Les pédagogies dites « alternatives » connaissent un succès croissant. Aux clients des établissements privés, le label offre la promesse d’un apprentissage « bienveillant » ainsi que de nobles raisons de
contourner la carte scolaire. Au sein de l’éducation nationale, il permet aux ministères de tenir un discours de «modernisation » sans dépenser le moindre euro. Pourtant, certains des penseurs à l’origine de ce courant visaient l’émancipation des classes populaires.
PAR LAURENCE DE COCK

C EST un segment. Foisonnant et lucratif. Au cours des dernières années, la promotion des pédagogies dites «alternatives» a rencontré maints succès de
librairie. Il y eut Ces écoles qui rendent nos enfants heureux en 2012 (Actes Sud, Arles). «Éduquer, y écrit Mme Antonella Verdiani, c’est faire du sacré avec l’esprit humain.» Dans un ouvrage exalté, cette ancienne cadre de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) enrôle pédagogues et expérimentations au service de son idéal : élever l’âme des enfants. En 2017, il y eut aussi, moins ésotérique, Les Pédagogies alternatives pour les nuls (First, Paris), dirigé par la journaliste Catherine Piraud-Rouet. Une mine pour les parents qui veulent le meilleur pour leurs enfants.
Montessori, Freinet, Steiner, Decroly : les pages égrènent des noms désormais synonymes de bienveillance, d’éducation au bonheur et à la joie.
Le marché de l’enseignement alternatif est en pleine expansion. À la rentrée 2022, parmi les 1 449 écoles libres non confessionnelles, 120 ouvraient. Les Clés de l’envol à Arzens (Aude), Graines de joie à Châteaugiron (Ille-et-Vilaine), Les Petites Brindilles à Moyeuvre-Grande (Moselle), Les Petits Plus à Lyon… Deux tiers de ces nouvelles institutions recourent à des «pédagogies actives» — l’autre nom des pédagogies alternatives —, 2,8% sont issues des
courants dits «démocratiques», 8,3% du modèle «écocitoyen». Et cet essor ne s’observe pas que dans les grandes agglomérations : en septembre de l’année dernière, une création d’établissement sur trois était intervenue dans une commune de moins de deux mille habitants (1).

Les récents confinements ont, semble-t-il, encouragé les parents à se tourner vers des modèles plus propices à des accompagnements personnalisés, plus en prise avec les nouveaux enjeux environnementaux. Les offres alternatives profitent de la crise de l’école publique et de la confusion sur la réalité de leurs pédagogies. La pensée magique tend à prévaloir, qui permet de s’abstraire d’une réalité tout à fait quantifiable, leur prix.
Même si de plus en plus d’écoles affichent des politiques sociales, avec tarifs indexés sur le quotient familial, le coût mensuel de ces établissements privés hors contrat — souvent supérieur à 300 euros — reste rédhibitoire pour une très grande majorité de familles. Dès lors, dans les quartiers populaires, cette offre scolaire privée sert les logiques de gentrification. Dans le 15e arrondissement parisien, par exemple, on compte trois écoles Montessori prolongées par un collège à Pantin, et une école démocratique. La bourgeoisie cultivée de gauche qui souhaite éviter les écoles de secteur y trouve son compte.
Elle se détourne de l’école publique mais sans opter pour le privé catholique, en se racontant qu’elle œuvre à la promotion militante de modèles alternatifs, pour le bien-être de sa progéniture aujourd’hui, de tous les enfants demain, quand l’école publique se convertira à la bonne façon de faire.
Dans leur diversité, ces méthodes trouvent leur origine dans le mouvement dit de l’«éducation nouvelle». La nébuleuse multinationale, née à la fin du XIXe siècle, se constitue en Ligue internationale pour l’éducation nouvelle en 1921 à Calais. Ses principaux instigateurs ont partie liée avec la théosophie, un mouvement philosophique fondé en 1875 qui plaide pour la réconciliation de la raison et de la religion. La ligue agrège rapidement des pédagogues du
monde entier autour de convictions communes : levier principal pour agir sur le monde, l’éducation doit œuvrer à la paix, servir la fraternité et placer au cœur de ses préoccupations un enfant considéré non plus comme un récipient à remplir, mais comme un individu doté de capacités d’apprentissage. Les apports récents de la psychologie doivent contribuer à enrichir un enseignement qui ne saurait s’exercer dans le cadre contraignant de l’école existante, peu préoccupée des besoins ou des difficultés d’élèves tenus pour des êtres passifs et obéissants. La ligue, dont le vocabulaire reste très imprégné par la théosophie entend, elle, comme l’explique sa revue Pour l’ère nouvelle, contribuer «à la libération des puissances spirituelles» de l’enfant (2). Freinet contre Montessori.
