« Rudolf Steiner, penseur alternatif » (2/5). Persuadé des bienfaits des forces cosmiques, de la Lune et des planètes sur les plantes, le philosophe autrichien invente, en 1924, un mode de culture. Le phénomène est aujourd’hui en vogue chez les vignerons, notamment en France. Certains, et non des moindres, y croient. Mais beaucoup dénoncent une pratique farfelue, voire sectaire.
« Je vous préviens, ça va sentir fort : on a reçu 3 000 cornes de vaches avant-hier ! » Dans un hangar à l’écart du Clos Cigalus, près de Narbonne, Gilles de Baudus désigne le récent arrivage de sacs bosselés, qui double le nombre de cornes stockées là. De quoi traiter en biodynamie les seize domaines viticoles de Gérard Bertrand pendant une année. Son responsable des vignes plonge la main dans un sac, saisit trois cornes : « Une de l’Aubrac, une charolaise et une limousine, moins torsadée et à la pointe sombre. »
Sans sourciller, Gilles de Baudus montre comment il les remplira de bouse de vache, avant de les enterrer le temps d’un hiver. La matière organique transformée en compost sera ensuite diluée dans de l’eau, brassée dans un vortex pendant une heure puis, ainsi « dynamisée », épandue dans les vignes. A raison de 100 grammes de bouse par hectare, la dose est pour ainsi dire homéopathique.
Voilà ce que la culture en biodynamie nomme la « préparation 500 ». Ou « bouse de corne ». Parmi les traitements autorisés dans ce type d’agriculture, elle en est un pilier. L’autre préparation-phare est la 501 – de la poudre de silice bourrée dans la corne. La première favoriserait l’enracinement et la fertilité du sol, la seconde améliorerait la vigueur de la plante. Pourquoi une corne de vache comme contenant ? Pour son lien avec le vivant : quand l’animal rumine, elle pointe vers le ciel et attirerait les forces cosmiques vers la Terre.
Sur le papier, ces recettes semblent sorties d’un autre âge. Et, forcément, leur efficacité interroge. Les recherches scientifiques, même si elles se multiplient récemment, restent rares et les résultats peu probants. Mais, depuis qu’il est arrivé en 2002 pour aider Gérard Bertrand à expérimenter la biodynamie sur une parcelle de 4 hectares, Gilles de Baudus ne se pose plus la question. Presque vingt ans plus tard, les vignobles atteignent 850 hectares, dont 80 % sont certifiés et le reste est en cours de conversion.
« Plus que bio »
Gérard Bertrand est le plus grand propriétaire au monde de vignes en biodynamie, emploie plus de 300 salariés, exporte ses vins languedociens dans 171 pays. Les bouteilles s’échelonnent entre 15 euros et 200 euros (pour le Clos d’Ora rouge). Cet entrepreneur à succès résume l’équation : « Si mes vignes étaient en moins bonne santé, si mes vins étaient moins bons, vous pensez vraiment qu’on aurait continué ? »
Chez son caviste ou dans son supermarché bio, le consommateur attentif peut identifier le logo Demeter sur l’étiquette de bouteilles ou de produits alimentaires, label qui certifie une culture en biodynamie. Le sentiment commun est qu’il s’agit d’un breuvage ou d’un aliment « plus que bio ». Etre en agriculture biologique est en effet un prérequis pour être en biodynamie. Mais il faut accepter en plus un solide cahier des charges : les fameuses préparations 500 et 501, des tisanes, des décoctions, le respect du calendrier lunaire et planétaire, la prise en compte de l’influence des forces cosmiques…
Ce que les clients ne savent sans doute pas, c’est que le concept de la biodynamie ne repose que sur huit conférences que le philosophe autrichien Rudolf Steiner (1861-1925) donna un an avant sa mort, à Kobierzyce, en Pologne, des paroles retranscrites dans un livre, Le Cours aux agriculteurs. Ce sujet intéressait peu le démiurge protéiforme, connu pour avoir imaginé la pensée anthroposophe, créé des écoles alternatives, noirci des dizaines de livres et 90 000 pages qui forment sa vision globale du monde.
