plus durement par SMS : «C’est typiquement le genre de fausse valeur circulant sur le marché des sciences sociales.»

Inversement, il y a ceux qui défendent ardemment Gérald Bronner. Tous ont la particularité d’être devenus amis avec le sociologue de 49 ans. Nathalie Heinich apprécie son «courage», louant sa «qualité de discernement» et sa «capacité d’action». Etienne Géhin, qui fut son professeur à Nancy-II, évoque un «ami brillant, imaginatif et méthodique» qui a «toutes les qualités d’un excellent chercheur». «Iconoclaste», ajoute Sylvain Delouvée, maître de conférence à l’université Rennes-II.

«Transclasse»

Bref, difficile de trouver un entre-deux tant la sociologie française semble fracturée entre deux camps. Au centre de l’arène, le sociologue Philippe Coulangeon, «ni bourdieusien, ni boudonien» (c’est-à-dire «bourdieusien pour les boudoniens, boudonien pour les bourdieusiens»), reconnaît à Bronner un «esprit polémique» mais ne le considère «pas infréquentable pour autant» et regrette surtout le discrédit porté d’office sur un travail «pourtant pas dénué d’intérêt»,notamment dans sa volonté de faire dialoguer les sciences sociales avec d’autres traditionnellement considérées comme concurrentes.

La trajectoire personnelle de Gérald Bronner, aux yeux bleu clair et à l’allure juvénile, défie elle aussi les lois de la reproduction sociale. Premier bachelier d’une famille «modeste» emmenée par une mère femme de ménage et un beau-père livreur de nuit, il grandit en banlieue nancéenne, dans un «quartier sensible» de Vandœuvre-lès-Nancy (Meurthe-et-Moselle). Ce qui fait de lui un pur «transclasse», terme sociologique désignant le transit d’un individu d’un groupe social à un autre. S’il se reconnaît dans le concept, Bronner s’en méfie tout autant : «Les transclasses voudraient être applaudis deux fois : une première fois pour leur réussite, une seconde fois parce qu’ils ont plus de mérite que les autres. Or, je trouve qu’on ne parle pas assez des ressources dont on peut bénéficier quand on vient d’un milieu populaire. Comme l’accès différent au langage.»

A 17 ans, Bronner traverse une crise mystique. Dans un foyer familial sans culture ni religion, il devient «très croyant»,presque«perché».Il mettra des années à revenir sur le chemin de l’athéisme. A la recherche de certitudes, l’adolescent lit le Matin des magiciens de Bergier et Pauwels, se plonge dans la littérature fantastique de Lovecraft et Tolkien, s’imprègne de la «culture geek»parce que «facile» à se construire soi-même. L’étudiant se cherche aussi politiquement. «Pas à l’aise» avec le trotskisme et le communisme (ou «toute pensée qui paraît enserrer l’individu»), il découvre l’anarchisme libertaire avec Malatesta, Kropotkine et Tolstoï. Avec sa découverte de l’ethnologie puis de la sociologie, il opère «sa déclaration d’indépendance mentale» : «J’ai compris qu’on pouvait croire à des choses folles sans être fou.»Conscient de son «immersion tardive» dans la pensée, il se transforme en «moine-soldat» de la discipline, jusqu’à se priver une fois par semaine de sommeil, «pour lire plus». «Après une scolarité plutôt médiocre, je découvrais la Lune.»

Les sciences cognitives viennent à lui «par nécessité». Obnubilé par les croyances collectives et les superstitions, Gérald Bronner est l’auteur d’une thèse sur l’incertitude, dirigée par le professeur Alain Pessin, aujourd’hui décédé. Il se spécialise dans la «pensée extrême», la radicalisation de l’esprit et les dérives sectaires. Face à la montée en puissance des théories du complot, son essai la Démocratie des crédules (PUF) paru en 2013, dans lequel il analyse l’adhésion des publics à des mythes conspirationnistes, le propulse comme référence dans le débat public. «L’actualité a rattrapé Gérald dans ses recherches,explique Sylvain Delouvée. Il y a dix ans, nous n’étions pas beaucoup à nous intéresser aux phénomènes complotistes. Gérald était l’un des premiers à prendre au sérieux les “platistes”[ceux qui pensent que la Terre est plate, ndlr].Puis il y eut les séries d’attentats, le jihadisme et la multiplication des théories extravagantes comme les mouvements antivaccins qui sont venus s’entrechoquer avec ses travaux.»

