Le «seul enjeu qui importe, la laïcité. La laïcité ! La laïcité, parce que c’est le cœur de la République », le socle de l’école, un « gage d’unité et de tolérance ».
Manuel Valls l’a martelé devant les rangs de l’Assemblée nationale, le 13 janvier 2015 : la « réponse » aux attaques terroristes doit être « forte, sans hésitation ». Elle passera par « la République et ses valeurs » ou ne sera pas. Le lendemain, dans son édito, tiré à plus de sept millions d’exemplaires et intitulé « Est-ce qu’il y aura encore des “oui, mais” ? » Charlie Hebdo ripostait aux yeux du monde entier avec cette arme laïque qui a toujours été la sienne : dire « Je suis Charlie », « ça veut dire aussi : “Je suis la laïcité” » : « Pas la laïcité positive, pas la laïcité inclusive, pas la laïcité-je-ne-sais-quoi, la laïcité point final. Elle seule permet, parce qu’elle prône l’universalisme des droits, l’exercice de l’égalité, de la liberté, de la fraternité, de la sororité. […] Elle seule permet, ironiquement, aux croyants, et aux autres, de vivre en paix. »

{{“La laïcité, c’est refuser tout privilège, à l’athéïsme comme aux religions.” Henri Pena-Ruiz, philosophe}}
Universalité de la laïcité, rendant d’un seul coup possi­bles l’unité, la tolérance, la paix, la liberté, l’égalité, la fraternité ? Cette ligne droite, sans ambages ni « oui mais », est éclairée par le philosophe Henri Pena-Ruiz. L’auteur de Dieu et Marianne en 1999 et récemment d’un Dictionnaire amoureux de la laïcité dit oui à cette « laïcité tout court, sans adjectif qui la modulerait ». Il s’explique : « La laïcité promeut en même temps trois principes : la liberté de conscience, l’égalité des droits entre croyants et athées, et le fait que l’Etat se consa­cre au seul intérêt général. Cet universalisme est bon pour tous : il unit sans soumettre, et préserve la sphère publique des communautarismes. Etre laïque, c’est refuser tout privilège, aussi bien à l’athéisme qu’aux religions, ainsi traités à égalité. » Dé­finie ainsi, la laïcité est, un point c’est tout, ni trop ouverte, ni fermée, ni trop rigide, ni pas assez. Victor Hugo permet au philosophe de trancher : « L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle ! » La loi de séparation votée en 1905, sous la IIIe République, a désolidarisé l’Etat de la religion. L’Etat rejette toute autorité religieuse et n’exerce lui-même plus aucun pouvoir religieux (ni ne finance aucun culte), quand les Eglises, de leur côté, n’ont plus aucun pouvoir politique.

{{Un principe universel qui attise les contradictions}}
Mais si elle a pour but d’assurer la précieuse neutralité de l’Etat, celle qui doit justement permettre à des citoyens différents de vivre ensemble dans un espace commun, la laïcité n’est en rien une notion neutre. Son « champ d’application » est l’enjeu d’une « mésen­tente », note Constantin Languil­le dans La Possibilité du cosmopolitisme. Burqa, droits de l’homme et vivre-ensem­ble. Brandie par certains comme une réponse, une solution unanimiste au tremblement de terre qui vient d’agiter la France, elle ne peut pourtant dissimuler qu’elle s’est avérée problématique ces dernières années : clivante, partisane, instrumentalisée, éminemment politisée. Principe universel censé réchauffer tous les cœurs, la laïcité échauffe plutôt les esprits et attise la contradiction — jusque dans les rangs de l’Observatoire de la laïcité, tout récemment. Loin d’être ce radar clair de la vie en société, la laïcité s’est brouillée au fil des années.

{{Paris le 11 janvier 2015.
“Le modèle français de laïcité n’existe pas.” Jean Baubérot, historien et sociologue}}
« La laïcité a toujours été plurielle, prise dans des rapports de force. La loi de 1905 elle-même est née d’un violent conflit entre Jean Jaurès et Aristide Briand d’un côté et Emile Combes de l’autre », rappelle l’historien et sociologue Jean Baubérot, qui publiera en mars Les Sept Laïcités françaises. Le modèle français de laïcité n’existe pas. Personne n’est donc selon lui propriétaire de cette notion qu’il est dangereux d’ériger en nouvelle religion. Le spécialiste n’a d’ailleurs pas peur de dire que Charlie Hebdo pose le problème de la laïcité « d’une manière naïve, caricaturale et non réflexive » : « Le risque, c’est que l’atroce massacre qui a visé les caricaturistes sacralise leur ligne éditoriale. Il faut au contraire accepter d’ouvrir le débat et ne pas faire de raccourci. »