Un trou de souris
A l’échelle de l’agriculture, la biodynamie ne représente qu’une petite niche, ou plutôt un trou de souris. Elle concerne 8 000 fermes et entreprises sur la surface du globe, dont 985 en France, en 2021. De la plante aromatique à l’élevage, de la vigne aux ruches, il s’agit généralement de petites exploitations, de fermes en polyculture. En France, la biodynamie couvre 17 000 hectares, soit 0,74 % des 2,3 millions d’hectares des surfaces bio, qui ne représentent elles-mêmes que 8,5 % des terres agricoles.
Certes, la croissance est notable. En France toujours, le nombre de fermes et de surfaces Demeter a doublé en quinze ans, et l’année 2020 enregistre la plus forte progression de son histoire, avec 150 nouvelles demandes d’adhésion. « Nous sommes même sollicités pour des produits pour lesquels nous sommes sans réponses », remarque Hélène Darras, chargée de la communication pour Demeter France. Elle cite un producteur d’escargots ou des propriétaires de restaurant qui veulent faire certifier leur établissement.
La biodynamie reste néanmoins une goutte d’eau. Au goût de vin. Car les deux tiers des adhérents français à Demeter, soit 621 propriétaires, sont des producteurs viticoles. Si l’on ajoute les 200 adhérents de Biodyvin, une autre certification cette fois spécifique au vignoble, on comprend que la biodynamie en France est avant tout une affaire de vignerons. Amusant, quand on sait que Rudolf Steiner n’a jamais trop apprécié le vin, a arrêté de boire à 40 ans, estimant que l’alcool freinait la fertilisation de son cerveau, et n’a jamais écrit une ligne sur l’entretien de la vigne.
Malgré sa faible étendue, cette pratique connaît pourtant une aura médiatique retentissante. Parce que beaucoup de ces domaines sont régulièrement salués dans les guides pour la qualité de leurs vins. Et puis les bouteilles de vin bio ou nature sont en vogue auprès des consommateurs urbains, au niveau de vie confortable et soucieux d’écologie.
Des vignerons invoquent la biodynamie comme l’une des clés du succès, qui les pousse à une plus fine observation de la plante et du sol, une meilleure réactivité. Pour eux, cela fonctionne. Par exemple Aubert de Villaine, à la tête d’un des vignobles iconiques dans le monde : le Domaine de la Romanée-Conti en Bourgogne. Ce dernier produit, en petites quantités, le vin le plus mythique, le plus cher, le plus rare.
Le pragmatique vigneron explique avoir passé la totalité du domaine en biodynamie après avoir constaté la meilleure santé de ses vignes, avec moins de dégénérescence infectieuse et une meilleure texture du sol. Pourquoi ? « On est dans le domaine de la foi, reconnaît-il. Notre sentiment est qu’une décoction de prêle a un effet. Sans qu’on sache l’expliquer. » Ce dernier a toutefois remarqué que malgré une année 2020 difficile, ses amis bourguignons cultivant en biodynamie ont fait de belles récoltes. « Ce facteur est particulièrement intéressant avec le dérangement climatique que l’on connaît et qui risque de s’accentuer. »
Aubert de Villaine fait une comparaison avec la pêche à la mouche. Il faut deviner où le poisson passera et à quel moment, lire la rivière et être en osmose avec elle. Ce dernier lit la vigne pour essayer de la mettre en rapport avec les forces qui la font pousser et enfoncent les racines. « Surtout, la biodynamie permet de mieux capter l’énergie d’un lieu, mettre en valeur son terroir. »
La biodynamie, oui, Steiner, non
Le vigneron, peu friand de concepts ésotériques, prend soin de préciser qu’il ne s’est jamais intéressé spécifiquement à Rudolf Steiner ni à l’anthroposophie. « Je pratique ce qu’il recommande mais je suis totalement déconnecté de l’homme et de sa philosophie. » Certains vignerons sont sur les mêmes positions : la biodynamie, oui, Steiner, non. Trop cosmique, trop farfelu. Trop de soufre, certains évoquant une tendance sectaire chez le penseur autrichien.