Ce mouvement agrège de nombreux pédagogues aux profils très divers. Parmi les plus célèbres, Maria Montessori — médecin qui développe en Italie, à destination des enfants ayant de fortes difficultés d’apprentissage, une méthode basée sur la manipulation d’objets — et Alexander Neill, féru de psychanalyse, éducateur libertaire et fondateur de l’école de Summerhill en Angleterre. Pédagogue suisse, Adolphe Ferrière a écrit L’École active(1922), le livre de chevet de Célestin Freinet, pédagogue en milieu rural dans le Sud provençal français. On peut encore citer le Belge Ovide Decroly, à l’origine de la fameuse méthode dite «globale» d’apprentissage de la lecture, Roger Cousinet, l’un des pionniers de la réflexion sur le travail en groupe, ou Paul Langevin, qui, à partir de 1929, préside la branche française de la Ligue internationale, le Groupe français pour une éducation nouvelle (GFEN). Fondateur en 1917 de l’école libre Waldorf à Stuttgart, Rudolf Steiner ne participe pas de son vivant au mouvement, mais les écoles Waldorf intègrent la ligue en 1970. Dissident de la théosophie, Steiner fonde l’anthroposophie, une philosophie globale. Pour lui, l’humain est le produit de forces antagoniques, «sympathies et antipathies du cosmos», qui lui font subir une série d’incarnations débouchant sur un «esprit universel» (3). Les écoles Waldorf fonctionnent encore aujourd’hui autour d’une cosmogonie — ce qui leur vaut des accusations de sectarisme (4).Tout ce petit monde ne coexiste pas dans l’harmonie, loin de là. Dès les premiers temps de l’éducation nouvelle, des clivages se font jour, notamment politiques. À quoi doit servir cette éducation nouvelle sinon à œuvrer à davantage de justice sociale ? La question oppose Freinet à Montessori au début des années 1930, tandis que le fascisme, au pouvoir en Italie, s’installe en Allemagne. Pour le premier, communiste, partisan d’une pédagogie «prolétarienne» conçue pour aider les enfants les plus pauvres (5), la méthode de la seconde, aussi intéressante soit-elle, se cantonne à accompagner individuellement les progrès de n’importe quel enfant, indépendamment de son ancrage social et collectif. Alors que Freinet met sa pédagogie au service de l’abolition du capitalisme, l’absence de finalités sociales et politiques de la pédagogie
Montessori lui permet de travailler avec le régime fasciste jusqu’en 1936. Neill, lui, ne se reconnaît pas dans une pédagogie trop bridée par les dogmes de psychologie cognitive. Il plaide pour une approche libertaire qui émanciperait l’enfant de toute obligation et respecterait son choix de travailler ou pas. Son école privée à Summerhill est surtout fréquentée par la bourgeoisie, tout comme d’autres écoles se réclamant de l’éducation nouvelle, dont la plus fameuse reste sans doute L’École des roches (Eure), fondée au XIXe siècle, uniquement centrée — encore aujourd’hui — sur l’accueil de la grande bourgeoisie. Le rapport au travail constitue une autre ligne de fracture. Freinet ironise sur des pédagogies actives qui évacuent la question de l’autorité, valorisent le jeu ou le projet, et minorent la place du travail à l’école. Quant à la pédagogie Steiner-Waldorf, ses fondements et pratiques ésotériques ne permettent pas de
l’envisager comme une simple déclinaison de la pédagogie alternative. La confusion volontairement entretenue entre toutes ces expériences nourrit une communication mièvre autour du bien-être de l’enfant, et dépolitise les enjeux de ces pédagogies. Autonomie, partage, solidarité entre pairs, coopération, confiance en soi, épanouissement… L’École démocratique de Paris affiche ces valeurs sur son site Internet et revendique les influences de Ferrière, de Freinet et de la Sudbury Valley School. Mais ce syncrétisme n’a aucun sens. Un nouveau modèle d’école naît en 1968 dans le Massachusetts près de Sudbury à l’initiative d’enseignants de l’université Columbia. Son fonctionnement peut, à l’origine, évoquer celui de l’école de Summerhill — assemblées générales, abolition des hiérarchies entre adultes et enfants, caractère facultatif des cours, refus de tout programme et cursus — mais les fondateurs
