Mis en ligne le 10/04/2010

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{{Le traité de Lisbonne consacre les Eglises et les organisations non confessionnelles comme “partenaires de dialogue de l’Union”. Et leur offre l’opportunité de peser un peu plus sur les processus décisionnels.}}

{{Enquête Olivier le Bussy}}

C’est une nouveauté introduite par le traité de Lisbonne qui est un peu passée inaperçue. Concernées au premier chef, les “Eglises, associations ou communautés religieuses”, de même que les “organisations philosophiques et non confessionnelles”, en ont toutefois bien saisi la portée. Depuis l’entrée en vigueur du traité le 1er décembre 2009 et en vertu de l’article 17, l’Union européenne, “sans préjuger de leur statut” dans les Etats membres, reconnaît leur “identité” et leur “contribution spécifique”. L’alinéa 3 de cet article précise encore que ces mêmes Eglises et organisations sont désormais considérées comme partenaires d’un “dialogue ouvert, transparent et régulier” avec l’Union – sous-entendu, avec ses institutions: le Parlement, le Conseil et la Commission.

Pour la Commission des épiscopats de la Communauté européenne (Comece), l’article 17 est une bénédiction, si l’on ose dire. ” Pour la première fois, dans les traités, nos églises sont appelées par leur prénom. C’est un grand soulagement d’être reconnus pour ce que nous sommes. Nous sommes plus dans le “sac” de la société civile”, se félicite Johanna Touzel, porte-parole de la Comece. “Mais c’est aussi une grande responsabilité. Nous avons obtenu ce dialogue pour faire des propositions. Nous ne citons pas l’Evangile, nous devons faire des contributions expertes qui peuvent être utiles aux décideurs”.

Dans les rangs humanistes, on est moins enthousiaste. De cet article 17, les mouvements laïques et les obédiences maçonniques ne voulaient pas, lors de la rédaction par la Convention sur l’avenir de l’UE (de février 2002 à juillet 2003) du traité constitutionnel (mort-né), matrice de celui de Lisbonne. Ils ont accepté, comme pis-aller, d’être partenaires de ce dialogue, au même titre que les Eglises. “Notre courant philosophique est tombé dans un piège”, estime Marcel Conradt, assistant de l’eurodéputée socialiste belge Véronique De Keyser et auteur de l’ouvrage “Cheval de Troie. Sectes et lobbies religieux à l’assaut de l’Europe”, édité par le Grand Orient de Belgique.

Jean-Michel Quillardet, ancien grand maître du Grand Orient de France et aujourd’hui président de l’Observatoire international de la laïcité contre les dérives communautaires, acquiesce. “La laïcité est menacée, notamment parce que la religion, qui devrait rester dans le domaine privé, est aujourd’hui au cœur du débat public. La laïcité, ce devrait être l’indifférence de l’Etat par rapport aux religions”. Pas question cependant pour les humanistes d’abandonner tout le champ du dialogue aux religions. “La politique de la chaise vide, c’est toujours mauvais”, juge Jean-Michel Quillardet. “Par conséquent, nous disons aux institutions: Il y a en Europe des croyants, mais aussi beaucoup de non-croyants. D’accord que vous dialoguiez et que vous preniez le point de vue des organisations confessionnelles, mais il faut maintenir l’équilibre avec les organisations non confessionnelles, dont les obédiences maçonniques et les mouvements laïques. Nous avons aussi des choses à dire.”

Au sein de la Commission, on admet qu’il y a peu, d’aucuns au Bepa (Bureau of European Policy Advisers) – les conseillers politique du président, en charge de mener ce dialogue – entretenaient une certaine méfiance à l’égard des mouvements laïques.

Car si l’article 17 est une nouveauté, les institutions de l’UE, et en particulier la Commission, peuvent déjà se prévaloir d’une certaine expérience en matière de contacts avec les partenaires confessionnels ou laïques. “Dans les faits, l’article 17 change très peu de choses par rapport à ce qui se faisait avant à la Commission”, dit une source communautaire sous le sceau de l’anonymat. “Nous avons déjà développé les instruments de ce que la Convention a consacré dans le langage juridique d’un traité. L’esprit et la pratique étaient déjà présents depuis Delors”.

Rétroactes: au crépuscule des années 80, la construction européenne se trouve à un tournant de son histoire. Le bloc communiste s’est effondré à l’Est, laissant entrevoir la perspective d’une réunification du Vieux Continent; l’Union économique et monétaire est en marche. C’est à cette époque que le président de la Commission d’alors, le Français Jacques Delors, engage un dialogue sur l’avenir de l’Europe avec les milieux scientifiques, culturels et religieux, principalement chrétiens. Les conseillers politiques du président serviront de point de contact, au sein de feu la Cellule de prospective, devenue aujourd’hui Bepa. Passé le bref épisode Santer, cette tradition sera ancrée sous le mandat de l’Italien Prodi, puis développée sous l’ère Barroso, particulièrement attentif à maintenir le lien avec les différents courants de foi et de pensée.