Cette posture qui vise à séparer la vigne biodynamique de son penseur originel en agace certains, comme le sociologue Valéry Rasplus, qui réalise des études sur des exploitations. « L’agriculture est un moyen, l’anthroposophie est le but », résume le chercheur, pour qui les deux termes sont indissociables. Il ajoute pour être bien clair : « Le mot “biodynamie” sert de cache-sexe à l’anthroposophie. » Selon M. Rasplus, il n’y a pas de biodynamie sans l’intervention des « êtres élémentaires », sans l’influence des planètes, les forces invisibles surnaturelles, la remise en cause du savoir biologique, chimique, physique actuel.
Le vigneron Patrick Baudouin, qui fait du bio en Anjou, a publié sur son site un long texte expliquant pourquoi il refusait de franchir une étape supplémentaire : ce serait plonger dans une religion. Joint au téléphone, il est encore plus direct : « Mes copains qui ne parlent que de pratiques biodynamiques sans évoquer l’anthroposophie sont dans le déni. Ils occultent le côté occulte. Ils perdent un temps fou à touiller leurs préparations en oubliant que Steiner, dans sa préface du Cours aux agriculteurs, précise que l’exposé ne peut être entendu que si on est d’abord membre anthroposophe, initié à sa pensée. »
Thierry Germain, vigneron : « Goethe disait : “La vigne, c’est la terre qui s’élève.” Ça m’émeut beaucoup »
Patrick Baudouin trouve plus cohérents les vignerons qui adoptent la philosophie de Steiner en bloc. Sans doute le plus prolixe est Nicolas Joly, qui produit la Coulée de Serrant, vin culte de Savennières, dans le Maine-et-Loire. Lui n’hésite pas à mettre sa pensée dans les pas de Rudolf Steiner – un penseur relié au cosmos –, à évoquer l’existence de gnomes, ondines et sylphides pour expliquer les bienfaits de la biodynamie.
Sans aller jusque-là, Thierry Germain, vigneron réputé à Saumur-Champigny (vin de Loire), met en avant l’émotion dégagée par le vin biodynamique. Il a voulu découvrir ce champ après avoir goûté des vins qui l’ont « fait vibrer ». Il a même arrêté de faire des analyses de données lors des vendanges et de la vinification. « Chaque fois que j’analyse, la notion émotionnelle disparaît », dit-il.
Lui aussi parle de ses préparations 500 et 501, travaille avec des tisanes et des décoctions. « Mes vignes se portent bien », ajoute Thierry Germain, qui se dit « plus goethéen que steinerien », reprenant la pensée du poète allemand sur la transformation du vivant, comment l’énergie cosmique et terrestre irradie toutes les plantes. « Goethe disait : “La vigne, c’est la terre qui s’élève.” Ça m’émeut beaucoup. »
« Ça n’a aucun sens »
Il y en a un que ça n’émeut pas, c’est Jean-Pierre Cambier, pharmacien dans l’industrie à la retraite, également docteur en philosophie, animateur du blog « La biodynamie au risque de l’anthroposophie ». Il a dans sa ligne de mire toute la pensée ésotérique. « Avez-vous regardé le détail de certaines préparations ? », demande-t-il. Pour la 502, de l’achillée (plante vivace) dans des vessies de cerf. Pour la 505, de l’écorce de chêne dans un crâne d’animal domestique. « Ça n’a aucun sens. » Il ajoute que l’irrationnel cache toujours des gourous. « C’est dérangeant philosophiquement et démocratiquement. »
Au-delà de ce fameux Cours aux agriculteurs, pas vraiment un livre pour le grand public, il existe de nombreux ouvrages pratiques sur la biodynamie. En tête de gondole, le Calendrier des semis. Biodynamique. Ce best-seller réédité chaque année depuis 1963 est en vente aussi dans les jardineries, et pour cause, il s’adresse à quiconque possède un jardin.