Côté universitaire, Gérald Bronner se démène pour «sortir» la sociologie de son isolement depuis son «réseau rationaliste», regroupant physiciens, statisticiens et sociologues, mêmes bourdieusiens, au sein de son Laboratoire interdisciplinaire des énergies de demain (Lied). «J’ai enfin trouvé ce que je cherchais depuis toujours, une vraie ambiance collégiale et collective où tout le monde n’est pas forcément d’accord.»

Ironie du sort, cet habitué à dénicher les légendes urbaines est lui-même un jour victime de la propagation d’une fausse nouvelle. Dans son livre la Planète des hommes (PUF, 2010), il pourfend «l’idéologie de la peur et de la précaution mortifère» à l’œuvre dans la lutte contre l’épidémie de choléra en Haïti en 2010 qui aurait retardé l’utilisation d’eau de Javel dans le traitement des eaux infectées. Affirmation qui se révélera fausse selon un article du Monde, signalant ironiquement «un biais de confirmation» chez le chercheur pourtant à la pointe sur le sujet. Reconnaissant l’erreur, Gérald Bronner invoque l’«effet de cascade» : «On ne peut pas vérifier toutes les informations dans tous les travaux scientifiques.»

«Fariboles»

Son positionnement anti-environnementaliste est pointé du doigt par ses adversaires idéologiques qui dénoncent sa relation ambivalente à l’égard du nucléaire ou des pesticides. Sa participation à des conférences pour des laboratoires pharmaceutiques ou l’Union française des semenciers interroge tout autant que sa présence dans le conseil scientifique d’Areva entre 2014 et 2015. Sa pensée serait subordonnée à des intérêts privés ? «Des fariboles, répond-il. Je n’ai jamais reçu un coup de fil de personne pour me dire quoi penser. Mes positions sur le principe de précaution sont bien antérieures à mon entrée dans ce conseil scientifique.»Dès 2010, année de parution de l’Inquiétant principe de précaution (PUF), conjointement écrit avec Etienne Géhin. Décidément coutumier du coup-de-poing médiatique, les deux auteurs y dénonçaient l’«utilisation abusive» du principe de précaution comme une «manifestation populiste» à l’égard de la science. Face aux récits des collapsologues et des catastrophistes, il plaide pour une «écologie rationnelle» qui ne joue pas sur la «peur» afin de mobiliser sur les enjeux climatiques.

Ses irruptions passionnées dans des débats d’actualité – un paradoxe pour qui défend la raison, en vertu d’une autorité scientifique neutre et apolitique – énervent certains confrères qui jugent dangereux de s’exprimer au nom de «la science», comme si elle n’avait que des zones de consensus et pouvait parler d’une seule voix sur tous les sujets. Bronner s’en défend : «Quand je combats dans le débat public, c’est pour une représentation que j’ai du “vrai”, pas du “bien” et d’intérêts idéologiques cachés.»

En apparence confidentiel, ce débat interne à la discipline recouvre des dimensions hautement politiques – voire une bataille autour du contrôle de l’information scientifique. En mars 2018, Vincent Giret, directeur de France Info, annonce la création d’un conseil scientifique au sein du média national dont la mission serait de trouver le «bon expert» et de proposer une «certification de l’expertise» sur des sujets brûlants tels que les pesticides. Gérald Bronner est choisi pour présider l’instance composée de six autres membres. Projet aujourd’hui «abandonné» selon l’intéressé.

Qu’importe, la place grandissante qu’occupe Gérald Bronner dans l’espace scientifico-médiatique est perçue à gauche comme le triomphe d’une «épistémologie de marché», portant une vision individualiste des relations sociales. Libéral, Gérald Bronner ? Assurément. Mais «homme de gauche», il réfute l’étiquette de «sociologue de droite». Une «petite morsure» pour celui qui a longtemps été adhérent au Parti socialiste. «J’ai tout fait au niveau local, tracté sur les marchés et collé des affiches la nuit, se rappelle-t-il. Si ne pas se situer à l’extrême gauche c’est être de droite, alors on est beaucoup dans ce cas.» Fervent républicain, il se sent «en opposition» avec la gauche dite «décolonialiste» qui «fracture les identités». La défense de l’universalisme est l’une de «ses marottes» : «Les principes universalistes sont aux fondements de l’égalité entre les individus.» Il essaye d’être «réellement un homme libre», même si, il en convient, «on ne l’est jamais tout à fait». 

source : liberation.fr

Simon Blin photo Bruno Charoy pour Libération