Littérature Shulem Deen a vécu trente ans dans une communauté hassidique. Il raconte sa quête de liberté et de connaissance.

Shulem Deen a été banni pour hérésie de sa communauté skver. Cet îlot de juifs ultraorthodoxes, fondé dans les années 50 par un rabbin ukrainien, vit en périphérie de New York dans un monde isolé. Désormais, l’écrivain de 43 ans est rejeté par ses propres enfants. Il raconte comment, un jour, il a écouté la radio et s’est ouvert aux autres.

Votre livre est-il en quelque sorte le récit de la découverte du monde?
Oui, par bien des aspects, c’est comme cela qu’il faut le lire. Mais cela s’est fait de manière progressive. Je suis né près de Brooklyn, à Borough Park. Mes parents avaient une forme d’ouverture d’esprit car ils parlaient anglais, alors que les Skvers ne maîtrisent que le yiddish. J’étais déjà marié et père de famille quand un soir j’ai allumé la radio. Je suis tombé sur une publicité, c’était fascinant. Un interdit menant à un autre, j’ai osé pousser les portes d’une bibliothèque, puis consulter Internet. En 2005, j’étais banni par notre tribunal rabbinique pour cause d’hérésie.

Votre description de la bibliothèque de la ville est poignante. Comme une ode à la lecture et à la connaissance?
Oui. Mais sur le moment je ne l’ai pas vécu de manière si romantique. Cela s’est fait de manière plus prosaïque, si j’ose dire. Je prenais un livre, puis un autre qui me donnait envie d’approfondir un autre sujet. Il n’y a pas eu d’euphorie de la découverte ni de révélation immédiate. C’est un processus qui a pris du temps.

La curiosité est-elle l’ennemi de tous les fondamentalismes?
Je dirais le contraire. Les fondamentalistes sont les ennemis de la curiosité. Dans le bras de fer permanent entre les fondamentalismes religieux et la curiosité, les fondamentalistes sont souvent désarmés face à la curiosité. C’est pour cela qu’ils la qualifient de dangereuse. Les communautés religieuses fonctionnent comme des cocons. C’est leur force d’ailleurs. Et c’est pour cela que certaines personnes vont vers le fondamentalisme. Parce qu’on vous prescrit comment agir dans votre vie quotidienne, que penser, que manger, comment s’habiller. Elles s’occupent de tout, et parfois même de vos biens matériels.

Malgré tout, votre livre décrit parfois avec tendresse la communauté. Pourquoi n’êtes-vous pas en colère?
La raison est simple. J’étais une partie d’eux avant que je découvre que ma connaissance du monde me faisait vivre de manière inadéquate. J’ai dû apprendre à penser par moi-même mais j’ai toujours été un des leurs. Et j’étais déjà la même personne, qui faisait du mieux qu’elle pouvait avec la conscience du monde qui était la mienne à l’époque. Il a fallu des circonstances particulières pour que je m’ouvre à autre chose. Mais je reste dans un lien affectif fort avec ces personnes qui sont, en quelque sorte, moi avant que j’élargisse mon univers. Reste le fondamentalisme, contre lequel je suis en colère, car je crois qu’il va à l’encontre de nos instincts d’être humain. Dans toutes les religions, la foi demande de croire à quelque chose qu’on ne peut prouver. Mais le fondamentalisme va plus loin, il est cruel. Car il exige de vous de rejeter ce qui n’est pas dans la doxa établie et vous interdit de vous poser des questions. Il n’y a pas de dialogue ni de relation entre le monde du dehors et la communauté fondamentaliste.

Pourquoi ne pas être resté, avoir essayé de changer les choses de l’intérieur?
Parce que c’est impossible de changer les choses de l’intérieur. Dès le moment où vous posez une question, vous êtes qualifié de subversif. Et vous n’êtes plus vraiment à l’intérieur. Vous êtes toujours habillé comme eux, vous vivez au milieu d’eux, mais pour tous, vous êtes celui qui a posé la question qu’on ne doit pas poser. Par ailleurs, les gens qui quittent les communautés veulent avant tout s’émanciper en tant qu’individu et non pas changer la communauté. Ils ne veulent tout simplement plus en faire partie mais n’expriment pas d’opposition forte à leur encontre.

Partout dans un monde qu’on dit en perte de repères, les conservatismes progressent et vous avez choisi de faire le chemin inverse…
Oui. Entre le tribal et l’universel, il y a toujours eu une tension. En ce moment, on parle beaucoup aux États-Unis d’un essai de Sebastian Junger qui s’intitule Tribe. Il documente à quel point les hommes ont besoin de se sentir appartenir une tribu, à une famille, surtout dans des périodes difficiles. On a vu qu’à New York le taux de suicide a chuté après les attentats du 11 septembre 2001 parce que la communauté des New-Yorkais s’est ressoudée face à l’adversité. Cela explique la force des communautés, mais pas une seconde je n’ai regretté d’avoir choisi une existence d’homme libre. (24 heures)

L’émouvant itinéraire d’un juif hérétique

C’est le prix de la liberté que raconte Shulem Deen dans cet essai qui a la forme d’un récit. On peine à imaginer ce quadragénaire malicieux en figure anthracite de la secte juive ultraorthodoxe à laquelle il appartenait. Il a troqué le caftan traditionnel et les longues papillotes pour une barbe courte bien dessinée de bobo assez ordinaire habillé en chemise et jeans.

Shulem Deen a cinq enfants nés de son union à l’intérieur de la communauté après un mariage arrangé avec Gitty. Une jeune fille épousée à 19 ans et dont il n’a jamais vu les cheveux. Il finira non seulement par divorcer mais à être en quelque sorte exilé de sa propre famille, car jugé subversif par les siens et la communauté. Tout cela, et bien d’autres choses, Shulem Deen le raconte de manière intime, avec une pudeur qui n’empêche pas la drôlerie et sans jamais juger.

«Celui qui va vers elle ne revient pas», selon la formule du Talmud qui condamne l’hérésie, n’est pas un énième livre à charge contre les fondamentalismes, mais une immersion au sein d’une secte religieuse et qui donne à comprendre comment l’enfermement peut être aussi bien volontaire que réglementé par les autorités d’une communauté.

Dans sa quête de liberté, Shulem Deen pose beaucoup de questions intéressantes sur le fait religieux mais aussi sur ce monde extérieur, le nôtre, qui n’est pas sans absurdité ni sans codes incongrus. Son regard d’homme neuf qui veut les acquérir est drolatique. Par exemple, sa déception quand il comprend qu’il a acheté un «jeans à papa» alors qu’il pensait être dans le coup: le diktat de la mode est aussi une forme de rituel qu’il vaut mieux connaître!

Shulem Deen se dit désormais athée. Mais l’essentiel est ailleurs: son livre parle avant tout du doute, de la remise en question et du prix à payer quand on ose suivre un chemin différent. Celui qui va vers elle ne revient pas a été primé par le National Jewish Book Award en 2015 aux États-Unis et par le Prix Essai Médicis en 2017 en France. X.A.

source :

24 heures

12.12.2017

Par Xavier Alonso

https://www.24heures.ch/culture/livres/j-choisi-existence-dhomme-libre/story/17622346