La créatrice de ce calendrier, l’Allemande Maria Thun (1922-2012), l’a mis au point à partir de ses observations et de ses recherches, en tenant compte des rythmes lunaire et planétaire. Il est édité par le Mouvement de l’agriculture biodynamique, une association qui dispense des formations en région pour les particuliers comme les professionnels. Et forment la plupart des agriculteurs qui souhaitent se lancer.
Parmi les nombreux ouvrages sur le sujet, il en est un qui détonne : Cosmo Bacchus (Eidola, 2018), de Jean-Benoît (alias JB) Meybeck. Dans cette bande dessinée en trois volumes, mi-fiction, mi-documentaire, l’auteur porte un regard critique et amusé sur la biodynamie, les préparations, les histoires de gnomes et d’influences cosmiques, qu’il juge par ailleurs « pittoresques et charmantes ». En revanche, les liens avec l’anthroposophie ne le font plus sourire. « Quand je vois que la pandémie de Covid-19 a entraîné le développement de la doctrine médicale anthroposophique, largement antivaccin, je suis content d’avoir fait ces livres pour alerter. »
Michel Chapoutier, vigneron : « Quand mes salariés arrivent avec des doutes, je leur réponds que si on était une secte, on ne leur donnerait pas d’argent, on le leur prendrait ! »
Cette même ambiguïté entre la culture de la vigne et la pensée de Steiner traverse l’entreprise Demeter International, créée en Allemagne, en 1932, par des disciples du maître afin de poser les règles de la biodynamie et de les promouvoir. Non sans succès. La firme réalise aujourd’hui 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires en multipliant les activités dans le vin et l’agriculture (consulting, certifications, expertise, vente de produits agricoles biodynamiques…). Mais elle finance aussi, à hauteur de 100 000 euros par an, la Société anthroposophique universelle, navire amiral de la pensée du maître, qui essaime modestement dans le monde entier, et dont le siège se trouve près de Bâle, en Suisse.
De son côté, Demeter France, association à but non lucratif installée à Colmar, chargée de certifier la biodynamie dans l’Hexagone, s’évertue à minimiser ses liens avec le grand frère allemand et, surtout, avec l’anthroposophie. La chargée de communication, Hélène Darras, insiste : ce type d’agriculture a beaucoup évolué depuis Steiner, et tient davantage aux travaux des ingénieurs agronomes qui en ont défini les règles, citant Ehrenfried Pfeiffer, le couple Kolisko, Alex Podolinsky, Peter Proctor ou François Bouchet. Elle ne dit pas que presque tous étaient anthroposophes.
Il n’en faut pas plus à certains pour affirmer que la biodynamie est une porte d’entrée à une dérive sectaire. Ce rapprochement amuse Michel Chapoutier, à la tête de la solide Maison Chapoutier dans le Rhône, qui utilise cette pratique depuis 1991 : « Quand mes salariés arrivent avec des doutes, je leur réponds que si on était une secte, on ne leur donnerait pas d’argent, on le leur prendrait ! »
Il assume néanmoins une dimension spirituelle à sa pratique de la vigne, qu’il qualifie même d’essentielle. « Si j’accepte que j’ai un corps astral, il est nécessairement spirituel. Vous ne pouvez pas faire de la biodynamie sans y croire, sans avoir un principe d’intention sincère. Sinon on applique de la poudre de perlimpinpin. »
« La vérité est dans la bouteille »
Michel Chapoutier tient pour acquis les bienfaits de l’homéopathie, la réalité de la mémoire de l’eau et l’intelligence émotionnelle des plantes (qui réagissent à l’intention, sachant immédiatement si on leur veut du bien ou non). Il se moque que le consensus scientifique lui soit défavorable sur ces questions. « Les rationalistes commettent le même péché d’orgueil que le Vatican face à Galilée, assène-t-il. La science, devant une observation qui la contrarie, ne sachant pas la démontrer, préfère la piétiner. Nous vivons dans une scientocratie qui rappelle la théocratie d’antan. »
Mais finalement, pour Michel Chapoutier, peu importe. Car l’essentiel est de savoir si le vin y gagne. Il en est persuadé : la biodynamie, en offrant une bonne activité microbiologique au sol, permet au terroir de « s’exprimer », et apporte salinité et minéralité à ses vins. L’argument de la qualité revient à un moment ou à un autre dans la bouche des viticulteurs en biodynamie. « La vérité est dans la bouteille », résume, par exemple, Thierry Germain.
