Pour avoir une vue d’ensemble de ce singulier territoire, le mieux est de se hisser jusqu’au stone circle, le cercle de pierre. Sur cette plateforme herbeuse dominant les 130 hectares du lieu, se dressent 96 mégalithes – inspirés par le site archéologique d’Evora, capitale de l’Alentejo portugais. Sauf qu’ici, des cryptogrammes ont été gravés sur ces pierres en forme de menhir, entre inscriptions celtiques et calligraphie orientale. Sauf qu’ici, chaque lundi au lever du soleil, les membres de la communauté de Tamera se livrent à une cérémonie de prières païennes invoquant une «préhistorique utopie» et rendent hommage à ce que symboliseraient ces mégalithes placés de façon circulaire : «Une bibliothèque vivante des ancêtres.» Pour la cofondatrice de la communauté, Sabine Lichtenfels, il s’agit de prendre conscience du «lien profond qui nous lie à notre être originel, antérieur au traumatisme collectif». Bigre. Rêves éthérés de néohippies passéistes ? Incantations d’une secte millénariste ? Rien de tout cela. Dans ce coin perdu de l’Alentenjo, des écolo-techno-freaks aux convictions discutables mais ancrés dans le présent, disent se projeter dans un «futur possible». Capitalisme anthropophage, consumérisme sans fin, succession de guerres, perte des valeurs… Les 150 membres de la communauté estiment que l’espèce humaine est parvenue à une sorte de cul-de-sac évolutif et pensent qu’il est possible de construire un nouveau contrat social «afin de voir triompher les forces du bien». L’Allemand Dieter Duhm, 71 ans, sociologue, psycho-analyste, cofondateur et quasi-gourou de cette communauté, est à l’origine de cette utopie en marche que l’on jugera au choix chimérique, mégalomaniaque ou géniale… Instigateur en 1978 d’une première expérience en pleine Schwarzwald (forêt Noire), il a mis en branle un projet en 1995, à Odera dans le sud du Portugal.

Lacs, yourtes et high-tech

Dix-huit ans plus tard, Tamera, communauté majoritairement peuplée d’Allemands, se veut toujours un laboratoire. Un centre de recherche pour l’avènement d’une «paix globale», où un groupe d’humains entend prouver qu’on peut vivre en harmonie entre soi, avec la planète, l’environnement, la faune et la flore, et ce de la façon la plus autosuffisante possible. Vu du ciel, Tamera ressemble à un aigle en vol. A ras de terre, on passe d’un quartier à l’autre, où défilent, de façon hétéroclite, yourtes mongoles, caravanes, maisons écolo high-tech ou édifices en verre aux silhouettes futuristes. Au beau milieu du pauvre Alentejo, régi par la monoculture des chènes-liège et en voie de désertification avancée, ce territoire fait figure d’oasis de verdure : on trouve ici des bouts de forêt, des quartiers d’habitations entourés de jardins potagers et, surtout, huit lacs qui n’existaient pas il y a seulement cinq ans.

L’écosystème de Tamera doit tout à la «permaculture» : ou comment créer une production agricole soutenable, très économe en énergie (travail manuel et mécanique, carburant…), tout en laissant à la nature le plus de place possible. Expert dans ce domaine arrivé en 2007, Bernd Mueller, la cinquantaine et barbe blanche, n’est pas peu fier de ce qui a été accompli. Cette année-là, la terre est sèche et il y a à peine assez d’eau potable pour les centaines d’invités qui participent à des séminaires. «On a alors commencé à aménager des barrages de terre pour retenir les pluies d’hiver et ainsi générer ces lacs. Un cercle vertueux a été restauré : fini le ruissellement et l’érosion, les eaux alimentent de nouveau les nappes phréatiques, l’humus s’est reconstitué peu à peu», dit-il en faisant la visite du vaste site.

C’est l’une des incontestables réussites de Tamera qui, depuis 2011, accueille chaque année un symposium sur les ressources hydriques, avec des experts du monde entier. Des communautés «amies», de la Colombie à Israël, viennent les étudier. Grâce à un système sophistiqué (inspiré par les recherches du permaculturiste autrichien Sepp Holzer), ce bout de terre quasi désertique est désormais autosuffisant en ce domaine, donne une eau potable de qualité à ses locataires, et a des ressources excédentaires pour son agriculture. Une faune lacustre – grenouilles et poissons amphibies – a même vu le jour. Et l’institut écologique de Tamera, que dirige Bernd Mueller, a proposé d’étendre son modèle au sud du Portugal, avec le slogan «Mille lacs pour l’Alentejo».

«Cela en ferait une région riche, mais les politiques sont frileux. Et, plus largement, en l’adaptant aux contingences locales, ce système serait un antidote à l’essentiel de la pauvreté planétaire», affirme l’expert.

Regard bleu radieux

L’un des objectifs de ces «travailleurs pour la paix» liés aux altermondialistes est de résister «au diktat des empires globalisés». D’où leur détermination à construire une forme d’autosuffisance. en eau et nourriture : un tiers de l’alimentation de cette communauté végétalienne provient des cultures autochtones, le reste des producteurs régionaux – l’achat de produits de grande distribution étant au maximum limité.

