En 2019, les « sans religion » pourraient devenir le premier groupe aux États-Unis

 Il va falloir réviser quelques clichés sur une Amérique peuplée de fous de Dieu : 2019 pourrait être aux États-Unis l’année historique où les « sans religion » s’imposent comme le premier groupe en termes de croyances. Un tournant majeur, mais qui ne fera sans doute pas la une des journaux, toujours plus prompts à mettre en avant les phénomènes religieux. Les statisticiens et démographes, comme ceux du Pew Research Center, ont l’habitude de distinguer les chrétiens en les classant entre protestants évangéliques, protestants traditionnels, protestants noirs et catholiques, du fait des grandes différences sociales entre ces catégories. Les athées, les agnostiques et ceux sans affiliation religieuse sont, eux, réunis sous le label « nones », ou « sans religion ». Ces « nones » représentent près d’un quart de la population américaine. Selon les enquêtes de la General Social Survey, ils étaient 22 % en 2016, soit environ 55 millions d’Américains adultes. La hausse est fulgurante quand on sait que leur part ne s’élevait qu’à 15 % en 1998, et à 8 % en 1990.

Ces « nones » sont déjà bien plus importants que les protestants traditionnels (méthodistes, luthériens, presbytériens…), un groupe en plein déclin qui en 2016 ne représentait plus que 10,2 % de la population. Les « sans religion » sont aussi passés devant les catholiques (23 % en 2016), une confession touchée par les scandales de pédophilie, mais dont l’érosion est contenue par l’immigration hispanophone. Et en 2019, les « nones » pourraient bien surpasser en nombre les évangéliques, aux alentours de 25 % selon les dernières estimations, mais eux aussi en baisse depuis un pic dans les années 1990 (à hauteur de 30 %). La Convention baptiste du Sud (un important regroupement d’églises évangéliques) a ainsi perdu plus d’un million de membres depuis une décennie.

L’évolution des protestants et sans religion depuis 1972.Les États-Unis sont la nation la plus religieuse du monde occidental. Mais cela n’a pas empêché le même phénomène de sécularisation qu’ailleurs. « Contrairement à ce qu’on imagine, il y a une convergence entre les États-Unis et l’Europe, c’est-à-dire un déclin des religions établies, surtout classiques – les évangéliques se maintiennent mieux- , accompagnée d’une montée spectaculaire des sans religion », confirme Denis Lacorne, directeur de recherche au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Paris et auteur de De la religion en Amérique (Gallimard).

Effet de génération

Parmi ces « sans religion », les athées purs et durs ne représentent qu’une minorité, à peine plus de 3 % en 2014 selon le Pew Research Center. Mais leur nombre serait largement sous-estimé par les études. Will Gervais et Maxime Najle, chercheurs en psychologie de l’université du Kentucky, ont ainsi démontré qu’il y a d’abord un problème de définition pour les personnes interrogées. Quand on demande aux Américains s’ils croient ou pas en Dieu, ils sont déjà 11 % à répondre par la négative, ce qui en fait techniquement des athées. Mais ce chiffre serait, pour nos deux chercheurs, lui aussi trop bas si on prend en compte le biais de désirabilité. Les Américains sont – même sous couvert d’anonymat – réticents à se déclarer comme étant incroyants du fait des préjugés qui restent attachés à cette catégorie. La période de la guerre froide a notamment fustigé les athées comme étant des communistes traîtres à leur patrie. Selon l’estimation de Najle et Gervais, 26 % de leurs compatriotes seraient ainsi formellement athées, soit plus de 64 millions d’Américains adultes.