Force est de constater qu’en dégustation, même à l’aveugle, les vins en biodynamie s’en sortent particulièrement bien. Complexes, élégants, juteux, salins, les compliments ne manquent pas. Dans le verre, impossible d’en démêler la raison : est-ce lié à la pratique spécifique, à la qualité du terroir, au talent du vigneron, au temps passé dans les vignes ou à la finesse du travail en cave ?
Il est certain que la biodynamie rassemble des grands noms. Du Domaine Leflaive (puligny-montrachet) à Château Palmer (margaux), de Marie-Thérèse Chappaz (en Suisse) à Jean-Charles Abbatucci (Corse), du Domaine Ganevat (Jura) à Château Pontet-Canet (pauillac), leurs bouteilles sont parmi les meilleures de leur appellation… mais aussi souvent les plus chères. Les prix s’envolent à plusieurs centaines d’euros, et c’est un exploit de pouvoir en trouver à moins de 12 euros les 75 cl.
Replacer le goût du vin au centre du débat est le moteur du label Biodyvin, créé en 1995. « Demeter fixe une obligation de moyens, et nous, une obligation de résultats », résume Olivier Humbrecht, président de cette association, pour distinguer les deux entités délivrant des certifications. Ce dernier est du reste vigneron aussi, à la tête de l’excellent domaine alsacien Zind-Humbrecht.
« Quand bien même on nous démontrerait que la biodynamie ne marche pas, elle nous permet de vivre. Alors si on préfère asperger de la camomille, où est le problème ? », constatent Eric et Christine Saurel, vignerons
Les propriétaires en quête de la bénédiction de Biodyvin doivent soumettre leurs vins à une séance de dégustation qui valide ou non la candidature, en plus des visites d’observation pour vérifier les pratiques à la vigne et au chai. En moyenne, il faut quatre à cinq ans pour obtenir ce label. Sur les 60 candidats en 2021, un tiers seulement sera accepté. Les adhérents figurent parmi les grandes références des œnophiles.
Pour Olivier Humbrecht, le saut en biodynamie est parti d’un constat sur ses vignes : « Je voyais des maladies résistantes, des sols épuisés. Comme beaucoup, je cherchais des solutions dans un seul but : avoir de belles vignes sans produit chimique. » En ce 29 juin, il est entouré d’une douzaine de membres de Biodyvin, pour la dégustation finale des candidats.
A l’évocation de la chimie, Eric et Christine Saurel, du Domaine Montirius, près de Vacqueyras dans le Rhône méridional, opinent : « On ne reviendra pas en arrière. On a une terre vivante, pas question de la tuer. Quand bien même on nous démontrerait que la biodynamie ne marche pas, elle nous permet de vivre, à nous et à notre vigne. Alors si on préfère asperger de la camomille, où est le problème ? »
L’enrobage ésotérique, un habillage commercial ?
A leurs côtés, Jo Landron, belles moustaches et beau domaine dans le muscadet, met en avant, lui, une dimension sociétale : « Cette méthode permet de rendre le vigneron autonome, libre de ses choix. » Olivier Humbrecht observe, lui, que ce système de culture fait baisser le chômage : il suffit d’un salarié pour traiter 10 hectares de vignes en conventionnel, quand il en emploie sept sur la même surface. Un choix généreux mais aussi coûteux.