Et puis, il y a l’énergie, bien sûr. Au centre de Tamera, la quinquagénaire Barbara Kovats est en charge du «village solaire», installé grâce à l’expertise du chercheur allemand Jürgen Kleinwächter. Regard bleu radieux de jeune fille, elle détaille une vaste cuisine expérimentale fonctionnant entièrement à l’énergie renouvelable : deux moteurs Stirling viennent épauler des mécanismes solaires (panneaux, collecteurs, une pompe et une cuisinière). Et si le soleil vient à manquer, il y a toujours le du biogaz : du gaz méthane produit à partir de matières organiques décomposées. «Ces infrastructures simples permettent l’autarcie, affirme Barbara. C’est idéal aussi bien pour des régions pauvres et reculées que pour des zones défavorisées de nations riches.»

Sur le site de Tamera, les panneaux photovoltaïques omniprésents (sur les toits des édifices, des caravanes, ou placés sur des traqueurs) produisent 20 kW, soit 50% de la demande locale. L’objectif est d’atteindre 80% en 2015.

Mais Tamera n’a que l’apparence d’un îlot isolé du monde extérieur. Ses 150 habitants mènent certes une existence communautaire très ritualisée : repas collectifs, méditation devant les mégalithes le lundi, conférence-cérémonie le dimanche dans l’Aula (le plus grand bâtiment de la péninsule construit en bois et bottes de paille enduites d’argile). Pour autant, sa vocation est prosélyte : aider à la prolifération de communautés œuvrant elles aussi à la paix et à la concorde dans le monde. En témoignent les universités d’été – en moyenne 500 personnes d’une trentaine de pays – ou bien les séminaires et activités qui attirent entre 3 000 et 4 000 invités par an – lesquels apportent, outre des donations privées, le gros du financement. Originaire de l’est de l’Allemagne, tout juste 23 ans, Martin Winiecki coordonne l’«action extérieure» de Tamera, sous la pompeuse bannière de l’Institut de la paix globale, l’IGP, lancé en 2000. L’idée est de constituer un réseau de communautés autosuffisantes, un réseau d’entraide mutuelle où Tamera joue un rôle d’avant-garde. Du Mexique, du Brésil, d’Inde, d’Israël ou du Kenya, des émissaires sont venus s’inspirer du modèle mis en place. Inversement, des dizaines de «Tamériens» se rendent régulièrement sur les cinq continents pour prêcher la bonne parole et donner les clés de leur réussite.

Si la communauté suscite autant d’intérêt, c’est aussi en raison de l’importance accordée à l’aspect relationnel – «le nœud traumatique» dont parle Dieter Duhm. Tamera se voit en laboratoire social où les maux qui envenimeraient partout les expériences collectives (orgueil, rivalités, jalousies, luttes de pouvoir…) seraient dissous. Dans le jargon local, on parle de healing biotope, un biotope basé sur la guérison. Duhm a analysé l’échec de la plupart des expériences communautaires des années 70 sur ce plan. Son idée est de faire de la confiance et la transparence des règles d’or. «Il ne peut y avoir de paix sur terre tant qu’il existera une guerre entre les sexes», énonce-t-il ce dimanche matin, dans l’Aula, devant une assemblée nourrie. «Il faut en finir avec six mille ans de patriarcat et établir un partenariat entre hommes et femmes. Ici, nous avons bien avancé dans ce domaine, mais ce n’est pas suffisant, nous sommes toujours au-dessus d’un pont en suspension.» Dans la pratique, Tamera s’est fait une réputation de paradis de l’amour libre. Andy, un jeune Allemand arrivé en 2010 avec sa compagne espagnole Mariló, s’y retrouve pleinement: «Notre couple était sur le point de se fracasser ; aujourd’hui, elle et moi avons chacun des partenaires, mais notrerelation est plus forte», assure-t-il.

Mais tout n’est pas toujours rose et nombre de couples, mal à l’aise, ont décampé. «Neo», le fils d’Andy et tête blonde de 3 ans, a trois maisons : celle de son père, celle de sa mère, et la yourte des enfants dans une enclave de Tamera baptisée Children Republic. Dans la lignée des expériences post-soixante-huitardes, on estime ici que les enfants doivent se retrouver le plus souvent possible et s’organiser ensemble, sans être «contaminés» par les conflits entre adultes.

«Cercle de parole»

Débarquant il y a trois ans, l’apicultrice bretonne Sandira s’est bien adaptée à ces pratiques inhabituelles. «Le travail sur le lien social me paraît être la perle de la communauté. A chaque tension dans un couple ou un groupe de travail, l’affaire est traîtée dans le forum, un cercle de parole quotidien où tout est dit sans peur du jugement des autres où les participants deviennent des témoins, des miroirs. Rien n’est parfait, on n’est pas surhumains, mais cela résout la plupart des conflits.»

A Tamera, on prône aussi une relation harmonieuse avec les animaux, tous les animaux. Sandira dit avoir «modifié son rapport aux abeilles» : elle a opté pour des ruches ovales expérimentales qui leur conviennent mieux, et son voile de protection est devenu inutile, dit-elle. Un verger spécial a aussi été aménagé pour les lapins qui vandalisaient ceux des humains ; un espace pour sangliers a permis d’éviter leurs saccages ; quant aux nombreux rats, ils auraient accepté de délaisser les lieux d’habitations depuis qu’on leur a construit des sanctuaires où ils sont nourris. «Certains ont su expliquer aux animaux que leur comportement devait changer, dit le très pragmatique Bernd Mueller. Vous pouvez rigoler, mais ça marche !»

SOURCE : LIBERATION par François MUSSEAU envoyé spécial à Odimera (Portugal) 17 novembre 2013 à 18:36