mettent rapidement leurs établissements au service du modèle libéral, et se chargent de développer l’esprit d’entreprise. Ce qu’on retrouve dans le programme de l’École démocratique de Paris : «Il est temps que l’école change pour préparer les enfants à relever les défis du futur en  leur permettant d’acquérir les compétences du XXIe siècle : leadership, autonomie, esprit critique, créativité, adaptabilité, sens de la collaboration et de la prise d’initiative (6). » Mettre la pédagogie prolétarienne du communiste Freinet au service d’un tel dessein, il fallait oser. «La société n’a plus besoin de travailleurs obéissants, mais d’individus autonomes et entreprenants», écrivait M. Ramïn Farhangi dans Pourquoi j’ai créé une école où les enfants font ce qu’ils veulent (Actes Sud, 2018). Si son établissement parisien, l’École dynamique, a fermé cette année, M. Farhangi évolue toujours dans l’univers du bien-être, du yoga et de la pleine conscience, en particulier dans l’écovillage ariégeois de Pourgues, dont il contribue au succès médiatique. En référence au best-seller de Neill paru en 1970 Libres Enfants de Summerhill, un collectif d’enfants y est surnommé «libres enfants de Pourgues». Le média Brut a consacré un reportage au lieu, en juin 2022, intitulé «L’histoire du village où les enfants ne vont pas à l’école». Enfants et adultes y racontent leur bonheur de vivre libérés de l’obligation scolaire. Conçu comme un «laboratoire coopératif», l’écovillage propose des formations animées par M.Farhangi sur l’«école démocratique», la vie en autogestion ou la résolution des tensions, pour la modique somme de 1 000 euros par personne pour une session de cinq jours. Un vrai paradis.
Faire mieux avec moins ?
L’écovillage de Pourgues appartient à un réseau très largement dominé par le mouvement Colibri fondé en 2007 par Pierre Rabhi (7). Inspiré par le conte amérindien du petit oiseau qui, seul, alors que la forêt est en feu, décide de «faire sa part» pour éteindre l’incendie (dans le conte, l’oiseau meurt d’épuisement), le mouvement appelle à l’«insurrection des consciences» contre la croissance et la surconsommation. Il dispose d’écoles dont celle des Amanins, la plus emblématique, ouverte autour d’une ferme agroécologique en 2006 dans la Drôme, et tournée vers la coopération, «la vraie vie», l’éducation à la paix, à la philosophie. La responsable, Mme Isabelle Pelloux, est l’auteure de L’École du colibri. La pédagogie de la coopération, paru
chez Actes Sud en 2014. Depuis une vingtaine d’années, la nébuleuse alternative s’appuie sur cette maison d’édition — mais aussi sur Les Arènes — et sur ses connexions dans les mondes du développement personnel ou de la lutte contre la modernité (notamment technologique, comme l’invasion du numérique).
Tantôt lieux de bien-être et de ressourcement, tantôt «laboratoires» de vie alternative, toutes ces expériences participent à savonner la planche d’une école pour tous les enfants. Surtout, elles perpétuent la tradition, bourgeoise, propre à un certain courant de l’éducation nouvelle, insensible aux inégalités scolaires et aux injustices sociales.
L’école publique prend depuis longtemps sa part dans les pédagogies alternatives. Depuis les années 1970, l’expression désigne un levier de réforme du système scolaire. Il faut alors changer le système éducatif dans un contexte de massification scolaire, tant son organisation que ses pratiques, afin d’accueillir des enfants aux profils très différents. Les réformateurs de l’école donnent ainsi une seconde vie à l’éducation nouvelle, répondant au passage aux demandes antiautoritaires de la génération de Mai 1968 : d’une part, l’administration encourage l’«innovation pédagogique» et les «pédagogies de projets»; d’autre part, elle accompagne des expériences innovantes, les lycées autogérés (Saint-Nazaire, Oléron, Paris) ou Les Écoles de la
Villeneuve de Grenoble.