La partie la plus visible du dialogue entre l’UE et les religions et/ou les organisations non confessionnelles, ce sont les “sommets” annuels, organisés au Parlement européen, sur tel ou tel thème: le changement climatique en 2008, la crise financière en 2009; le débat de l’été prochain devrait s’inscrire dans le cadre de l’année européenne de la lutte contre la pauvreté.

Mais ce dialogue prend aussi la forme de rencontres bilatérales, des séminaires avec des fonctionnaires européens et de tables rondes multiconfessionnelles, organisées par le Bepa, de sa propre initiative ou à la demande ses partenaires. Si l’on se rencontre, ce n’est pas pour discuter du sexe des anges. “Ce n’est pas un dialogue sur les religions mais avec les religions et uniquement sur des matières qui relèvent de nos compétences”, précise-t-on à la Commission. Le principe étant de les informer, d’apporter des éclairages sur des points à l’agenda législatif et d’entendre leurs opinions.

“Nous n’allons suivre ni la concurrence, ni l’agriculture”, explique Johanna Touzel, “mais ce qui a trait à la migration et à l’asile, à l’éducation, aux affaires sociales, économiques, institutionnelles, aux droits fondamentaux, aux sujet bioéthiques, à l’environnement”. Ainsi, à la veille de la conférence de Copenhague sur le climat, la Comece a plaidé auprès de la Commission pour que l’Union défende les objectifs les plus ambitieux possibles, “pour préserver la Création”. Plus prosaïquement, lors de la consultation lancée par la Commission sur la réduction des taux de TVA, la Comece a obtenu qu’ils s’appliquent aux couches pour bébés. Et le 24 mars dernier, elle a organisé, avec d’autres Eglises chrétiennes, des organisations syndicales et de la société civile, une journée pour la protection du dimanche comme jour de repos hebdomadaire.

“Quand un projet de règlement ou de directive est à l’étude, nous désignons parmi nos rabbins celui ou ceux qui sont le plus à même de répondre à ces questions”, explique de son côté le grand rabbin de Bruxelles, Albert Guigui, qui représente la Conférence européenne des rabbins auprès de l’UE. Des organisations nouent parfois des alliances objectives sur certains dossiers, comme la recherche sur les cellules souches. Ou, comme lorsque les associations juives et musulmanes ont fait cause commune pour défendre l’abattage rituel alors que la Commission planchait sur une réforme de la législation relative au bien-être des animaux lors de leur mise à mort.

L’un des reproches adressés au Bepa par les humanistes est de ne pas jouer le jeu de la transparence sur l’identité de ses interlocuteurs. “Il suffit de consulter la liste des participants aux événements que nous organisons”, défend-on au Berlaymont . Où l’on précise s’entretenir avec “les associations reconnues en tant que telles par les Etats membres. Mais nous ne sommes pas légalistes parce que beaucoup de nos interlocuteurs n’ont pas de statut officiel”. Toutes ne sont pas mises sur le même pied, cependant. “Il faut quand même tenir compte de leur poids sociologique et historique”.

Qu’en est-il d’associations controversées comme l’Eglise de scientologie, reconnue en tant qu’Eglise dans certains Etats membres, comme l’Espagne, rangée dans la catégorie secte dans d’autres ? “Pour être un partenaire de dialogue, il faut aussi respecter les valeurs européennes. Si on a le soupçon sérieux qu’une association remet en question les libertés individuelles de ses membres, nous ne sommes pas prêts à traiter avec eux”, assure la même source.

Pour l’heure, tant du côté institutionnel que de celui des partenaires, on cherche encore ses marques par rapport à l’innovation que représente l’article 17. Le Parlement européen n’a pas installé de structure semblable à celle du Bepa, mais n’exclut pas de s’y atteler s’il apparaît qu’il y a une demande, dit une source interne. Le président du Conseil Herman Van Rompuy, chrétien convaincu, a chargé un membre de son cabinet de réfléchir à la question, assure une autre source.

La Comece et la Conférence européenne des Eglises (la Cec, qui rassemble 126 Eglises orthodoxes et protestantes) peuvent tabler sur leur expérience. Et leurs moyensfinanciers et humains : elles disposent de bureaux à Bruxelles et de réseaux d’experts. Jean-Michel Quillardet envisage, lui, “la possibilité de créer avec les associations laïques un bureau commun de représentation à Bruxelles”. Le dialogue est plus complexe avec la petite dizaine d’associations musulmanes reconnues ou associées, “en raison de la nature de ces communautés religieuses qui n’ont pas de structure hiérarchique”, explique la source de la Commission. “Il y a des associations de l’Islam marocain, algérien, turc, des libéraux Beaucoup sont locales et les fédérations européennes organisées autour d’une ou de plusieurs personnalités ont souvent une vie très courte. C’est parfois difficile de savoir si elles sont vraiment représentatives”. Ce manque de structure explique aussi, en partie, que pour l’heure, beaucoup soient centrées sur un agenda “communautaire” plus que sur l’évolution de l’Union.

“Le paysage est en train de changer”, constate-t-on toutefois à la Commission. “C’est récent, mais important. Les bouddhistes, les hindous, les sikhs se sont organisés en deux, trois ans, comme les francs-maçons. Ça a été un développement assez historique.”