Pour le sociologue américain, coauteur de « Beyond Doubt », les données confirment une vaste sécularisation. « La modernité crée des problèmes pour la religion », assure-t-il.
En Allemagne, plus d’un demi-million de personnes ont quitté l’Église catholique en 2022, un record. En France, pour la première fois, selon l’Insee et l’Ined, la majorité de la population française se déclare « sans religion ». L’année dernière, le Royaume-Uni a appris qu’il n’était plus à majorité chrétienne. Aux Etats-Unis, pays pourtant associé à la Bible, un tiers des adultes sont des « religious nones », autrement dit des « sans-religion ». En Tunisie, 13 % seulement des habitants se disaient « sans religion » en 2013, en 2019, ils étaient 30 %.
Jusque dans les années 1970, la sociologie a été dominée par l’idée d’un déclin inéluctable des religions face à la modernité et au progrès technique. Mais, depuis plusieurs décennies, des intellectuels ont au contraire annoncé le retour de Dieu, du sociologue protestant Peter L. Berger, qui assurait que « le monde d’aujourd’hui [était] aussi furieusement religieux qu’il [l’avait] toujours été », à l’islamologue Gilles Kepel et sa « revanche de Dieu ». Une thèse qui semble avoir été validée par le dynamisme de l’islamisme ou de l’évangélisme.
Dans Beyond Doubt : The Secularization of Society(« Au-delà du doute : la sécularisation de la société », NYU Press), tout juste paru en anglais, les trois universitaires Isabella Kasselstrand, Phil Zuckerman et Ryan T. Cragun confirment pourtant le déclin des religions dans de nombreuses parties du monde, en s’appuyant sur des données longitudinales. Professeur de sociologie et d’études laïques au Pitzer College, à Claremont (Californie), Phil Zuckerman analyse ce phénomène qu’il résume par une simple phrase : « La modernité crée des problèmes pour la religion. »
Entretien.
L’Express : Il a beaucoup été question ces dernières années d’un retour du religieux. Mais, selon vous, les données montrent au contraire un recul des religions dans de nombreuses régions du monde…
Phil Zuckerman : Il y a un renouveau religieux ici ou là. Mais la tendance générale est que les pays qui connaissent une modernisation et un développement économique sont moins religieux qu’il y a plusieurs générations. Certains pays africains sont toujours très religieux et ont des taux de fécondité encore élevés. Mais, en Europe, en Amérique du Nord et du Sud et dans une partie de l’Asie, nous avons vu à l’oeuvre le processus que des sociologues classiques comme Max Weber, Emile Durkheim ou Jean-Marie Guyau avaient prédit, à savoir que la religion déclinerait. Aujourd’hui, nous avons de nombreuses données sur le long terme qui confirment ce phénomène.
Que montrent ces données?
Il y a trois dimensions importantes pour définir la religion : les croyances, les comportements et l’appartenance. Les croyances, c’est l’acceptation cognitive de forces surnaturelles, que ce soit un dieu, des anges, la résurrection, etc. Les comportements, c’est aller à l’église, au temple, à la mosquée, prier, se faire baptiser, etc. L’appartenance, c’est s’identifier en tant que catholique, protestant, musulman ou « sans religion ». Pour ces trois catégories, nous avons des données internationales sur plus d’une centaine de pays depuis plusieurs décennies. Dans les pays qui ont expérimenté la modernisation, le pluralisme ou la sécurité existentielle, ces trois catégories sont en recul presque partout. En 1967, par exemple, 77 % des adultes britanniques disaient croire en Dieu. En 2015, leur nombre avait chuté à 32 %. Au début des années 1990 en Espagne, 20 % seulement des mariages étaient des cérémonies civiles, contre 80 % en 2018. En 2001, moins de 30 % des Néo-Zélandais s’identifiaient comme n’ayant pas de religion, ils étaient près de 50 % en 2018. En Argentine, la fréquentation d’un service religieux au moins une fois par mois est passée de 56 % en 1984 à 36 % en 2017.
