Elohim City n’est située sur aucune carte. Il faut rouler plusieurs heures depuis Tulsa, traverser la frontière de l’Arkansas, bifurquer à Evansville, s’engager dans quarante kilomètres de rocailles qui serpentent entre les forêts sombres du massif de l’Ozark. Au détour d’un virage, un panneau prévient : “Enfants : ralentissez.” Des maisons ovoïdes se détachent du décor. Ici prospère, sous les gazouillis des oiseaux, une secte 100 % blanche : une oasis pour membres de groupuscules extrémistes armés. Je n’ai pas pris rendez-vous.

Une femme blonde, “Emy”, aperçoit ma voiture, me salue de la main et court prévenir “le chef”. Un vieil homme apparaît aussitôt. John Millar plonge ses yeux dans les miens :
“Tu es français ? Tu as du sang maure ? Non ? Alors, sois le bienvenu… Nous sommes en pleine prière du midi. Joins-toi à nous.”

Dans l’église, un dôme de dix mètres de haut, une centaine de chaises entourent un large tapis carré. Des gamins dansent la farandole et chantent gloire à Dieu ; les adultes sont assis, en t-shirts et tongs. Chacun possède un foulard jaune, vert, rouge ou bleu. Quatre équipes pour se répartir les tâches quotidiennes et “pour nos jeux, pour stimuler la compétition entre nous”, explique Emy. Ce soir, par exemple, “un grand quiz sur la Bible”, annonce une adulte. Soudain, John Millar demande à toutes les fillettes de se mettre en rang, au garde-à-vous, et de faire une révérence. Il leur tend le dos de la main : “Embrassez la main de papa.” Au tour des garçons de se mettre au garde-à-vous et d’embrasser, un à un, “la main de papa”. Les enfants s’éparpillent dans une ambiance de colonie de vacances. Seuls restent les adultes. “Nous avons un visiteur aujourd’hui… Et il va venir expliquer, debout devant nous tous, le pourquoi de sa venue.” Aux abois, je dis que je viens d’un pays laïc, multiculturel, gouverné par des socialistes, où l’école publique est obligatoire : pris en pitié, je suis invité à déjeuner.

Elohim City est une secte chrétienne dont le dogme repose sur la supériorité de l’homme blanc. Elle est classée par l’Anti-Defamation League comme un des vingt groupes extrémistes du pays. Hérité du courant “Identité chrétienne”, le culte d’Elohim City reconnaît les Européens du Nord comme les seuls descendants des douze tribus d’Israël, et donc, seuls élus de Dieu. ” Canadiens, Anglais, Scandinaves… Australiens aussi… Seulement les Blancs, tu comprends ? Je parle de génétique ici.”

Le mariage interracial est un péché, l’avortement aussi. Les habitants d’Elohim City méprisent les Juifs, considérés comme des usurpateurs. Peu d’étrangers atteignent le camp : la cellule renseignements du Southern Poverty Law Center, une ONG antiraciste, reconnaît ne détenir que des informations de “troisième main” sur Elohim City. John Millar la dirige depuis la mort, en 2001, de son père Robert, le fondateur et guide spirituel.

Robert Millar et ses dix-sept disciples ont tout quitté en 1973 pour bâtir ces curieuses maisons en forme d’oeufs. Le gourou polygame a littéralement repeuplé la colline de soixante-quatre petits-enfants. Je tente une plaisanterie : “Vous vous appelez tous Millar ? Vous faites comment pour trier le courrier ?” John répond que des membres extérieurs rejoignent la secte “par amour pour quelqu’un, ou après (l)’ avoir entendu prêcher alentour”, diversifiant les noms de famille. Aujourd’hui, Elohim City compte autour de cent vingt membres. Depuis 2001, année du 11-Septembre et de la mort du patriarche, le village est passé d’une surveillance active du gouvernement à un oubli presque total.

