10/01/2010-La Croix

http://www.la-croix.com/Quitter-une-secte-reste-une-etape-eprouvante/article/2409451/4076

{{Libérés de l’emprise de leur gourou il y a un mois, les ex-reclus de Monflanquin tardent à reprendre une vie normale}}

Des membres de la communauté Tabitha’s Place, en novembre 2006 au manoir de Navarrenx, à Sus (Pyrénées-Atlantique). Dans son rapport 2005, la Miviludes signalait le cas des enfants de cette communauté, soumis à des horaires très lourds, à une discipline sévère, sans ouverture sur le monde extérieur (AFP/BONNAUD).

Jean Marchand tient à garder son portable ouvert jour et nuit. Au cas où. Depuis un mois, il vit dans l’attente d’un appel de son épouse et de ses deux enfants (30 et 32 ans), tous trois exfiltrés, le 11 décembre 2009, du petit groupe qui vivait depuis 2001 sous la coupe de Thierry Tilly à Monflanquin (Lot-et-Garonne).

« Les psychologues m’ont bien fait comprendre que la reprise des relations serait difficile au début, explique-t-il. C’est normal, le choc est tellement brutal qu’il leur faut du temps à tous les trois pour reprendre le fil de leur vie. » Ces tout derniers jours, les membres de la famille ont, timidement, repris contact. Jean Marchand, par peur de briser ce lien fragile, ne veut pas en dire plus. « De toute façon, je me suis préparé à retrouver des êtres extrêmement vulnérables », soupire-t-il.

Dans le dossier des « reclus de Monflanquin », onze membres de la famille Védrines se sont coupés du monde pendant huit ans et demi. D’abord, dans leur propriété de Monflanquin. Ensuite, à Oxford (Angleterre), où Thierry Tilly les a conduits à se poser. Suspecté d’avoir manipulé et totalement ruiné cette famille bordelaise, le supposé « gourou » a été interpellé et incarcéré en octobre dernier pour, entre autres, « abus de faiblesse et extorsion de fonds ».

{{S’empêcher toute critique frontale du gourou}}

L’exfiltration – qui consiste à intervenir directement auprès des adeptes pour les soustraire à la mainmise de leur maître à penser – est toutefois aujourd’hui rarissime. En cela aussi, l’affaire de Monflanquin est une exception. « Cette méthode nous semble inappropriée car elle risque, en usant de la violence, de renforcer l’adhésion à l’organisation », précise d’ailleurs Sonia Jougla, psychologue clinicienne spécialisée dans l’aide aux victimes de secte depuis trente-cinq ans. Ce n’est pas parce qu’on sort un adepte d’une secte, que la secte sort de lui ! ».

Il arrive toutefois à cette spécialiste de participer aux cellules mobiles dépêchées auprès des adeptes tout juste exfiltrés. « Dans ce cas, j’écoute au maximum les victimes, je joue le rôle de réceptacle, indique-t-elle. Lorsqu’elles tentent de me démontrer le génie de leur gourou, je me contente simplement de leur demander en quoi il est extraordinaire. Je recoupe leurs propos et pointe progressivement du doigt leurs contradictions. Bref, je les amène à se poser elles-mêmes des questions. »

S’empêcher toute critique frontale du gourou, c’est aussi la règle que s’impose Philippe Parquet, psychiatre et membre de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). « En général, les patients qui viennent à moi commencent à prendre leur distance vis-à-vis de leur gourou, souligne-t-il. Afin de ne pas les braquer, je me contente d’identifier avec eux les besoins qui les ont fait entrer dans l’organisation et de voir en quoi elles n’y ont pas trouvé ce qu’elles cherchaient.»

{{Le soutien des proches se révèle d’une importance capitale}}

Pour Marie-Laure, une ancienne adepte ayant quitté, en 2004 une petite organisation sectaire après y avoir passé plus de dix ans, un discours plus dur vis-à-vis de la secte serait contre-productif. « Lorsque ma famille s’en prenait aux pratiques de mon gourou, j’étais la première à le défendre, raconte-t-elle. J’avais d’ailleurs réponse à tout. On me disait que je me faisais arnaquer financièrement – il est vrai qu’on m’a quand même soustrait un million et demi de francs – et je répondais que “la vie n’avait pas de prix”… »

Philippe Parquet ne dit rien d’autre : « Le corpus doctrinal des gourous est souvent parfaitement construit et intégré par ses victimes. S’aventurer sur ce terrain-là est risqué. »

Le soutien des proches se révèle d’une importance capitale, au point que les thérapeutes les prennent souvent, eux aussi, en charge. « Nous enjoignons à la famille de surtout ne pas critiquer le gourou, cela déboucherait sur une sorte de compétition malsaine avec lui, assure Sonia Jougla. Les proches doivent se contenter de témoigner le plus d’amour possible à l’ancien adepte et lui répéter : “Sache que nous t’aimons quoi que tu fasses”. Loin d’être anodine, cette phrase se révèle souvent décisive dans la reconstruction des victimes. Car, au sein des sectes, les adeptes sont privés de tout amour inconditionnel. Par définition, les gourous conditionnent leur affection au fait qu’on se plie à leurs injonctions ! »

{{«Que la manipulation subie soit reconnue comme telle»}}

Reste que les efforts des proches ne paient pas toujours : certains anciens adeptes échouent à retrouver une vie normale. Les plus vulnérables rallient d’autres mouvements sectaires, voire développent des pathologies psychiatriques graves. La majorité, néanmoins, remonte la pente. « Qu’on ne s’y trompe pas, certains restent très fragiles, prévient toutefois Philippe Parquet. Récemment, une ancienne adepte des Témoins de Jéhovah qui venait de tomber amoureuse m’avouait qu’elle hésitait à s’engager affectivement sans avoir eu l’assentiment du groupe. Et ce, alors même qu’elle n’avait plus de contact avec ses membres depuis un bon moment… »

Quelques-uns, particulièrement déterminés, décident de porter plainte devant les tribunaux. « C’est souvent une manière de se détacher définitivement du groupe sectaire », constate Me Rodolphe Bosselut, avocat spécialisé dans le contentieux des sectes. Marie-Laure a choisi cette voie afin « d’être officiellement reconnue en tant que victime ». Elle ajoute : « C’est symboliquement important pour moi que la manipulation mentale que j’ai subie soit reconnue comme telle. »

Marie BOËTON