Si on regroupe les populations sans affiliation religieuse, non pratiquantes et non croyantes, cela fait plus de 1 milliard de personnes dans le monde. Tous ne sont pas athées, mais ces gens vivent leur vie sans que la religion n’y ait un rôle important. C’est une part importante de l’humanité, sauf qu’elle n’est pas réellement reconnue. Bien sûr, en Asie, la religion n’est pas vue de la même façon qu’en Europe. Par exemple, la Chine, deuxième pays le plus peuplé du monde, est dirigée par une dictature communiste antireligieuse. Les Chinois peuvent donc être réticents à affirmer leur foi. Il faut donc toujours être prudent avec ces chiffres.
Par ailleurs, certains pays démocratiques, comme l’Estonie, la République tchèque, la Suède, la Norvège ou les Pays-Bas, ont déjà une majorité non religieuse. La France rejoint ce groupe. Je précise « démocratique », car les habitants de ces pays peuvent donner leur opinion librement. Il y a aussi une majorité non religieuse en Chine ou au Vietnam, mais on peut penser que la liberté religieuse est une question plus sensible dans des pays autoritaires.
Le cas de la Corée du Sud est intéressant, car le développement économique s’est accompagné durant un temps d’une montée en puissance du christianisme…
En 1982, près de la moitié des Sud-Coréens se disaient « sans religion » et seulement 9 % s’identifiaient comme catholiques et 15 % comme protestants. En 2005, les sans-religion avaient décliné à 29 %, et la part des catholiques et protestants représentaient plus de 20 %. Prenant pour modèle les Etats-Unis dans leur opposition à la Corée du Nord, le pays a associé l’occidentalisation et la croissance économique à des pratiques religieuses. Mais, même là-bas, la poussée du christianisme n’a pas duré. En 2018, la part des catholiques et protestants n’était plus que de 7 % et 15 %, tandis que les sans-religion grimpaient à 64 %. Le bouddhisme est lui aussi en déclin, ne représentant plus que 14 % de la population en 2018.
L’Amérique du Sud, elle non plus, n’échappe pas à la sécularisation. Nous savons que l’Uruguay est le pays le moins religieux du continent. Mais il n’a rien d’une exception. Au Chili, 96 % de la population était catholique en 1910, contre 64 % en 2014. Même le Brésil, très religieux, voit une montée des sans-religion, même si, pour l’instant, leur nombre reste très modeste.
Les Etats-Unis ont longtemps fait figure d’exception parmi les pays occidentaux…
Longtemps, on nous a dit que les Etats-Unis étaient la preuve qu’on pouvait avoir une société très moderne, industrialisée, riche, mais avec un niveau de religiosité similaire à celui du Salvador. Mais ce n’est plus le cas, car la sécularisation y a été spectaculaire. En 1981, 60 % des Américains assistaient à un service religieux au moins une fois par mois. En 2017, ils n’étaient plus que 39 %. En 1940, 73 % des Américains se disaient affiliés à une église, une synagogue ou une mosquée. En 2020, ils n’étaient plus que 47 %. En 1986, 10 % seulement des Américains de 18 à 29 ans se disaient sans appartenance religieuse, contre 36 % en 2020. Et si 27 % des Américains mariés de plus de 65 ans ont eu une cérémonie civile, leur nombre monte à près de 50 % pour les 18-35 ans.
Vous résumez le processus de sécularisation par une phrase : « La modernité crée des problèmes pour la religion. » Pourquoi?