Une autarcie loin des non-Blancs sans âme

Elohim City fonctionne selon son propre calendrier, et son propre espace-temps. Les mois sont nommés d’après les douze fils de Jacob et l’année démarre à l’équinoxe de printemps. Les heures du jour sont extensibles, plus longues en été, plus courtes en hiver. “On parle ‘d’Elohim City time’ et de ‘Tulsa time’ pour les heures de l’extérieur.” Ce n’est pas l’autarcie complète : plusieurs habitants ont internet. “Nous essayons d’être autosuffisants mais plusieurs d’entre nous ont un job.” L’un a une scierie, l’autre pose des toitures, plusieurs femmes sont infirmières à l’hôpital le plus proche, à une heure et demie de route. Grâce à elles, les accouchements sont réalisés à l’intérieur du camp. L’éducation des enfants est assurée sur place selon le dogme de la secte jusqu’à leurs 18 ans.

Dans la grande salle à manger sous l’église, je suis convié à la table d’honneur, celle des anciens. John, à ma gauche, m’explique la répartition des tâches : “Les femmes à la cuisine, nous, les pieds sous la table”, sourit-il. À ma droite, un vieil homme à casquette, silencieux, dégaine son Opinel : Jim Ellison, fondateur du CSA (The Covenant, The Sword, and the Arm of the Lord – “l’Alliance, l’épée et l’arme du Seigneur”). Une milice paramilitaire de l’Arkansas liée à Elohim City.

Le 19 avril 1985, dix ans avant l’attentat d’Oklahoma City, son camp retranché, truffé d’armes lourdes et légères, est assiégé par 300 agents fédéraux ; Robert Millar en personne est envoyé pour négocier la reddition et éviter un bain de sang. Ellison a toujours son couvert à Elohim City ; il mange beaucoup, parle peu. Au contraire de John Millar, intarissable et souriant. Selon Identité chrétienne, les non-Blancs n’ont pas d’âme, mais John parle seulement de “différences”, de vivre “séparés”. Politiquement il n’aime pas Obama et penche pour Ron Paul, le libertarien. “Nous ne partageons pas toutes ses idées”, mais un gouvernement réduit à sa plus simple expression séduit.

Entre le poulet et le crumble, je passe aux questions qui fâchent. Celles relatives à l’attentat d’Oklahoma City du 19 avril 1995 – 168 morts – qui jetteront une lumière crue sur la colline. Timothy McVeigh, son auteur, a passé plusieurs coups de fil au camp deux semaines avant d’exploser le building fédéral. Il y a aussi le cas Richard Snell. Membre du CSA, Richard Snell tue un commerçant, qu’il croit juif, et un policier en 1984.

Millar père lui rend régulièrement visite en prison en tant que guide spirituel. Snell est exécuté le 19 avril 1995, le jour même des attentats d’Oklahoma City. Il avait prévenu les gardiens que “quelque chose d’énorme se produirait le jour de (sa) mort”. Ses restes ont été rapatriés le lendemain à Elohim City.

Face à ces faisceaux convergents, John Millar répond, blasé :

“Ces coïncidences nous ont causé beaucoup de tort, beaucoup de surveillance ; mais ce ne sont que des coïncidences… Aujourd’hui nous vivons en paix, à l’écart. Elohim City évolue. Nous sommes armés, mais pas plus que les habitants qui nous entourent… Les mômes apprennent à chasser, c’est tout.”

John gère la secte “à sa manière”, ne retient pas ceux qui veulent partir, ” tant qu’ils restent sur la voie de Dieu”. Leur existence est fondée sur la religion, la famille, et l’idée que l’homme blanc est l’élu, mais le temps des entraînements commando en treillis dans la forêt semble avoir disparu avec Robert Millar. Le visiteur sera reçu à bras ouverts à Elohim City – à condition qu’il soit blanc.

source : Les Inrocks

par Maxime Robin

le 21 octobre 2012

http://www.lesinrocks.com/2012/10/21/actualite/sur-la-route-66-elohim-city-et-le-dogme-de-la-superiorite-de-lhomme-blanc-25-11314801/