Inscrire sur une fiche d’état civil le mode de conception des enfants entraîne une nouvelle catégorisation. Pour l’anthropologue Anne Cadoret, c’est aux parents de révéler ou pas le mode de la procréation et de laisser aux enfants le droit d’accéder à leur histoire génétique.
Tribune. Le gouvernement prévoit une réforme des lois de bioéthiques dont deux points concernent la filiation : l’ouverture de la PMA (procréation médicalement assistée) aux femmes seules ou en couple de femmes et la levée de l’anonymat des donneurs ou donneuses de gamètes. Différents rapports ad hoc (1) ont été rédigés en vue de l’éclairer. En traitant le sujet des personnes autorisées à devenir parents par un recours à une PMA, les auteurs de ces rapports abordent la question de la nécessité ou non de la différence des sexes des parents. Puis en soulevant le thème de la levée de l’anonymat des donneurs ou donneuses, ils touchent à la question de la différence entre filiation et connaissance de l’origine du corps pour les personnes nées d’un don.
Pour prolonger les tribunes soulevées par ces propositions et publiées récemment dans Libération, je voudrais faire remarquer que ces deux grands thèmes en débat poursuivent l’ouverture de notre police des familles qui reposait sur un ordre symbolique liant sexualité, alliance, procréation et filiation en un nœud gordien. Peu à peu cet ordre s’est assoupli ; cette règle de parenté, fondée sur un ordre moral de la sexualité, a bien été bousculée par la loi de 1972 qui a permis que les père et mère d’un enfant ne soient plus obligés de se marier pour devenir tous les deux parents de cet enfant et l’intégrer dans leurs lignées respectives. L’alliance matrimoniale s’assouplissait et n’était plus un préalable à la filiation… Quarante ans plus tard, elle s’ouvrait même aux couples de même sexe avec le mariage pour tous (2013). Toutefois l’accès à la filiation de ces couples – en tant que couples (2) – reste bien difficile…
Quant au recours à une PMA pour devenir parents, il faut toujours un père et une mère pour recevoir un don de gamètes. Et les enfants conçus ainsi n’ont aucun accès à la connaissance de leurs donneurs ou donneuses. La police des familles reste bien là. Où en sommes-nous aujourd’hui avec les nouvelles propositions des lois de bioéthiques quant à la filiation? Avec l’ouverture de la PMA, il serait possible, pour une femme seule ou en couple de femmes, de pouvoir concevoir en France par un recours à un donneur et ainsi de devenir mère sans qu’il y ait dans sa structure familiale un homme acceptant de devenir père de cet enfant. Cette situation familiale ferait tomber la différence des sexes comme préalable à la filiation. Car elle mettrait à mal, en toute visibilité, notre modèle de parenté d’un père et d’une mère érigé en règle. L’accès à la PMA pour toutes les femmes, quelle que soit leur situation conjugale, serait alors un pas important pour sortir de notre modèle de parenté. La filiation s’autonomiserait de toute vérité «naturelle», de toute biologisation. Reste, cependant, pour les enfants nés d’une femme seule ou en couple de femmes, la question de leur patrimoine génétique et de la participation d’un tiers masculin à leur conception charnelle. Tiers masculin qui peut prendre l’aspect d’un donneur, mais aussi la rencontre d’un homme «sous une couette».
De la bonne volonté des parents
Pour la levée de l’anonymat, il ne s’agit pas, a priori, de faire tomber la différence de sexe à l’intérieur de la cellule familiale puisque celle-ci est constituée d’un homme et d’une femme devenus père et mère. Il s’agirait simplement de continuer à affirmer qu’ils sont bien les parents, mais aussi de permettre à leurs enfants, si ces derniers savent leur mode de conception et souhaitent connaître leur donneur ou donneuse, d’accéder à cette partie de leur histoire génétique. Cet accès reste donc tributaire de la bonne volonté des parents. Pour faire tomber ce secret, faut-il aller jusqu’à inscrire le mode de conception des enfants conçus par le recours à un donneur ou une donneuse sur l’acte d’état intégral d’état civil?
Dans la bataille d’abord intellectuelle puis citoyenne que j’ai engagée au sujet de la reconnaissance de l’homoparenté, je me suis déjà affrontée à une police des familles qui voulait que l’homosexualité soit mal vue ; et me suis bagarrée pour qu’il n’y ait pas de jugement moral sur le fait d’être homosexuel, considérant que c’est une donnée intime et non une déviance, une maladie ou une anormalité ; et l’objet de ma bagarre a porté plus sur la parenté que sur la sexualité. Dans mes écrits (3), j’ai attaqué le poids d’un ordre symbolique qui associait sexualité, alliance, procréation et filiation en un nœud gordien ; et dénoncé la confusion entre père et géniteur ou mère et génitrice. Mais aussi, dans ce combat, j’ai toujours lutté pour la levée de l’anonymat, parce que, même si la naissance n’est pas la filiation, l’enfant a un corps, issu aussi d’autres corps.
Alors comment faire pour respecter complètement le droit des enfants conçus suite à un don de connaître cette origine ? Comment ne pas maintenir l’illusion que leur père ou leur mère est leur géniteur ou leur génitrice ? Dans la tribune parue dans Libération le 13 mai, il est proposé de créer une nouvelle catégorie d’enfants : ceux conçus après un don, pour lesquels le mode conception avec le recours à un donneur ou une donneuse serait noté sur leur état civil intégral. Cela afin d’obliger leurs parents à révéler leur mode de conception, puisqu’un jour ou l’autre ces enfants sont appelés à lire leur état civil intégral. Très bien. N’entrons pas dans les garanties qu’il faudrait prendre pour que la consultation de cet acte ne concerne que les parents et leurs enfants. Mais n’est-ce pas tomber dans une nouvelle police des familles et une nouvelle catégorie d’enfants ? Ne faudrait-il pas mieux laisser encore les parents libres de dire – ou éventuellement ne pas dire – à leurs enfants leur mode de conception ? Tout en demandant fortement la levée de l’anonymat des donneurs pour les enfants, qui savent l’histoire de leur procréation et les difficultés qu’ont rencontrées leurs parents. Car ces enfants peuvent vouloir connaître (4) leurs donneurs d’hérédité (expression du doyen Carbonnier, souvent reprise par Geneviève Delaisi de Parseval), et doivent alors accéder à cette connaissance. N’est-ce pas une manière plus douce et surtout plus respectueuse de «travailler au corps», de travailler au plus près notre ordre symbolique de la filiation tout en respectant l’intimité des parents, d’une famille ?
(1) Comme ceux de la mission parlementaire, du Conseil d’Etat, du comité d’éthique.
(2) Quant aux couples homosexuels mariés, ils ne peuvent devenir parents comme les couples hétérosexuels, puisqu’une personne du couple doit adopter l’enfant de l’autre.
(3) Comme Des parents comme les autres. Homosexualité et parenté, Odile Jacob, 2002, réédition augmentée, 2014.
(4) A ce sujet deux livres viennent d’être publiés : Je suis l’une d’entre elles. La première génération de personnes conçues par PMA avec don témoigne, sous la direction de Vincent Brès, président de l’association PMAnonyme, l’Harmattan, 2019 ; et le Fils. L’incroyable enquête d’un homme pour retrouver celui à qui il doit la vie, Arthur Kermalvezen avec Charlotte Rotman, l’Iconoclaste, 2019.