Par « sécularisation », j’entends le déclin ou l’affaiblissement des religions au fil du temps. La principale théorie pour l’expliquer, c’est que la modernisation crée des problèmes pour ces croyances. Premièrement, vous voyez la rationalité gagner du terrain. Ce qui signifie que les gens ne résolvent plus des problèmes en faisant appel à la superstition. Si votre voiture est en panne, vous vous dites qu’il faut aller chez un garagiste plutôt que de vous référer à des forces magiques ou surnaturelles. Deuxièmement, la modernité a permis la prospérité. L’existence même des gens est moins menacée. Vous n’allez pas mourir de faim simplement du fait d’une sécheresse. Il y a des hôpitaux et des soins de santé pour une majorité de personnes, ce qui garantit une sécurité existentielle. Troisièmement, il y a plus de pluralisme dans une société moderne. Avant, dans un petit village français, tout le monde était catholique. Mais, avec l’urbanisation de la société, des personnes avec des appartenances religieuses diverses doivent cohabiter entre elles dans de grandes villes, ce qui crée une crise de crédibilité pour ces croyances. Qui a raison entre ces différentes religions? Peut-être ont-elles toutes tort? Ce pluralisme érode l’assurance que peuvent avoir les croyants dans leur foi. Tous ces phénomènes liés à la modernité affaiblissent considérablement les religions.
Mais les non-croyants font moins d’enfants que les croyants, surtout les plus conservateurs. Israël est un bon exemple, avec une population orthodoxe ayant un taux de fécondité bien plus élevé que les laïques, ce qui leur donne un avantage démographique considérable…
Effectivement. Israël est une démocratie moderne et prospère. Elle a été fondée par des juifs séculiers, qui n’ont pas créé cet Etat pour satisfaire un dieu, mais pour offrir un foyer aux juifs. Aujourd’hui, en Israël, les orthodoxes font trois ou quatre fois plus d’enfants que les juifs laïques. Par ailleurs, un autre phénomène joue dans cet Etat : la défense culturelle. Quand vous avez un pays entouré d’ennemis, qui se sent menacé par un groupe ethnique différent, cela peut renforcer les identités religieuses. L’Irlande catholique qui s’est opposée à l’Angleterre protestante en a été un bon exemple. De même que la Pologne catholique face aux Soviétiques.
Vous soulignez aussi le regain de la religion en Russie ou en Ukraine…
On ne peut pas détruire la religion par la force. La dictature marxiste-léniniste a essayé pendant un moment d’éradiquer la religion chrétienne. Mais beaucoup de croyants en Russie ont simplement caché leurs convictions.
Par ailleurs, après la chute du communisme, la religion est aussi devenue une source de fierté nationale. Beaucoup de mouvements nationalistes russes ont trouvé des alliés au sein de l’Eglise orthodoxe. Poutine a surfé là-dessus en reprenant l’idée que Moscou serait la « troisième Rome », de laquelle émanerait le vrai christianisme. Si la vie en Russie devient plus prospère, sécurisée, pluraliste, alors la religion devrait à nouveau y décliner. En revanche, si le pays est en guerre, qu’il y a une grande insécurité existentielle et que la dictature demeure, alors la religion, notamment si elle est fondée sur un credo très nationaliste, devrait rester forte.
Même dans les pays musulmans, où les données sont plus difficiles à recueillir du fait du poids social et politique de l’islam, la religion semble être en recul. Selon le Baromètre arabe [un réseau de chercheurs qui rassemblent et publient des données sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord], une majorité des 15-29 ans ne sont pas religieux dans 11 pays du Moyen-Orient et du Maghreb…
L’Iran a sans doute la population la plus séculière de tout le monde musulman, mais celle-ci ne peut s’exprimer ouvertement. Je suis persuadé que si nous avions des données fiables dans ce pays, on verrait que 40 % de la population iranienne est déjà sécularisée. La laïcité s’est construite en Europe en réaction à des pouvoirs royaux chrétiens. Je crois qu’on assiste aujourd’hui à un phénomène similaire dans les pays musulmans, avec beaucoup de jeunes qui constatent que l’islam est politisé et soutient les dictatures. Je trouve ces évolutions passionnantes.
