Fondée en 1954 par l’Américain Ron Hubbard, l’Eglise de scientologie evendique aujourd’hui huit millions d’adeptes et affirme être présente dans 165 pays. Comment expliquer un tel succès ? Plongée dans les arcanes d’une institution où argent et spiritualité font bon ménage.

Vous pouvez ouvrir les yeux. » De sa voix grave, Kerry annonce que la séance est finie. Pour la première fois en trois heures, la lumière jaune du plafonnier en plastique remplace la pénombre des paupières. Pendant plus de trois heures, il a écouté la même histoire. Inlassablement, il a répété : « A ce moment-là, qu’avez-vous ressenti ? Vous souvenez-vous d’une odeur, d’une image ? » Kerry est scientologue. Pas besoin d’un badge : costume noir, chemise blanche et cravate crème suffisent. Il porte cet uniforme tous les jours depuis 35 ans. Il fait partie de la Sea Organization, l’élite de la scientologie. « Vous souvenez-vous de tout ce qui vient de se passer ? », demande-t-il. « C’est une sorte d’hypnose, parfois, les gens oublient. » L’analyse s’arrête là. Suivant les principes de la scientologie, Kerry ne tente pas d’interpréter ce qu’il vient d’entendre. Il se lève et ouvre la porte sur un long couloir.

Un « goulag » pour les mauvais éléments

Dehors, la peinture bleue, qui vaut au bâtiment son surnom de « Big Blue », luit sous le soleil californien. Aucune trace de l’agitation de Sunset Boulevard, où le siège mondial de l’Église s’est implanté.Difficile de croire qu’à seulement quelques mètres, des hommes et des femmes sont consignés dans leur chambre, surveillés 24 heures sur 24. « J’étais enfermé dans une pièce avec un autre homme, qui avait la clé de la porte. Je ne pouvais pas sortir. » Chuck Beatty est un revenant. Ce sexagénaire, qui vit à Pittsburg, a passé 27 années au service de la scientologie. « On se levait à 6 h 10 du matin, on prenait le petit-déjeuner, puis on faisait de la pseudo confession-thérapie », se souvient-il. 150 à 200 personnes grouillent dans les parties inférieures du bâtiment bleu. C’est le RPF, le Rehabilitation Project Force. Les anciens de la scientologie y décrivent un « goulag » réservé aux mauvais éléments, hors de la vue des curieux. Pas de téléphone, pas de radio. Aucun contact avec l’extérieur. « Parfois des personnes veulent partir. Elles sont arrêtées physiquement ou quelqu’un est chargé de les suivre dans Los Angeles, et de les ramener. » À l’accueil du siège, Heather offre son plus beau sourire. Elle ne doit pas avoir plus de 25 ans. « Alors, comment c’était ? Pas trop dur ? » Le claquement de ses hauts talons résonne dans le hall ultramoderne. C’est ici que les nouveaux venus sont accueillis. Tiré sur papier glacé, le portrait de Ron Hubbard, père fondateur du culte décédé en 1986, semble veiller sur sa progéniture. « Si vous sentez que vous avez besoin d’aller mieux, la première étape c’est le cours de communication. » C’est donc cela, l’hameçon. La promesse de surmonter des souvenirs douloureux pour atteindre l’épanouissement personnel et professionnel. « Ils sont entraînés à recevoir les nouvelles recrues », affirme Chuck Beatty, qui sait de quoi il parle : il a lui-même créé les modes d’emploi utilisés pour recruter.