Le tournant néolibéral des années 1980 change la donne. Sur fond d’économies budgétaires, les procédés alternatifs ne permettraient-ils pas de faire mieux avec moins ? On assiste à une captation des principes de l’éducation nouvelle. L’idée selon laquelle il suffirait de changer de méthodes d’enseignement permet de ne pas financer des réformes structurelles (recrutement d’enseignants, réhabilitation du bâti, baisse des effectifs par classe, etc.). L’«innovation pédagogique» a même fini par devenir le mantra d’une éducation nationale à bout de souffle. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’expérience de Mme Céline Alvarez, financée par l’Institut Montaigne, Agir pour l’école. Inspiré par une pédagogie Montessori teintée de neurosciences, le
projet séduit en 2010 le directeur général de l’enseignement scolaire de l’époque, M. JeanMichel Blanquer, qui lui donne carte blanche. Pendant trois ans, la jeune professeure des écoles de Gennevilliers, dont la classe est équipée à hauteur de 10 000 euros, soumet ses élèves de maternelle à l’apprentissage précoce de la lecture et du calcul. Un gouvernement socialiste met fin à l’expérience. Elle peut alors, dans un best-seller qui rend compte de cette expérience, Les Lois naturelles de l’enfant (Les Arènes, Paris, 2016), se présenter comme la victime apolitique d’une institution qui n’a pas su accueillir ses procédés révolutionnaires. Avec ce récit, Mme Alvarez fait le tour des plateaux de radio et de télévision pour vendre sa méthode face à des journalistes charmés et déjà bien formés à la critique d’une école qui «ne fait pas le job».
L’arrivée de M. Emmanuel Macron au pouvoir a redonné un coup de fouet à toutes ces croyances dans les vertus magiques de l’«innovation». L’«école du futur», dont les premières expérimentations ont lieu cette année à Marseille, fait aboutir cette instrumentalisation des pédagogies alternatives puisqu’il s’agit de conditionner l’attribution des subventions aux écoles à l’élaboration de projets innovants. «Ici on veut faire la classe flexible pour les mathématiques, là
on veut faire le laboratoire pour le français (8) », explique M. Macron, qui vient de créer un fonds d’innovation pédagogique de 500 millions d’euros.
Camoufler les injustices
Ainsi, dans un même quartier, certaines écoles seront dotées de matériel informatique performant, de chaises ou de tables ergonomiques dernier cri et adaptées aux projets de «classe puzzle», tandis que l’établissement voisin continuera de vivoter entre ses murs délabrés et derrière ses rideaux bloqués depuis plusieurs années. Les pédagogies alternatives servent la mise en concurrence généralisée des écoles et le culte de la performance. Ce faisant, elles participent à la ringardisation d’un enseignement ou d’un système dit «traditionnel», légitimant ainsi les initiatives privées qui peuvent se targuer d’«innover» en dehors des pesanteurs de l’éducation nationale. On comprend comment ces tentatives d’importation de pédagogies alternatives dénuées de toute idée de démocratisation scolaire servent avant tout la destruction du modèle d’école publique. Le Mouvement des entreprises de France (Medef) ne s’y est d’ailleurs pas trompé. À son université d’été en 2017, il a organisé une table ronde intitulée «Freinet, Montessori, Decroly, Steiner… Que penser des pédagogies alternatives ?», en présence de M. Blanquer, devenu, quelques semaines auparavant, ministre de l’éducation nationale.
La question de l’efficacité n’est pas une mince affaire. D’abord parce qu’en éducation, l’efficacité est difficile à mesurer. La sociologie critique, à la suite de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron, a montré à quel point les enfants dotés d’un haut capital culturel entretiennent une grande proximité à la culture scolaire. Pédagogies alternatives ou non, ils s’en sortent nettement mieux que les enfants des milieux populaires. Que la bourgeoisie ait la certitude que les pédagogies alternatives correspondent mieux à leurs enfants relève ainsi davantage d’un constat de confort — classes à petits effectifs, accompagnements individuels, sorties scolaires, etc. — que de la mesure empirique d’une efficacité.