En France, les catholiques conservateurs ne peuvent plus espérer faire de leurs croyances un programme politique majoritaire. On voit bien que l’avortement, le mariage gay et, aujourd’hui, l’euthanasie sont des non-sujets pour une grande partie des Français. En revanche, aux Etats-Unis, la droite religieuse contrôle la Cour suprême et peut toujours remporter une élection présidentielle du fait d’un système électoral qui lui est favorable. Cela va-t-il durer ?
Il y a deux changements majeurs qui sont en train de se dérouler aux Etats-Unis. D’un côté, la population non blanche est de plus en plus nombreuse, et obtient une représentation politique, ce qui n’était pas le cas avant. Cela produit un sentiment d’insécurité dans une partie de la population blanche. Et, de l’autre côté, on voit que la religion est en déclin. Les pays deviennent ainsi ethniquement de plus en plus divers, et de moins en moins religieux. Les Blancs religieux voient donc leur statut questionné. Ce qui provoque une réaction forte de leur part. Même si de plus en plus d’Américains sont séculiers, la droite religieuse n’a jamais été si puissante sur le plan politique. C’est un vrai paradoxe. Ils ne contrôlent pas seulement la Cour suprême, mais nombre aussi de juridictions au niveau des Etats fédérés, du fait des nominations de juges par Trump. Les chrétiens sont également très impliqués dans les conseils municipaux ou dans les conseils scolaires. Ils utilisent ce pouvoir pour abolir l’avortement, limiter les droits des homosexuels et remettre en question l’éducation publique, qui est sécularisée. Cela va-t-il durer? Sur le long terme, je pense que ce pouvoir détenu par une minorité chrétienne va s’émietter, car il n’est pas soutenable vu les évolutions sociologiques dans le pays. Je l’espère en tout cas. On verra.
Le déclin des religions traditionnelles n’est-il pas compensé par l’essor de nouvelles spiritualités, comme le new age ?
Certaines personnes quittent des religions institutionnalisées pour embrasser d’autres formes de spiritualité. Mais beaucoup d’autres ne le font pas. Les données montrent que les nouvelles spiritualités n’ont pas numériquement remplacé les religions traditionnelles.
Il y a le besoin psychologique chez beaucoup de personnes, qui souffrent dans la vie ou sont malades, d’un certain confort offert par la religion ou d’autres spiritualités. Je suis en train de faire des entretiens avec des Estoniens, la majorité d’entre eux accepte simplement la mort. On retrouve la même chose au Japon, en France ou en Uruguay. Des gens vivent leur vie de manière raisonnable sans religion. Je ne sais pas si nous sommes, d’un point de vue biologique, destinés à entretenir certaines croyances. Cela peut être le cas pour une partie des humains, mais d’autres vivent parfaitement sans croyance religieuse. Peut-être que le réchauffement climatique va entraîner un regain religieux. Car, quand la vie est imprévisible et effrayante, des personnes, automatiquement, se tournent vers la foi.
Comment voyez-vous l’avenir ?
La sécularisation se poursuivra. Le fait d’être sans religion devient une normalité et est totalement accepté d’un point de vue social. Durant la majeure partie de l’Histoire, vous étiez violemment stigmatisé pour cela. Ne pas être religieux signifiait être immoral, un peu comme l’homosexualité. Mais, quand vous avez de plus en plus de personnes qui disent : « Oh, je ne crois pas en Dieu », cela devient quelconque. Même si les personnes religieuses ont des taux de fécondité plus importants, il semble que les sorties ou les rejets de la religion sont plus importants que ce différentiel démographique. Le moteur de la religion se situe au niveau du foyer. Les parents éduquent les enfants dans leurs croyances, et c’est comme cela que celles-ci se perpétuent. Mais l’immense majorité des enfants des parents non religieux sont eux aussi sans religion. La tendance devrait donc se poursuivre. Mais, vous savez, Dieu seul le sait… [Rires.]
source :
L’EXPRESS
Propos recueillis par Thomas Mahler
le 02/07/2023