{{Nouvelle donne géopolitique}}
La confusion ambiante vient du fait que deux laïcités se sont superposées dans notre pays : « La première fonctionne de façon immergée, silencieuse : il s’agit de toute la jurisprudence issue de la loi de 1905, qui permet à chacun d’exercer sa religion dans le calme et la sérénité. La deuxième, émergée, bruyante, fait débat : il s’agit d’une nouvelle laïcité, très différente de celle de 1905. Alors que la loi de séparation assurait la neutralité de la seule puissance publique, celle-ci cherche à étendre la neutralité à la société tout entière. » Petit à petit, ce n’est plus à l’Etat mais aux individus eux-mêmes que l’on demande d’être neutres, comme en témoignent la loi de 2004, qui interdit le port des signes d’appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées, la loi de 2010, interdisant la burqa dans l’espace public, ou l’affaire Baby Loup, qui a vu une employée portant le voile dans une crèche privée être condamnée et licenciée. Le contexte social et politique de la France d’aujourd’hui n’a en effet plus rien à voir avec celui de 1905 ; les forces religieuses en présence, non plus, ne sont pas les mêmes. L’établissement de la laïcité a été le fruit d’une longue lutte contre l’Eglise catholique, celle de la Révolution française contre une monarchie de droit divin ; la laïcité est maintenant confrontée à la visibilité grandissante et à la nouvelle donne géopolitique de l’islam contemporain.
{{
Une “instrumentalisation raciste et xénophobe”
Selon Jean Baubérot, la laïcité a été « falsifiée »}} : alors qu’elle était au fondement historique du projet politique de la gauche, elle a clairement été récupérée par la droite et l’extrême droite, en devenant un enjeu identitaire. Le discours de Latran prononcé par Nicolas Sarkozy en 2007 a été un jalon marquant de cette évolution : l’ancien Président y exaltait les « racines chrétiennes » de la France et y appelait même de ses vœux l’avènement d’une « laïcité positive » considérant la religion comme un atout. Une régression inacceptable pour les penseurs du cadre strict de la laïcité made in 1905… Une nouvelle « catho-laïcité », façon claire de viser l’islam pour nombre d’observateurs… Comme le notent Stéphanie Hennette Vauchez et Vincent Valentin, professeurs de droit public et auteurs de L’Affaire Baby Loup ou la Nouvelle Laïcité, « pour une partie de la droite, incarnée notamment par Nicolas Sarkozy, la (nouvelle) laïcité semble être princi­palement l’outil de protection contre l’islam d’une culture ou d’une civilisation issue du christianisme — celui-ci étant pensé comme spontanément compatible avec la laïcité, voire même sa matrice ». Cheval de bataille d’une droite identitaire, cette nouvelle laïcité a été prise à partie par la gauche de la gauche, qui la juge tout bonnement islamophobe. Le sociologue Eric Fassin, par exemple, épin­gle ainsi une « instrumentalisation raciste et xénophobe » de la laïcité.