De l’art de convaincre les réfractaires

« J’ai utilisé la même procédure pendant des années, raconte Chuck. Quand je formais les nouveaux cadres et qu’ils n’étaient pas d’accord avec certaines idées d’Hubbard, je posais toujours la même question : ” Comment est-ce possible ? ” J’amenais le réfractaire à réaliser que l’idée d’Hubbard s’appliquait à la réalité. Ainsi, je forçais l’élève à reconnaître que sa vision de la réalité était erronée, et que l’idée d’Hubbard était la bonne. » Pendant sept ans, Chuck Beatty va perfectionner ce subterfuge et l’appliquer avec succès.Nancy Many vantait elle aussi les bienfaits de la scientologie, mais dans des hôtels de luxe. Ses clients : des stars américaines. Son lieu de travail, le Centre des Célébrités de New York. Aujourd’hui mère de famille près de Boston, Nancy Many a dédié deux décennies de sa vie à l’expansion de la scientologie. Pour elle, avant d’être une religion, c’est avant tout un business. « C’est une entreprise qui se fait passer pour une église », dit-elle. Nancy a vu dans la scientologie des opportunités de carrière. Malgré son pragmatisme, elle n’a pas vu venir ce qui l’attendait. Quand ses résultats ont commencé à décevoir la hiérarchie, enceinte de cinq mois, elle est envoyée au RPF.Avant d’être dirigeante du Celebrity Center, Nancy a connu les remous du Freewinds. Ce navire est le joyau de la scientologie, toujours en activité dans les Caraïbes. C’est là que Tom Cruise, le plus célèbre des scientologues, a fêté son anniversaire en 2004. Seule l’élite de la Sea Organization y a accès. Aujourd’hui, Nancy Many réalise que c’est sur le pont du Freewinds que, pour la première fois elle est passée du côté des oppresseurs. « J’étais en charge de sous-gradés, et je me suis mise à crier sur l’un deux, comme je ne l’avais jamais fait auparavant », confie-t-elle du bout des lèvres.

« J’ai conscience d’avoir été manipulée »

L’argent qu’elle a récolté pour le compte de la scientologie, Nancy Many n’en a pas honte. « Je pensais vendre quelque chose de bien pour eux. Quand j’ai découvert que ça ne l’était pas, j’ai arrêté. Bien sûr que j’ai conscience d’avoir été manipulée ! Un vendeur est la personne la plus facile à manipuler qui soit ! » La frontière entre manipulateur et manipulé est alors plus floue que jamais. Quand le chasseur est lui-même traqué, cela allège-t-il sa culpabilité ? Ron Hubbard, un auteur de science-fiction, a calqué sa réalité sur celle de ses héros. Sa théorie : les mauvaises expériences vécues dans des vies antérieures pèsent sur chaque individu, l’empêchant d’agir rationnellement. L’audition, cette confession pseudo-scientifique et hypnotique basée sur l’usage de l’e-mètre, un instrument « détecteur de mensonges », permettrait d’explorer ces autres vies et les traumatismes enfouis dans le subconscient. « Le but de tout scientologue est d’atteindre la Liberté Totale », décrit Chuck Beatty. « Le chemin pour y arriver se fait sur de nombreuses années et est récompensé par la possibilité de pouvoir sortir de son corps à chaque fois qu’on le désire. Moi, ça m’a pris vingt ans pour réaliser que personne ne peut accomplir cela. »

Marion Riffault
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Plus facile d’y entrer que d’en sortir

Si les histoires de Chuck Beatty et Nancy Many sont différentes, tous les deux ont dû, pour quitter la scientologie, changer de vie du jour au lendemain, acceptant de couper les ponts avec leurs amis, leurs collègues, leur famille. Certains, comme Chuck, ont suivi le processus de 15 mois qu’implique un départ « dans les règles ». D’autres, comme Nancy, ne supportent pas d’être séparés de leurs enfants. Après que son fils de deux ans a été envoyé dans une structure pour enfants sans leur consentement, Nancy et sa famille ont plié bagage.Et puis il y a ceux, comme Mick Wenlock, qui ne réussissent jamais tout à fait à s’en sortir. Aujourd’hui sexagénaire, cet ancien cadre du mouvement vit dans le Colorado, avec sa femme et l’un de ses fils. Mais sur les photos de famille, il manque Chris, le premier enfant de sa femme, né d’un père scientologue, élevé conformément au culte de la scientologie. En s’échappant, Mick pensait avoir tiré d’affaire sa famille. Mais rien n’y a fait. Chris est retourné vers la scientologie. Après six ans de silence radio, Mick ne sait qu’une seule chose : il est grand-père et ne connaît pas son petit-fils.

source : 19 janvier 2014
par M.R.
Le Télégramme.fr