L’effet de génération joue à plein dans cette vague de sécularisation. « Plus on est jeune, moins on a de religion », résume Denis Lacorne. Selon le Public Religion Research Institute, 40 % des 18 à 29 ans sont ainsi des « nones », quatre fois de plus que dans les années 1980. La hausse du nombre d’étudiants a elle aussi joué un rôle-clé, les chiffres montrant clairement que plus on est diplômé, plus en remet en cause les croyances religieuses. « Cela ne concerne d’ailleurs pas que les études scientifiques, mais aussi l’histoire, la psychologie, la sociologie… Ces disciplines érodent la croyance des étudiants. Une fois que vous avez été familiarisé à l’histoire des religions ou à la psychologie des croyances, cela est plus difficile de conserver sa foi. L’université, et le fait de développer des amitiés avec des personnes d’un autre milieu que le vôtre, renforcent le scepticisme », explique le sociologue Phil Zuckermann, professeur au Pitzer College en Californie et auteur de Society without God (New York University press) ou Living the Secular Life (Penguin press).

La répartition par groupes d’âges des “sans religion”. Aux États-Unis, les statistiques ethniques ne sont pas taboues comme en France. On constate aussi que les Blancs non hispaniques (62 % de la population globale) sont surreprésentés parmi les « sans religion », formant 68 % de ces « nones ». Les populations issues de l’immigration sont, elles, au départ plus religieuses, avant de voir leur foi s’éroder à la deuxième ou troisième génération. « L’immigration est un processus déroutant – vous quittez votre patrie pour un nouveau pays – et s’accompagne souvent d’une religiosité accrue. Les nouveaux arrivants se tournent vers la religion à la fois comme source de réconfort, mais aussi comme lien communautaire qui permet de trouver des solidarités ethniques. C’est ce qui se passe aux États-Unis, comme en Europe avec les musulmans. Mais je pense que, sur le long terme, beaucoup de leurs enfants ou grands-enfants embrasseront les valeurs de la laïcité », décrypte Phil Zuckermann.

La répartition par groupes ethniques des “sans religion”. Cette évolution spectaculaire demande en tout cas à ce que les médias français revoient quelques idées reçues sur les États-Unis, souvent décrits de notre nation voltairienne comme étant une théocratie. « In god we trust » ? Pour Denis Lacorne, « les États-Unis sont laïcs de par leurs institutions. Il n’y a pas de référence à un Être suprême dans la Constitution, et toute religion d’État y est interdite. Le serment sur la Bible n’est ainsi qu’une coutume parlementaire qui n’était pas prévue par les Pères fondateurs comme Jefferson ou Madison, très inspirés par les Lumières. Jefferson a réécrit les Évangiles. Il a fait sauter tout ce qui est miracles et transcendance. Il n’y a ainsi pas de résurrection, Jésus étant présenté comme une sorte de Socrate, un sage mais sans miracles. On oublie trop souvent cette tradition. Mais à côté de cela, il est vrai qu’il y a aussi une tradition puritaine, avec ce mythe qui s’est surtout développé au XIXe siècle en pleine période romantique. L’historien George Bancroft, le Michelet américain, a cherché un peuple fondateur, et a expliqué que c’était les puritains de la Nouvelle-Angleterre. Obama se rattache plutôt à la tradition séculière, alors que Trump est lui clairement dans cette tradition puritaine, en sachant que plus 80 % des évangéliques ont voté pour lui ».

Reste à voir les conséquences politiques. Comme le rappelle le professeur de sciences politiques John Green de l’université d’Akron, les « nones » ne se retrouvent pas chaque dimanche matin dans un même lieu, et ils ne suivent pas tous un même leader comme pour les pratiquants. Aucune grande figure politique américaine, pas même Bernie Sanders, ne s’est d’ailleurs directement adressée aux électeurs athées, en espérant récupérer leurs voix. Mais ce manque de visibilité politique – alors que la droite évangélique est elle très mobilisée sur le plan électoral – ne doit pas faire oublier l’essentiel : le groupe religieux qui croît le plus rapidement aux États-Unis est bien celui des « sans religion ».

source :

le point

Par Thomas Mahler

le 19/01/2019

https://www.lepoint.fr/societe/en-2019-les-sans-religion-pourraient-devenir-le-premier-groupe-aux-etats-unis-19-01-2019-2287101_23.php

 

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