Dans un tchat sur le site du Monde, Farhad Khosrokhavar, sociologue, directeur d’études à l’EHESS, directeur du centre d’analyse et d’intervention sociologique (Cadis), et coauteur du Djihadisme, le comprendre pour mieux le combattre (Plon, 2015), a répondu aux questions sur le thème : « Comprendre les racines de la radicalisation en France ».

Philippe : la radicalisation touche-t-elle en majorité des délinquants en rupture avec la société, des prisonniers, des pauvres en situation de précarité sévère ? Ou ce genre de thèse qui accuse « la société » et/ou « les discriminations » est-il abusif ?

Farhad Khosrokhavar. La radicalisation jusqu’à 2013, c’est-à-dire la guerre civile en Syrie, a touché surtout les jeunes des banlieues. A partir de 2013, il y a un changement notable de décor, une diversification du modèle de radicalisation. Bon nombre de jeunes de classe moyenne rejoignent la Syrie pour lutter au côté de Daech ou d’Al-Qaida. Le modèle de jeunes de banlieue qui seraient exclusivement des djihadistes n’est plus valable. Par contre, l’écrasante majorité de ceux qui, jusqu’à présent, ont monté des attentats en France sont des jeunes de banlieue.

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Si on regarde la liste des jeunes djihadistes depuis 1995, on voit qu’il y a d’abord Khaled Kelkal, un jeune d’origine algérienne de la banlieue lyonnaise, qui a commis en juillet les attentats du RER Saint-Michel, tuant huit personnes et en blessant plusieurs dizaines. Ensuite, pendant dix-sept ans, aucun attentat ne réussit en France. C’est une période où les attentats se déroulent dans d’autres pays européens, notamment en Espagne en 2004 et en Angleterre en 2005.

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On assiste à une recrudescence des attentats en France, notamment avec Mohamed Merah en 2012, puis Mehdi Nemmouche en 2014 et, surtout les attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015 et les derniers attentats en novembre 2015.

Pour ces derniers, le statut d’un certain nombre de jeunes qui y ont trempé ne semble pas être celui des banlieues. Par conséquent, il n’est pas tout à fait exact d’affirmer que tous ceux qui ont commis des attentats sont des jeunes de banlieue, même si l’écrasante majorité en fait partie.

Milette : pourquoi n’utilise-t-on pas la terminologie relative aux sectes pour évoquer le départ des jeunes en Syrie (embrigadement, etc.) ? Et n’y a-t-il pas des lois relatives aux sectes, applicables au cas des djihadistes ?

Il y a des dimensions sectaires dans ces formes d’embrigadements. Mais une secte est caractérisée par une personne charismatique et un groupe de personnes qui gravitent autour du guide charismatique. Dans les cas qui nous occupent, il n’y a pas nécessairement un guide charismatique.

Même dans les derniers attentats, on voit bien qu’il y a un commanditaire, Abdelhamid Abaaoud, mais il n’a pas la stature charismatique d’un chef. C’est plutôt les copains qui se rassemblent autour d’un fait mobilisateur et sont inspirés par le prestige d’une organisation comme Al-Qaida ou d’une organisation qui se prétend être l’incarnation du califat, à savoir de Daech. Par conséquent, la dimension sectaire est, au mieux, partielle dans ce type d’organisation informelle.

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Diane : comment expliquer la pratique radicale de l’islam de personnes récemment converties ?

Il existe deux types de convertis, ceux qui proviennent des banlieues, et les convertis des classes moyennes. Les convertis de banlieue partagent le cadre de vie, les manières d’être et la gestuelle des jeunes musulmans des cités. Avant même qu’il y ait la conversion, ils partagent nombre de traits avec eux, comme ne pas manger de porc ou faire la fête du ramadan. Il existe donc une complicité qui facilite la conversion, puisqu’ils ont plus ou moins le même style de vie dans les quartiers dits « difficiles ».

Par contre, pour les jeunes de classe moyenne, il y a une rupture, en raison même de leur adhésion à l’islam. L’ancrage dans un milieu musulman n’existe pratiquement pas. Ce qu’ils cherchent, c’est avant tout se constituer une communauté chaleureuse, un monde où le sentiment d’appartenance serait beaucoup plus profond que dans le monde des classes moyennes marqué par un individualisme exacerbé.

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Les jeunes Blancs des banlieues n’ont pas de rupture avec leur environnement en adhérant à l’islam radical, même si cette version de l’islam est fortement minoritaire et ne touche qu’une infime partie de la population. Par contre, pour les jeunes de classe moyenne, il en va d’une rupture, et ils en ont besoin comme une forme de rite de passage pour passer de l’adolescence à l’âge adulte. Même s’ils sont post-adolescents, leur état mental est souvent comparable à celui d’adolescents attardés.