C’est donc du côté des milieux populaires qu’il faut tenter de mesurer les effets des pédagogies alternatives sur les apprentissages. Sans oublier de se demander si elles permettent de réduire
les inégalités scolaires. En 1979, la sociologue de l’éducation Viviane Isambert-Jamati rend compte d’une enquête menée auprès de 375 instituteurs en région parisienne. Dix ans plus tôt, les programmes de l’école primaire avaient intégré des «activités d’éveil» directement influencées par les pédagogies alternatives. Ces activités devaient remplacer toutes autres matières que les mathématiques et le français. Les instructions préconisaient d’une part de
repartir du milieu des élèves, d’autre part de favoriser observations et investigation comme moyen de s’ouvrir au monde. Isambert-Jamati distingue les écoles à prédominance bourgeoise de celles à prédominance ouvrière. Dans les premières, les enseignants présupposent que leurs élèves n’ont guère besoin d’«ouverture sur le monde» dont ils bénéficient amplement dans leurs familles. Aussi privilégient-ils des exercices à forte exigence intellectuelle — raisonner, critiquer, apprendre à apprendre — et anticipent pour leurs élèves des études longues et des postes de pouvoir. Les séances d’éveil offrent des moments privilégiés pour apprendre autrement. Face aux enfants d’ouvriers, les choses sont différentes. Les instituteurs envisagent l’éveil plutôt comme un divertissement, une détente entre les disciplines de base, les exigences intellectuelles passent au second plan. Prime la volonté de leur faire découvrir ce à quoi ils n’auraient pas accès, en particulier la nature. En somme, donner du plaisir plutôt que fournir des outils critiques (9). Or lutter contre les inégalités scolaires implique de ne pas renoncer aux exigences en termes d’apprentissage. En toute logique, c’est aux enfants des milieux populaires qu’il
faudrait donner plus.
Des études universitaires plus récentes confirment ces constats anciens. Le sociologue JeanPierre Terrail, pilier du groupe de recherche sur la démocratisation scolaire (GRDS), insiste : la réponse institutionnelle apportée dans les années 1970 à la massification scolaire relève d’un «paradigme déficitariste» qui suppose que les enfants des milieux populaires souffrent d’un tel manque de savoirs que la pédagogie utilisée doit juste s’adapter à ce public, notamment en développant des activités qui rendent les enfants «actifs». Pour Terrail, ce programme, qui repose sur une perception misérabiliste des élèves issus des milieux populaires, relève d’une capitulation sur les exigences intellectuelles. D’autres travaux montrent en effet que la représentation que les enseignants se font de leurs élèves surdétermine les formes pédagogiques choisies (10). Parce qu’on tient souvent pour acquis que les enfants issus des milieux populaires ont déjà besoin d’être «remotivés», «réconciliés avec l’école», les dispositifs pédagogiques tendent à l’emporter sur les objectifs d’apprentissages. Par ailleurs, les méthodes alternatives peuvent être fondées sur des attendus trop implicites pour certains enfants plus éloignés de la culture scolaire, qui ont besoin qu’on rende davantage claires les consignes. Sans quoi, cela peut provoquer des malentendus sur ce qu’attendent les enseignants, déstabiliser des enfants fragilisés.

Et conforter les inégalités scolaires
S’engouffrant dans cette brèche, le ministère de M. Blanquer a tenté d’apporter la preuve de l’efficacité de certaines pédagogies, mobilisant des «données probantes», comme il l’avait déjà fait avec l’expérience de Mme Alvarez. Ainsi, la «neuropédagogie» permettrait de distinguer les bonnes des mauvaises pratiques. Si Mme Alvarez affirme dans ses ouvrages que la science aurait validé sa méthode, l’universitaire référent chargé de suivre son expérience, Édouard Gentaz, est beaucoup plus mesuré, affirmant qu’il n’existe à ce jour aucune étude prouvant la supériorité de la méthode Montessori et que l’expérience Alvarez n’a montré aucun résultat (11).
