“J’ai perdu ma fille”. C’est ce que Corinne (1) dit aux gens, pour couper court aux questions, “ne pas avoir à affronter les regards, les silences, les incompréhensions”. Agnès, sa “grande” de 23 ans, n’est pas morte. Pourtant, c’est bien un deuil, “le deuil de mon ancien enfant”, que traverse cette maman marseillaise. Agnès, qui exige désormais qu’on l’appelle Norah, est partie en janvier dernier rejoindre les combattants de l’État islamique en Syrie. Endoctrinée en cinq mois. Quasiment du jour au lendemain, cette jeune femme indépendante, équilibrée, insouciante, qui travaillait comme assistante psychologique dans une maison de retraite d’Arles, a basculé dans un autre monde. Inconcevable. Inaccessible. D’où elle apparaît quelquefois, irréelle, “voilée de la tête aux pieds comme un ninja, exaltée comme si elle était droguée”, lors des rares contacts sur Skype qu’elle a eus avec sa mère. Corinne assistera au colloque des antisectes qui se tient aujourd’hui à Marseille. Sans prendre la parole. “Je ne m’en sens pas encore capable”, explique cette mère désemparée qui, comme tous les parents de ces jeunes radicalisés, a vu sa vie “emportée dans une tornade”. Voici son récit.

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Agnès ne portait pas le voile, elle n’était pas une fille paumée. Elle n’a pas eu une enfance difficile, ne m’a jamais posé de problèmes. C’est une jolie blonde, gaie, avec du caractère, sans une once de méchanceté. Elle avait plein d’amis, elle adorait le ski. Une fille bien sous tous rapports comme on dit, née dans une famille marseillaise, d’origine hollandaise de mon côté, avec une petite sœur de 17 ans. Nous sommes de culture chrétienne, plus ou moins, pas pratiquants. Moi, je suis athée. On est une famille ouverte. Une famille banale.

Agnès travaillait comme aide-soignante, spécialisée en psychologie, dans une maison de retraite d’Arles. Elle aimait ce boulot. Elle habitait Avignon, avait sa voiture, était complètement indépendante. Elle venait de se séparer de son petit copain, qu’elle connaissait depuis cinq ans. Un garçon de confession musulmane, très peu religieux lui aussi. Il vit très mal cette histoire.

Avec le recul, je pense que c’est en juin dernier que ça a commencé. Elle m’a dit :”Maman, que penserais-tu si je changeais de nom ?” Je savais qu’Agnès s’intéressait au Coran. Pour moi, les conversions à l’islam, c’était un phénomène de mode. Ça ne m’a pas vraiment inquiétée. Mais en septembre, ma fille m’a demandé ce que je ferais si elle portait le voile. Elle a commencé à cloisonner sa vie, à ne plus rien raconter. C’était toujours, “tout va bien maman, pas de souci”.

Et puis, à partir d’octobre, plus de nouvelles. Agnès n’avait jamais le temps de me parler au téléphone. On ne s’est pas vues pour les fêtes. J’ai découvert par la suite que c’est à cette époque qu’elle a rencontré sur Facebook une certaine Sonia. Une bonne petite Française comme elle, étudiante à Montpellier, qui l’a rejointe en Syrie depuis.

“Agnès n’est pas une paumée. C’est une jolie blonde, indépendante qui adorait le ski”

En janvier, soudain, ma fille m’appelle : “Maman , j’arrive !” Elle venait passer le week-end à Marseille “avant de partir au ski avec une copine” m’a-t-elle dit. Elle est arrivée, maquillée, méchée, habillée à l’européenne. Je l’ai laissée au train le 19 janvier. C’est la dernière fois que je l’ai vue.

Deux jours plus tard, c’était son anniversaire. 23 ans. Au téléphone, je suis tombée sur une messagerie en anglais. Le soir, elle me rappelle : “Maman, je suis en Turquie. Je pars en Syrie faire mon exode en terre sainte”. J’ai cru à une blague, vraiment, d’autant que j’entendais des rires derrière elle. Elle a raccroché en me disant de ne pas m’inquiéter.