{{“Les individus privés sont sommés de devenir laïques, athées.” Vincent Valentin, juriste}}
Ironique laïcité ! Censée être le ciment de la vie en société et du dépassement des différences, elle est devenue le lieu de l’exclusion de certains citoyens et d’une discrimination entre les religions. Elle aussi a volé en éclats, au rythme même des dissensions qui agitent et clivent plus que jamais la société française. Mais pour Henri Pena-Ruiz, la laïcité ne devrait pas être incriminée : « Il ne faut pas remettre en cause l’émancipation laïque, sous prétexte que l’émancipation socio-économique est en panne. Ce n’est pas la laïcité qui stigmatise les citoyens musulmans. L’action pour la justice sociale et contre le racisme doit permettre d’y remédier. » Pour Vincent Valentin, et nombre de juristes, ce qui pose surtout problème, c’est le dévoiement du droit : les dérives liberticides inhérentes à cette nouvelle laïcité, et la confusion qu’elle instaure entre le public et le privé. « En étendant le principe de neutralité de l’autorité publique aux usagers eux-mêmes, on est passé d’une laïcité juridique à une laïcité culturelle, qui voudrait que le public se privatise et que le privé se publicise. L’Etat s’immisce dans des choix religieux qui devraient rester privés et les individus privés sont sommés de devenir laïques, athées. » Le juriste voit là un dangereux brouillage : désormais, ce n’est plus l’Etat qu’il faudrait séparer de la religion, mais la société elle-même, l’individu devant désormais être neutre « à l’école, autour de l’école, dans le travail, voire… dans l’espace public en général ». De façon insidieuse, la religion est en fait redevenue une affaire publique… Au risque de violer les libertés individuelles : « Tandis que la laïcité républicaine “originelle” (la laïcité de 1905) est étroitement associée aux idées de liberté et d’égalité, la nouvelle laïcité les remet en cause. »
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“Il existe une sorte d’exclusivisme républicain” , Constantin Languille}}
L’inversion est de taille : alors que la laïcité devait dans son principe protéger la liberté de croire ou de ne pas croire, elle sert aujourd’hui à la contrôler, ou à l’interdire. On est passé d’un état du droit — une défense de la liberté, assortie de droits et de devoirs — à l’imposition de valeurs — une conception du bien, une manière d’être. « On en vient à limiter la religion au nom même de ce qui assurait la liberté de la religion », résume le juriste. Comme l’analyse aussi Constantin Languille dans La Possibilité du cosmopolitisme, on en vient à confondre le « principe juridique » de laïcité, qui est « libéral au sens où il permet à chacun de vivre et d’exprimer sur la place publique son appartenance religieuse », et la « norme sociale, implicite mais très forte au sein de la société française », selon laquelle « le bon citoyen ne doit pas trop manifester son appartenance religieuse, sous peine d’être suspecté d’infidélité à la République. Il existe une sorte d’exclusivisme républicain : manifester sa religion signifie se distancier de la communauté des citoyens ». Or cet imaginaire républicain universaliste ne cesse de se heurter à une réalité tout autre, celle d’un « apartheid territorial, social, ethnique », pour reprendre l’expression polémique du Premier ministre, celle d’un pays traversé par de nouvelles tensions religieuses, la France n’étant plus depuis longtemps la nation fantasmée, une et indivisible qu’elle croit être.
Fatima Afif (C de dos) avec son avocate Maitre Majda Regui (2eG), lors de l’audience au conseil des prud’hommes de Mantes-la-Jolie, le 8 novembre 2010.

{{Laïcité et liberté doivent continuer à rimer}}
Ne nous trompons pas de combat. Ce n’est pas la laïcité qui doit être brandie comme une arme contre la religion : tant que la croyance religieuse ne nuit pas à autrui ou ne trouble pas l’ordre public, le droit, tel qu’il existe du moins, ne devrait pas être instrumentalisé pour la limiter. « Non, les libertés publiques ne doivent pas être restreintes au nom de la laïcité. Et, en même temps, la lutte contre le terrorisme a ses contraintes, met en garde Jean Baubérot. Il faut être réaliste sur ce point, en se gardant de tout amalgame entre le terroriste islamiste et la mère de famille voilée qui veut participer à une sortie scolaire avec ses enfants. » Laïcité et liberté doivent continuer à rimer. Il ne faut donc pas se tromper de réponse aux problèmes auxquels est confrontée la société française : utiliser la laïcité comme un rempart contre les religions, en faire une forteresse du passé assiégée par le présent, c’est un immense aveu de faiblesse de la part du politique, une façon de remplir un vide d’idées et de propositions, une manière à peine masquée de contenir ses peurs.

{{L’Alsace, une exception historique}}
En matière de laïcité, la France connaît une exception de taille qui a traversé les âges, malgré les critiques : le régime local de l’Alsace-Moselle, où le Concordat (1801), signé entre la France et le Vatican (Napoléon Bonaparte et Pie VII), est toujours appliqué. Quand la loi de séparation des Eglises et de l’Etat a été votée en France, en 1905, l’Alsace-Moselle appartenait encore à l’Allemagne… Depuis 1918, date où le territoire redevient français, quatre cultes sont organisés par l’Etat : catholique, protestants luthérien et réformé, israélite. Prêtres, pasteurs et rabbins sont ainsi payés par la puissance publique, quand les évêques de Metz et de Strasbourg sont nommés sur décret du président de la République. Un enseignement religieux est également prodigué dans les écoles publiques, mais une dispense peut avoir lieu à la demande des parents.

À lire :
Dictionnaire amoureux de la laïcité, d’Henri Pena-Ruiz, éd. Plon, 950 p., 25 € ; La Possibilité du cosmopolitisme. Burqa, droits de l’homme et vivre-ensemble, de Constantin Languille, éd. Gallimard, 224 p., 19 € ;
La Laïcité falsifiée, de Jean Baubérot, éd. La Découverte, 224 p., 9,50 € ; L’Affaire Baby Loup ou la Nouvelle Laïcité, de Stéphanie Hennette Vauchez et Vincent Valentin, éd. LGDJ, 116 p., 17 €.

source : par Juliette Cerf telerama.fr le 11 février 2015