Faudrait-il pour autant en revenir à des méthodes traditionnelles dont on connaît aussi les effets
néfastes sur les inégalités scolaires ? Des travaux présentent les résultats positifs, en milieu populaire, de pédagogies inspirées de l’éducation nouvelle. Dans son livre Sociologie des pédagogies alternatives (La Découverte, Paris, 2022), Ghislain Leroy rappelle l’intérêt des méthodes inspirées par Freinet pour faire progresser les enfants moins favorisés. C’est ce qu’ont constaté en 2007 des chercheurs restés cinq ans dans une école Freinet du nord de la France (12). En apprenant aux élèves moins dotés en capital scolaire à travailler, en levant des inhibitions, en les amenant à se questionner, à discuter, à débattre, les méthodes coopératives semblent leur permettre de rattraper les résultats d’élèves issus des classes moyennes. L’efficacité de toute pratique dépend surtout du niveau de formation des enseignants, de leurs connaissances de l’histoire et de l’actualité de la pédagogie, ainsi que des travaux de psychologie et de sociologie de l’éducation. Plutôt que de la multiplication d’injonctions ministérielles à l’innovation, elle dépend également de la liberté laissée aux enseignants d’expérimenter dans les classes et de se doter d’outils de suivi pour en évaluer les résultats. Les réformes éducatives récentes vont exactement dans le sens inverse. Ce ne sont donc pas les pédagogies alternatives qu’il faut montrer du doigt, mais le choix par l’institution d’en privilégier certaines au détriment d’autres ; de les détourner à des fins de camouflage des injustices scolaires ou d’en faire un produit d’appel pour une nouvelle offre d’enseignement privé.

(1) «120 nouvelles écoles à la rentrée 2022 : une croissance affirmée ! [https://www.ecoles-libres.fr/statistiques
/#:~:text=120%20nouvelles%20%C3%A9coles%20%C3%A0%20la,d’%C3%A9coles%20ind
%C3%A9pendantes%20en%20France.]», communiqué de presse de la Fondation pour l’école, 30 août 2022.
(2) «Principes de ralliement [https://archive.org/details/pour-lere-nouvelle-1922]», Pour l’ère nouvelle, n° 1, Genève,
janvier 1922, disponible sur le site de l’université de Caen.
(3) Rudolf Steiner, La Nature humaine. Fondement de la pédagogie, Triades, Paris, 2002, cité par Anne-Claire Husser, «Des
âmes ayant déjà vécu plusieurs vies. Réflexions sur les conséquences pédagogiques d’une conviction métaphysique à
partir de la pensée de Rudolf Steiner [https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2019-2-page-117.htm]», Le Télémaque,
vol. 56, no 2, Caen, 2019.
(4) Lire Jean-Baptiste Malet, «L’anthroposophie, discrète multinationale de l’ésotérisme», Le Monde diplomatique,
juillet 2018.
(5) Lire « Dans la classe des Freinet», Le Monde diplomatique, décembre 2022.
(6) https://ecole-democratique-paris.org [https://ecole-democratique-paris.org/]
(7) Lire Jean-Baptiste Malet, «Le système Pierre Rabhi», Le Monde diplomatique, août 2022.
(8) Discours du 25 août 2022, www.elysee.fr [http://www.elysee.fr]
(9) Viviane Isambert-Jamati, Les Savoirs scolaires. Enjeux sociaux des contenus d’enseignement et de leurs réformes
[https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1991_num_32_4_4091], L’Harmattan, Paris, 1995.
(10) Cf. Sébastien Goudeau, Comment l’école reproduit-elle les inégalités ? Égalités des chances, réussite, psychologie sociale
[https://www.cahiers-pedagogiques.com/comment-l-ecole-reproduit-elle-les-inegalites-egalite-des-chances-reussitepsychologie-sociale], Presses universitaires de Grenoble et Université Grenoble Éditions, 2020.
(11) France Culture, 14 novembre 2022.
(12) Yves Reuter (sous la dir. de), Une école Freinet. Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire,
L’Harmattan, Paris, 2007. Cf. aussi Sylvain Connac, Apprendre avec les pédagogies coopératives. Démarches et outils pour
l’école, ESF éditeur, Montrouge, 2022.
Mot clés: Histoire Société Éducation France
Samuel Dumoulin (septembre 2019)
— « Limites de la coéducation », par Allan Popelard (mars 2014)
— «Controverses sur l’apprentissage de la lecture », par Jean-Pierre Terrail (septembre 2011)
— «Ce que nos enfants doivent savoir », par Evelyne Pieller (décembre 2009)
— « Décentraliser l’éducation pour mieux la privatiser », par Franck Poupeau (juin 2003)
source :www.monde-diplomatique.fr/2023/09 DE_COCK 66068    le 31 août 2023

LAURENCE DE COCK
Historienne et enseignante. Auteure d’Une journée fasciste : Élise et Célestin Freinet, pédagogues et
militants, Agone, Marseille, 2022.