Il faut distinguer aussi les conversions par le genre. Depuis 2013, un nombre important de jeunes filles et de femmes ont rejoint Daech et elles aussi ont leurs traits distinctifs. Il y a aussi un autre groupe, les adolescents, filles et garçons, qui sont partis en Syrie. Par conséquent, le modèle de djihadisme s’est largement diversifié. Parmi ceux qui ont été tués par les forces de l’ordre en novembre 2015 figurait une jeune fille qui avait une vingtaine d’années. Il n’y a plus un modèle exclusif et unique de djihadiste.

Othman : la déradicalisation est-elle possible face à des personnes qui sont prêtes à se tuer et à tuer ? Y a-t-il des exemples ?

Effectivement, il y a des exemples d’individus qui se sont embarqués dans le djihadisme et qui y ont renoncé, soit à mi-chemin, soit après avoir commis des attentats et passé plusieurs années en prison. Ce sont ceux que j’appelle les repentis.

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A part les repentis, on a ceux qui, de retour du djihad, sont dans une situation d’indécision. Il y a aussi le groupe des djihadistes endurcis. Ceux-là ne sont pas susceptibles de revenir sur leur point de vue extrémiste. Une bonne partie de ceux qui ont commis des attentats peut être déradicalisée, si des mécanismes appropriés sont mis en place pour les convaincre du bien-fondé d’une version non-violente de l’islam.

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Léo : la croissance économique et le plein-emploi (dans l’idéal) suffiraient-ils à éradiquer la radicalisation, ou le phénomène est ancré plus profondément ?

Le plein-emploi contribue à diminuer le nombre des vocations au djihad, mais ne pourrait pas pour autant tarir totalement la vague djihadiste, puisqu’une partie des jeunes qui partent sont des classes moyennes et que, par ailleurs, l’état d’esprit des jeunes en banlieue est tel qu’il faudrait une génération pour faire changer le paysage mental. Le plein-emploi sur le long terme aura un effet bénéfique et réduira nombre des vocations au djihadisme.

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Anne : quel est le rôle des mosquées clandestines dans ce phénomène de radicalisation ? Sont-elles nombreuses en France ?

Depuis quelques années, les mosquées ne jouent plus de rôle majeur dans la radicalisation. Celle-ci s’effectue en dehors des mosquées, que ce soit sur Internet entre les groupes de copains ou en relation avec des jeunes déjà partis en terre du djihadisme. Le rôle des mosquées est très effacé dans les nouvelles formes du djihadisme en France.

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Marie : comment expliquer que des jeunes filles et de femmes soient attirées par cette idéologie qui nie aux femmes beaucoup de droits ?

Les femmes sont d’une génération post-féministe, la plupart de ces jeunes n’ont pas une conscience claire de la lutte de leurs mères et de leurs grands-mères au service du féminisme. Elles vivent la morosité d’une situation que l’on pourrait qualifier d’unisexe. Les jeunes garçons qui les entourent les ont détrônées. Elles cherchent le chevalier de la foi qui montrerait son sérieux en affrontant la mort.

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Le seul gage de sérieux pour ces jeunes femmes est cette capacité de lutter jusqu’à la mort au service d’une cause anoblie. L’islam djihadiste leur offre une occasion de trouver l’homme idéal qui accepterait de mener la lutte sans se soucier de sa survie. Il s’agit d’un romantisme naïf qui se conjugue à un exotisme primaire afin de rompre avec la monotonie de la vie quotidienne dans une Europe pacifiée depuis plus d’un demi-siècle. La dernière guerre de l’Europe datant de 1939-1945.

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Axel : est-ce que les mécanismes de radicalisation islamiste en prison sont les mêmes qu’ailleurs ? En quoi la prison favorise-t-elle la radicalisation islamiste ?

La prison concerne presque exclusivement les jeunes des banlieues. En prison, ils peuvent rencontrer d’autres candidats et, surtout, ils ont le temps de mûrir des projets qu’ils n’ont pas le temps de mettre en application dans la vie courante. Le modèle de radicalisation a subi une mutation à partir des années 2005-2006. Avant, ils montraient au grand jour leur radicalisation. Ils étaient même exhibitionnistes. C’est ce que j’appelle le modèle extraverti. A présent prévaut un nouveau modèle introverti, où ils dissimulent leur engagement aux autorités carcérales. Ils tentent d’embrigader d’autres jeunes en gardant le secret le plus total sur leur engagement.

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Orépat : l’état d’urgence et le traitement actuellement réservé à certains musulmans ne risque-t-il pas de renforcer la rancœur et la folie destructrice de certains ?

Cette rancœur et cette folie n’ont pas besoin de cet état d’urgence pour se développer. Les derniers attentats ont été commandités par Daech et mis en œuvre par des jeunes Français et Belges pour punir la France d’avoir bombardé la Syrie. L’état d’urgence a pour fonction de prévenir des actes terroristes. Par conséquent, l’état d’urgence n’envenime en rien la situation qui est passablement tendue en raison de l’implication de la France en Syrie et au Mali.

source : Le Monde.fr | 26.11.2015 à 18h21 • Mis à jour le 26.11.2015 à 20h12 |
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