Le lendemain, une de nos amies lui a laissé un message, lui disant que sa plaisanterie était de mauvais goût, que cela me mettait en panique. Agnès m’a rappelée dans la soirée. Cette fois, elle m’a expliqué qu’elle était arrivée en Syrie, qu’elle ne reviendrait plus, qu’elle était fière d’être islamiste. La terre s’est dérobée sous mes pieds. Je lui ai dit : “Mais que fais-tu, ma fille, dans ce truc de barbares ?” Alors Agnès s’est mise à m’insulter, à me menacer de mort. Le cauchemar éveillé qui commençait…

Depuis, ma vie est suspendue au téléphone, à internet, aux journaux télévisés, aux infos sur l’État islamique. J’ai subi je ne sais combien d’interrogatoires, à la police judiciaire, la DGSI, la DGSE. Je sais que je suis sur écoute. C’est normal. Le soir même du coup de fil, je suis allée signaler le départ de ma fille au commissariat de Noailles (à Marseille). D’abord, les policiers ne m’ont pas crue ! Ils me prenaient pour une folle. Puis ils m’ont dit que ma fille étant majeure, elle avait bien le droit de partir où elle voulait… Cela ne me rassure pas sur les moyens affectés à l’antiterrorisme…

Elle est partie en claquant la porte, abandonnant son chat. Elle n’a pris qu’un baluchon. Elle a laissé des lettres à des amies, expliquant qu’elle partait, pas pour combattre, mais parce qu’en France, les musulmans étaient persécutés. Son ex-petit ami n’en revient pas… La police a passé sa vie à la moulinette, son appartement a été perquisitionné. J’ai aussi fait mon enquête. Je commence à reconstituer le puzzle. En novembre 2014, elle s’est mariée religieusement à un Turc, qui vit en Syrie, par l’intermédiaire de cette fameuse Sonia.

{{“Ils ont volé mon enfant, ils en ont fait une arme”}}

Depuis son départ, Agnès m’a contactée quatre fois, par Skype. Entièrement voilée, je ne vois que ses yeux, bleus, comme les miens. Parfois elle est très gentille, m’assure qu’elle est heureuse, sans jamais livrer de détails. Elle dit juste qu’elle vit près d’une zone de combats.

D’autres fois, elle est agressive, me menace, exige que je retire ses photos de mon Facebook. Je la sens sous influence, surveillée. Je ne la connais plus. J’essaie de la raccrocher en invoquant des souvenirs d’enfance, ça la met mal à l’aise. Elle dit qu’elle ne veut plus rien entendre de sa vie d’avant. La suite logique, c’est qu’elle tombe enceinte. Une fois mère, aura-t-elle un déclic ? Mais la laisseront ils revenir en France ? Elle peut aussi être tuée demain…

Les sentiments qui dominent ? D’abord, c’est l’incompréhension : pourquoi ma fille ? Et le chagrin, immense, sans fin, qui m’empêche de me lever certains matins. L’impression qu’on m’a volé mon enfant, pour en faire une arme. Forcément aussi, quand je regarde les horreurs des islamistes à la télé, je me sens coupable. Ma fille, complice de ces terroristes ? Une fois, au téléphone, elle a menacé de mort un policier français, en faisant référence aux frères Kouachi…

Dans mon entourage, certains se sont éloignés. Une amie m’a dit que j’étais la mère d’une terroriste, qu’elle voulait protéger sa fille de 5 ans…

Moi, j’ai peur pour ma deuxième fille. Souvent, ce sont les aînés qui entraînent les plus jeunes dans le djihad. À Nice, j’ai rencontré un père qui a vu partir 11 membres de sa famille… Ce qui m’empêche de m’écrouler, ce sont les échanges avec ces parents qui vivent le même enfer que moi. Lorsque ça vous tombe dessus, vous êtes la maman la plus seule au monde. On vous regarde comme si vous aviez la peste, vous devenez parano, vous rasez les murs. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est qu’aucune famille n’est à l’abri. Que votre enfant soit pauvre ou riche, chômeur ou étudiant en médecine, quelle que soit sa classe sociale, sa religion, la menace est là.

(1) Les prénoms ont été changés

Sophie Manelli

source : http://www.laprovence.com/article/actualites/3406847/ma-fille-est-en-syrie-moi-en-enfer.html