Rencontre avec Harun Yahya, alias Adnan Oktar, chef de file des néocréationnistes musulmans, qui ont entrepris de convertir l’Europe

De notre Envoyée spéciale à Istanbul

Janvier 2007, la France connaît la plus grande offensive créationniste jamais tentée sur son territoire. Un étrange ouvrage de 7 kilos et 800 pages, intitulé «l’Atlas de la Création», richement illustré et réfutant les thèses de Darwin au nom de l’islam, est distribué par milliers dans nos écoles et nos institutions. Sans scrupule, l’auteur y accuse le darwinisme de tous les maux de nos sociétés : racisme, eugénisme, fascisme, nazisme, communisme, athéisme, matérialisme, jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001 ! C’est la panique dans l’enseignement. Le mystérieux expéditeur du cadeau empoisonné ? Un certain Harun Yahya. Derrière le pseudonyme, composé des noms des prophètes Aaron et Jean, se cache le prédicateur turc Adnan Oktar. Il est le chef de file du mouvement anti-évolutionniste le plus virulent du monde musulman. Bienvenue chez les nouveaux créationnistes de l’islam fondamentaliste.

Rendez-vous pris auprès du bras droit d’Oktar, le lieu de la rencontre est tenu secret. Une berline noire vient nous chercher à 20 heures sur la place Taksim, au coeur d’Istanbul, et nous conduit sur la rive asiatique, dans un quartier résidentiel huppé. D’habitude, Oktar reçoit plus volontiers sur un yacht très m’as-tu-vu. Mais hiver oblige, il faudra se contenter d’une villa cossue avec piscine prêtée par un «ami». C’est que le gourou compte de très nombreux «amis», de préférence très fortunés. Son organisation compte ainsi 300 bénévoles, la plupart hommes d’affaires et chefs d’entreprise, qui lui reverseraient la quasi-totalité de leurs revenus.

La spacieuse entrée de la demeure a donc été transformée pour l’occasion en salle d’interview Contre le mur, un gigantesque présentoir avec une cinquantaine de livres signés Harun Yahya, pour la plupart en français. Des vitrines contenant des fossiles – crâne de loup, hyène et hippocampe. Des éclairages professionnels, deux caméras, et cinq hommes, d’environ 35 à 40 ans, pour surveiller le bon déroulement de l’entretien. Oktar a la réputation d’aimer aussi s’entourer de beaux spécimens humains non fossilisés. L’auteur de ces lignes étant une femme, l’aréopage du jour sera viril. Cela s’appelle le sens du détail.

Quinze minutes plus tard, «Maître Adnan» («Adnan Hodja»), ainsi que le surnomment ses disciples, fait son entrée vêtu d’un costume bleu griffé, pochette de soie turquoise et ceinture Gianfranco Ferré. Une tenue très éloignée des robes longues traditionnelles qu’il arborait dans les années 1980. «Après le coup d’Etat militaire de 1980, les groupes religieux fondamentalistes ont gagné du terrain en Turquie, raconte le sociologue Seraht Kentel. C’est dans ce contexte qu’est né ce créationnisme musulman pseudo-scientifique qui vide le mot science de son contenu et soutient que tout est déjà inscrit dans le Coran.» A cette époque, le jeune prédicateur fait plusieurs séjours en prison et en hôpital psychiatrique.

Relooké et cravaté, l’ex-étudiant des beaux-arts se présente aujourd’hui comme un écrivain scientifique de renommée internationale. Une star en somme. D’ailleurs, pour le tome 2 de son «Atlas» – qui en comptera 7 – Yahya-Oktar prend la pose sur une série de clichés hollywoodiens, lunettes de soleil et bronzage cuivré sur fond de mer. Célibataire de 52 ans – «un choix de vie» -, Oktar est peut-être encore davantage connu en Turquie pour ses déboires avec la justice que pour sa lutte contre l’évolution. Le 9 mai 2008, une cour d’Istanbul l’a condamné à trois ans de prison ferme, pour «création d’organisation illégale» et «enrichissement personnel». Lui y voit l’oeuvre complotiste des francs-maçons. L’affaire est actuellement en appel. En 1999, déjà, des icientifiques turcs défendant la théorie de l’évolution avaient porté plainte après avoir été menacés et calomniés par les membres de sa Fondation pour la Recherche scientifique, la BAV (Bilim Arastirma Vakfi), fondée en 1991 et proche de l’extrême-droite. Le juge avait alors ordonné des réparations. D’autres dossiers plus troubles ont aussi contribué à son aura sulfureuse. Oktar a ainsi été soupçonné de détention illégale d’armes, d’usage de cocaïne, de relations sexuelles avec des mineurs, et de harcèlement sur la top-modèle Ebru Simsek, qui aurait refusé ses avances. Il a presque à chaque fois échappé à la condamnation. «Le groupe d’Oktar fonctionne comme une secte mafieuse, explique Ali Bayramoglu, sociologue et éditorialiste du journal «Yeni Cafak». Il a vraisemblablement des appuis bien placés, des soutiens financiers importants, et il n’hésite pas à acheter ou à intimider tous ceux qui font obstacle à son entreprise. Dernièrement, il a encore réussi à faire interdire trois sites internet qui le contestaient. Si bien qu’aujourd’hui, en Turquie, on ose plus facilement critiquer l’armée qu’Oktar !» Sans nul doute, l’arrivée des islamistes au pouvoir, dans un pays déchiré entre laïcité et religion d’Etat, a également beaucoup profité à l’organisation, le ministre de l’Education, Hüseyin Celik, s’étant lui-même ouvertement exprimé en faveur des thèses du «dessein intelligent».