Les bienfaits de la dimension sociétale de la biodynamie sont justement cernés par Jacques Caplat, agronome et ethnologue, bien plus que son efficacité, dont il doute : « Il y a l’idée d’intégrer culture et élevage, des productions diverses qui s’épaulent. » Ce dernier donne ces exemples : les moutons pâturent dans les vignes et apportent de la fertilisation, il y a moins d’achats extérieurs, les gens se sentent mieux, ils retrouvent le plaisir de leur métier. Plutôt que de croyances, l’ethnologue parle de rituels. « Les astres, les saisonnalités permettent au vigneron de s’ancrer dans le temps. Cela a un effet apaisant. »
Reste que les différences sont minces entre bio et biodynamie dans le vin. De mauvaises langues voient dans l’enrobage ésotérique et cosmique un habillage commercial. Olivier de Moor, vigneron à Chablis en bio depuis dix-sept ans, rappelle que les usages à la mode Steiner existaient bien avant ce label. « Les tisanes, les plantes pour soigner, la bouse comme fertilisant, l’usage de la silice sont des pratiques qui existaient des années ou des siècles avant Steiner. » Lui-même applique tisanes et huiles essentielles sur ses vignes.
« Une information pas facile à gérer »
La science elle-même est bien en peine de départager, voire de distinguer, ces deux cultures « propres ». D’abord, parce que la littérature scientifique est mince et contestée. Des expériences à long terme sont en cours. Cyril Gambari, docteur en microbiologie, estime que, sur trois points centraux – belle plante, bon rendement, bon goût –, les deux cultures sont équivalentes, à de minuscules détails près. Qui ne sont pas, selon lui, l’intervention des planètes ou de la Lune. « Leur inefficacité est clairement prouvée. »
Mais voilà que deux études, complémentaires et sur le long terme, sont favorables à la biodynamie. Jean Masson, directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (Inrae) à Colmar, a travaillé sur la vigne. Trente-trois parcelles en conventionnel, bio et biodynamie ont été auscultées pendant sept ans, arrivant à cette conclusion : les vignes cultivées en biodynamie se défendent mieux que les autres contre les maladies et les dérèglements climatiques.
Des résultats préliminaires ont été publiés en janvier 2021 dans la revue de référence britannique Nature, le compte rendu global étant attendu pour la fin 2022. « C’est une information pas facile à gérer, reconnaît le chercheur, qui craint les réactions. Il est normal qu’on puisse nous démontrer qu’on s’est trompé. Mais il faudra le faire avec une étude aussi puissante et rigoureuse que la nôtre. »
Mille arguments contraires
Lionel Ranjard, directeur de recherche à l’Inrae de Dijon, a réalisé une étude similaire, mais sur les sols cette fois, à partir de trois territoires (Colmar, Bourgogne-Nord et Mâconnais), 150 parcelles et avec le concours de 50 viticulteurs. Les premiers résultats datent de novembre 2020, auxquels s’ajoutent des données récentes. Le chercheur constate une plus grande richesse de la biomasse dans les sols cultivés en biodynamie. « Il y a des indicateurs dans le rouge, l’orange et le vert dans les trois types d’agriculture. Mais il y a plus d’indicateurs en vert dans la biodynamie. »
Le chercheur se garde de toute explication ou militantisme. « Mon rôle n’est pas de prendre position. » D’autres le feront à sa place. Les Aubert de Villaine, Gérard Bertrand, Thierry Germain ou Olivier Humbrecht diront que ces études confirment ce qu’ils constatent chaque jour dans leurs vignes. D’autres brandiront mille arguments contraires. La bataille de la biodynamie est loin d’être finie.
source :
Le Monde
Par Ophélie Neiman
Le 12 juillet 2021