par Denis Buican

LE MONDE | Article paru dans l’édition du 28.11.08

{Denis Buican est historien des sciences, professeur honoraire des universités.}

Les ténèbres engendrent des monstres, dignes des célèbres Caprices de Goya, pourchassé par une Inquisition qui embrasse l’esprit pour l’étouffer. Les inquisitions religieuses et les messianismes traditionnels furent, si j’ose dire, doublés par les dogmatismes laïques (marxiste-léniniste-staliniste ou national-socialiste) souvent plus dangereux encore.

Sur ce fond d’abdication forcée ou volontaire de la pensée libre se dessine le combat entre la théorie scientifique de l’évolution et la dogmatique – coiffée des oripeaux d’une scientificité illusoire – du créationnisme.

Une théorie scientifique, en l’occurrence l’évolutionnisme, n’est pas un dogme figé mais une construction vérifiée ou infirmée par l’expérimentation. Si l’évolution est un fait prouvé par l’expérimentation scientifique et l’observation chronologique de la dynamique de la biosphère, les théories qui en rendent compte restent toujours perfectibles : ainsi depuis les théories transformistes de Buffon et Lamarck jusqu’à la théorie synergique, en passant par l’origine des espèces de Darwin (1859).

Bien entendu, aucune théorie scientifique ne peut répondre aux questions qui dépassent, sans doute, les capacités de la connaissance humaine : “Pourquoi existe quelque chose plutôt que rien ?” Les sciences et leurs lois, qui représentent des rapports observables et répétables des phénomènes naturels, sont vérifiées dans la pratique mais laissent ouvert un espace vers l’inconnaissable. Or il ne faut pas indûment baptiser l’inconnaissable – Dieu pour les croyants ou Rien pour les athées -, car dans un cas comme dans l’autre on risque de tomber dans un messianisme ou dans un scientisme incompatibles avec la capacité cognitive de l’espèce humaine.

Les dogmatismes et les messianismes – religieux ou laïques – représentent un danger pour la survie de l’humanité comme le prouvent notamment la catastrophe du 11-Septembre et les guerres en Irak ou en Afghanistan, au Liban ou en Palestine. Pour ne pas “avancer à reculons” (Paul Valery) ou pour ne pas s’engouffrer dans “l’élan vers le pire” dont parlait Cioran, il faut garder une rigueur d’agnostique et respecter la vieille tradition de philosophie critique : où finit la science, commence… la croyance. Sinon les fondamentalismes de tous bords – judéo-chrétien ou islamique – et les dogmatismes selon les modèles George W. Bush ou Oussama Ben Laden ne peuvent que s’exacerber mutuellement.

{{HYBRIDES MONSTRUEUX}}

C’est une évidence scientifique que le monde n’a pas été “créé” selon la Genèse biblique il y a quelques milliers d’années. Et la paléontologie ne fait qu’apporter des arguments en faveur de la théorie de l’évolution. Le dogme créationniste – baptisé à tort par ses thuriféraires “science créationniste” ou “intelligent-design” – n’a aucun fondement scientifique réel.

Même du point de vue philosophique théorique, le créationnisme ne résout aucunement l’existence de la biosphère mais ne fait que déplacer indûment, sans aucune preuve, le commencement : si un éventuel “démiurge” a “créé” le monde, comment est apparu ce créateur putatif ? Ce qui ramène à l’inconnaissable et à une impasse de la pensée logique.

Le monde ne fera que gagner en humanité en se limitant à la connaissance rationnelle de vérités relatives mais prouvées expérimentalement plutôt qu’à tirer des plans sur la comète des illusions, explicables d’un point de vue psychologique élémentaire (qui ne voudrait survivre dans des paradis promis pour l’éternité ?) mais sans aucune base prouvée ou prouvable.

L’instinct de conservation menacé par la mort et l’éventuelle absurdité d’un monde où tout retourne à la poussière fait que l’homme s’accroche comme le noyé… à une paille. Pour autant, l’espoir et le désir ne doivent aucunement être pris pour des réalités. Peut-être faut-il appliquer aussi dans ce domaine de la connaissance scientifique et de la mythologie religieuse les paroles attribuées à Jésus de Nazareth : donnez à César ce qui est à César – c’est-à-dire laissez à la science la réalité expérimentale prouvable et gardez pour vos éventuelles croyances toute la liberté de l’imagination mythologique.

Mêler de façon abusive sciences expérimentales et religions dogmatiques ne fait qu’engendrer des hybrides monstrueux, issus du sommeil de la raison. Cela conduit à créer de toutes pièces de fausses sciences et aboutit à un Moyen Age des inquisitions de tout poil, apportant ainsi du bois pour les bûchers d’aujourd’hui et de demain qui, dans leurs fumées, étouffent toute pensée libre.