La peur de l’apocalypse joue un rôle de plus en plus grand dans le monde moderne. C’est du moins la conclusion de Lorenzo DeTommaso, spécialiste du domaine et professeur de religion à l’Université Concordia. Le chercheur montréalais, qui en voit l’influence dans les débats sur l’environnement et dans le fondamentalisme religieux, redoute que l’Égypte y succombe également.

Q Pourquoi vous intéressez-vous à l’«apocalypticisme»?

R La croyance en l’apocalypse est l’une des plus toxiques qui soient. Je m’y suis intéressé dans le cadre de mes études en religion, mais j’ai rapidement constaté à quel point cette idée transcende les sociétés. À la base, il y a deux concepts: une dichotomie entre le bien et le mal, et l’idée que le monde dans lequel nous vivons est si dégénéré qu’il faut le supprimer pour qu’advienne un monde meilleur. On retrouve cette idée chez les peuples qui se sentent opprimés, qui sentent leur culture menacée. Elle ne connaît pas de frontières religieuses, idéologiques, culturelles.

Q Pouvez-vous donner des exemples actuels?

R Il y a évidemment les sectes. Mais prenez la Corée du Nord, l’Iran, les fondamentalistes islamistes qui rêvent d’une victoire de l’islam sur l’Occident, l’extrême droite qui se sent menacée en Europe et aux États-Unis: ce sont tous des exemples d’apocalypticisme. Ou, dans un contexte différent, l’environnement: certains défenseurs de la planète veulent mettre un terme à toute activité industrielle, voire réduire le nombre d’humains. De l’autre côté, des chrétiens évangéliques disent que l’environnement n’est pas important parce que, de toute façon, le monde va bientôt connaître l’apocalypse. Le problème, c’est qu’on prend des questions complexes – sous-développement, pollution, rivalités entre pays et entre religions, immigration – et qu’on le voit en blanc et en noir, sans compromis. Ça ne mène nulle part et introduit une certaine torpeur dans les populations, qui deviennent convaincues qu’elles sont impuissantes à résoudre leurs problèmes.

Q Pensez-vous que l’apocalypticisme joue un rôle en Égypte actuellement?

R J’espère que non. La population semble prendre son avenir en main. Mais il est toujours possible que les changements politiques mènent à un régime totalitaire et sur la défensive comme en Iran. La révolution iranienne, en 1979, semblait elle aussi promise à un bel avenir avant que les fondamentalistes s’en emparent. L’apocalypticisme va souvent de pair avec les mouvements islamistes fondamentalistes. Ils ont en commun une division nette entre le bien et le mal et l’idée que la solution est transcendante, dans un monde différent du nôtre. On le voit en Afghanistan ou avec le problème israélo-palestinien.

Q D’où vient l’idée de l’apocalypse?

R On en voit la première mouture dans le livre de Daniel, qui relate l’exil juif à Babylone. Le christianisme a hérité de cette tradition – Jésus a été le prophète apocalyptique le plus marquant. Le livre le plus frappant du Nouveau Testament, l’Apocalypse selon saint Jean, est le livre apocalyptique le plus influent de tous les temps.

On peut même dire que c’est le livre le plus important qui ait jamais existé. Il fallait probablement qu’il y ait des conditions sociopolitiques adéquates pour que naisse cette idée – l’exil à Babylone et l’asservissement par les Romains. Il fallait l’idée juive que le mal est une entité en soi, qu’il ne s’agit pas du péché ou d’une mauvaise chose, mais d’une force agissante dans le monde, qui rend impossible l’existence d’un monde juste. Jésus sauve le monde par sa mort, qui mène à une nouvelle création.

Il y a aussi l’influence persane du zoroastrisme, qui était marqué par une profonde dichotomie entre le bien et le mal. Toutes ces conditions étaient réunies au Proche-Orient, il y a 2000, 2500 ans. Ç’a l’air évident de notre point de vue, cette idée que le monde va bientôt arriver à sa fin, mais pour plusieurs cultures actuelles, pour des milliards de personnes, le temps est cyclique et non linéaire, il n’y a pas de fin possible, de destruction et de renaissance. L’apocalypticisme a besoin d’un temps linéaire.

Q Vous dites que l’apocalypticisme est en progression depuis les années 60. Sur quoi fondez-vous cette conclusion?

R On le voit dans notre culture, qui regorge de best-sellers comme la série Left Behind et de récits de fin du monde. On n’a qu’à penser à 2012 ou aux films sur les météorites produits il y a quelques années. La désignation du bien et du mal fait partie de notre discours politique. Pensez à George W. Bush et à son axe du mal. Dans la musique, dans les jeux multijoueurs sur l’internet, dans notre perception de l’environnement, on retrouve sans cesse des notions d’apocalypse.

Les solutions doivent venir de l’extérieur, pas de notre monde; il faut un renouveau, faire place nette. L’internet a joué un rôle important dans cette évolution, il y a eu une accélération avec le nouveau millénaire. Une personne apocalyptique du Missouri peut maintenant trouver instantanément des âmes soeurs aux quatre coins des États-Unis, aux quatre coins du monde.

J’y réfléchis depuis une quinzaine d’années et je suis toujours frappé et troublé de constater à quel point cette idée gagne en influence.

Q Pouvez-vous parler davantage de l’apocalypticisme environnemental?

R L’idée est de se soustraire à toute responsabilité et d’imaginer une solution magique qui fait abstraction de la réalité. On peut nier le problème, nier la réalité, comme les climatosceptiques. Ou penser que Dieu pourvoira, comme mère Teresa, qui demandait pourquoi on devrait se soucier de la Terre quand il y a tant de pauvres et de malades. À l’opposé, il y a les gens de Earth First, qui veulent se débarrasser de toutes les voitures. La position mitoyenne est inconfortable, c’est sûr, mais c’est la seule qui soit réaliste: l’humanité ne disparaîtra pas, la planète non plus, la nature et l’humanité trouveront forcément un moyen de coexister. Je pense que le débat sur le gaz de schiste au Québec est assez représentatif d’une réponse adéquate à l’apocalypticisme de ceux qui, d’un côté, voudraient interdire complètement cette industrie et ceux qui, de l’autre, considèrent que toute remise en question est un crime économique.

Q L’apocalypticisme serait en quelque sorte une vue immature de la réalité?

R Oui, c’est une réponse simpliste à des problèmes complexes. Comme George W. Bush, on ferme la porte à tout dialogue. On attend que la réponse au problème vienne d’un monde transcendant, formellement ou concrètement: Dieu, le messie, Obama ou encore les forces de l’histoire du marxisme.

Mathieu Perreault
La Presse (Québec)
http://www.cyberpresse.ca/sciences/en-vrac/201102/05/01-4367370-les-dangers-de-lapocalypse.php
le 05 février 2011