Pour l’heure, Oktar affiche un visage serein. Fier même. Il a réussi son coup : faire parler de lui à travers le monde. Il se dit convaincu que son «Atlas» a inspiré les discours sur la religion du président français Nicolas Sarkozy, «un bon croyant», le félicite-t-il, ainsi que la conversion au catholicisme de Tony Blair ! Si l’imposant ouvrage a été envoyé dans de nombreux pays comme les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la Suisse, l’Italie ou la Suède, c’est bien la France, pays des Lumières, qui était la cible numéro un. Son calcul est simple. Si les idées créationnistes conquièrent cette terre de philosophie laïque, le combat sera gagné. Son grand rêve d’Europe pieuse réalisé… Car, de son propre aveu, l’éradication du darwinisme n’est qu’une première étape. Le «verrou psychologique» à faire sauter dans l’esprit de la population pour qu’elle redevienne croyante.
Et sa force de frappe, à l’écouter, est impressionnante. Déjà 71 de ses ouvrages sont publiés en français, dont le livre pour les enfants «Parlez-moi de la Création» ou l’apparemment inoffensif «le Monde de nos petites amies les fourmis», tous disponibles sur le site Orientica.com qui siège à Montreuil, mais aussi bien en vue dans certaines librairies islamiques des 11e et 18e arrondissements parisiens. Même des sites leaders comme Amazon.fr ou Fnac.com proposent des dizaines de références ! En tout, Harun Yahya aurait à son actif plus de 200 films documentaires et 300 livres, traduits en 60 langues, publiés par sa propre maison d’édition Global Publishing, qui emploie 92 personnes à Istanbul. Il possède aussi 200 sites web, où une large part de ses écrits sont téléchargeables gratuitement. A cela s’ajoutent l’achat par la BAV de pages entières de publicité dans la presse turque pour annoncer «la fin du darwinisme», la distribution de livres et de plaquettes à destination des enfants et des enseignants, ainsi que l’organisation de centaines de conférences et d’expositions de fossiles dans le métro, les restaurants, les bars, et même dans certaines mairies et universités de Turquie. «Depuis cinq ans environ, observe le paléontologue François Escuillié, les créationnistes turcs achètent des fossiles à tour de bras et offrent des sommes hallucinantes.»

Selon le «maître», l’organisation vit uniquement des dons de ses généreux «amis» et des ventes de ses livres. Seulement ses dépenses annuelles sont estimées à plusieurs millions de dollars. A-t-elle été financièrement soutenue par ses homologues protestants américains ? Oktar reste évasif, mais reconnaît leur influence sur ses propres «travaux». En réalité, les livres du gourou turc sont des quasi copiés-collés d’ouvrages américains. On sait du reste qu’en 1992 Duane Gish et John Morris, les dirigeants du très puissant Institute for Creation Research (ICR), étaient venus en personne rendre visite à la BAV. Et, en 1998, créationnistes américains et turcs donnaient ensemble une série de conférences à Istanbul sur le thème : «La fin de la théorie de l’évolution : le fait de la Création». Le 12 mai 2005 encore s’y tenait le second colloque international sur le «dessein intelligent», avec le soutien de la municipalité. En fait, les premières influences créationnistes américaines sur la Turquie remonteraient encore plus loin, vers 1985. Le ministre turc de l’Education d’alors, M. Vehbi Dincerler, aurait pris contact avec l’ICR. Il souhaitait éliminer l’enseignement unique de l’évolution pour introduire la Création dans les manuels. De nombreux ouvrages de l’Institut américain seront traduits en turc et distribués aux enseignants des écoles publiques.

La machine de propagande se révèle terriblement efficace. D’après un sondage réalisé par l’Académie des Sciences, 75% des lycéens du pays ne croient plus à la théorie de l’évolution. «Il n’y avait jamais eu d’aussi grand mouvement anti-darwiniste en Islam, qui jusqu’à peu tolérait même très bien l’évolutionnisme, analyse le professeur Celal Sengor, éminent géologue de l’Université technique d’Istanbul. L’inquiétante progression des idées d’Harun Yahya est symptomatique de la dégradation politique du pays. Et plus généralement de la montée de l’extrémisme religieux dans le monde.» Le regain de religiosité ? «C’est le retour du Messie qui approche. Jésus reviendra dans vingt ans», prédit Harun Yahya avec des faux airs de Paco Rabanne.

Marie Lemonnier

http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2307/dossier/a392924-la_fili%C3%A8re_turque.html
Le Nouvel Observateur