Laure Westphal a travaillé au Centre de Pontourny dans le cadre d’une mission du Groupement d’Iintérêt Public (GIP) “Réinsertion et Citoyenneté” (ministère de l’intérieur). Il a depuis été dissout en 2018. En plus de ses missions d’enseignement à Sciences Po et à l’Université de Paris, Laure Westphal travaille au GHU Paris Psychiatrie & Neurosciences en qualité de clinicienne. Elle exerce également une pratique à son compte.

Il y a quelques semaines, une jeune femme, Leila B, a été mise en examen pour « association de malfaiteurs terroriste criminelle » et « détention de produits incendiaires ou explosifs » en relation avec ses velléités d’attentat dans une église à Béziers.

Les perquisitions au domicile de l’adolescente mettent à jour un journal intime empli de références à l’État islamique, à des symboles du nazisme, et une soif de vengeance. Aux enquêteurs elle a expliqué :

« Je me suis intéressée à ces deux idéologies uniquement pour justifier ma fascination pour la mort violente. Je ne croyais vraiment ni en l’une ni en l’autre. »

Les derniers assaillants et les personnes récemment jugées nous rappellent que la subjectivité d’un individu qui passe à l’acte est engagée, même s’il le fait au nom d’une idéologie politico-religieuse.

D’ailleurs certains choisissent le climat de terreur sanitaire pour exprimer leur désir jusque-là inhibé de châtier les « mécréants ».

Selon quels processus un individu peut-il adhérer à une idéologie politico-religieuse pour réparer ses blessures personnelles et satisfaire un désir de revanche ? Des recherches récentes sur les processus de radicalisation proposent quelques pistes.

Un programme fondé sur le volontariat

Après la conception en 2016 du Plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme, le gouvernement avait créé un centre unique en son genre, à mi-chemin entre le milieu ouvert et le milieu fermé.

Il s’agissait du centre de Prévention, d’Insertion, de Citoyenneté (CPIC), situé à Pontourny en Indre-et-Loire. Il a fermé quelques mois après son ouverture en septembre 2016, faute de relais à proposer aux bénéficiaires. J’y suis intervenue au titre de clinicienne et chercheuse, départageant mon activité clinique entre le suivi psychothérapique et un atelier avec l’ensemble du groupe.

Autant de jeunes femmes que de jeunes hommes étaient d’abord assidus au programme pour lequel ils avaient signé un contrat de « volontaire ». Comme tout un chacun, ils étaient animés de conflits inconscients, mais ils avaient une chose en commun : ils avaient résolu leurs symptômes par la radicalisation islamiste. Par exemple, les obsessions de l’un portaient dorénavant sur l’application à la lettre des préceptes islamiques, un autre a pu limiter ses addictions en quittant la dounia – la vie gouvernée par les plaisirs terrestres, ou encore les carences affectives d’un certain nombre allaient bénéficier de compensations : l’amour d’Allah et la prescription des relations entre les femmes et les hommes.

Conformément au règlement de l’établissement, ils relevaient pour la plupart du bas du spectre de la radicalisation, c’est-à-dire qu’ils pouvaient être tentés de faire leur hijra, migrer, ou de se radicaliser davantage sur le territoire, mais ils n’étaient pas à ce stade considérés sur le point de passer à l’acte.

Leurs dispositions encore timides ou contradictoires à l’égard de l’islam radical leur permettaient d’attendre encore quelque chose du programme de Pontourny. C’est là-dessus que reposait d’ailleurs le pari du volontariat : ils étaient encore susceptibles de solutionner leurs difficultés dans une forme d’insertion citoyenne.

Sentiment d’injustice

À l’occasion des activités, les bénéficiaires exprimaient souvent leur volonté de rompre avec leur environnement familial, parfois concrètement, parfois en comptant s’affilier à une autre communauté, homogène et inclusive, analogue à la Oumma des fidèles d’autrefois. Ils en attendaient une place parmi des frères partageant le même idéal.

Ainsi, une jeune fille explicitait défier son père en s’étant convertie, à l’instar du personnage de Shama dans le film « Ne m’abandonne pas ». Elle exhibait avec son voile son désir de vivre une nouvelle forme de féminité avec un moudjahidine. Sur place il lui a fallu peu de temps pour vouloir se marier religieusement avec le seul « fiché S » du centre.

Cet autre bénéficiaire, que je nommerais Mehdi, se déclarait entièrement dévolu au Prophète. D’un côté, il avait ainsi remplacé ses addictions par des rituels, de l’autre, il se soumettait à une figure d’autorité qu’il estimait plus digne que son père. Lorsqu’un fils destitue ainsi son père, il le justifie couramment par le projet de se racheter en emmenant à terme toute sa famille au paradis.

Une autre bénéficiaire déçue par sa famille espérait que la religion lui offre un autre destin.

Un peu comme au début du parcours de Maeva S, condamnée le 23 mars 2018 pour s’être rendue en Syrie. Maeva y avait rejoint « Abou Zahra » pour se marier. Le 15 mai 2014 elle est devenue à ses côtés « Oum Zahra ». Le désir de changer de communauté est d’autant plus facile pour ces combattant·e·s autoproclamé·e·s. qu’ils introduisent leur nouveau nom par Oum ou Abou signifiant respectivement mère ou père. Ils renient leur filiation tout en se plaçant eux-mêmes en position d’en proposer une nouvelle.

À Pontourny, il y avait aussi un bénéficiaire dont le mutisme a annoncé son entrée dans la schizophrénie et le développement d’un affect puissant de haine. Il a cherché à y remédier par un délire paranoïde et des menaces de passage à l’acte contre lui-même et des ennemis : ceux qu’il désignait comme kouffars puisqu’il donnait le sens du djihad au déchaînement de sa violence.

Désir de vengeance

C’est peut-être en prison que s’explicite le plus clairement la transformation d’un sentiment d’injustice en désir de vengeance. Radicalisés ou non, certains détenus se perçoivent comme les victimes d’un système judiciaire partial et de conditions d’incarcération indignes. Ils peuvent sacraliser leur rage par le recours à l’idéologie politico-religieuse islamiste et légitimer la poursuite de leur parcours de délinquance. C’est le cas de la trajectoire de Mohammed Merah.

Mais il n’y a pas besoin d’être incarcéré pour se sentir préjudicié. Comme le dépeint le film « Le ciel attendra », il est tentant pour la jeune fille en deuil familial, de se laisser séduire par un homme sensible à son sort. Il remédie à son sentiment d’être isolée, incomprise et en manque d’amour en la valorisant et en lui reconnaissant des qualités morales exceptionnelles. Elles seront utiles aux opprimés pour défendre leur cause.

Quelle que soit l’origine d’un sentiment d’injustice, il peut mener un individu à penser vivre une communauté de destin avec les musulmans opprimés. Et d’attribuer les conflits politiques ou les inégalités mondiales à une « perversion » du système hégémonique occidental. Ainsi la guerre en Syrie ou l’oppression des Rohingyas sont-elles les conséquences, selon cette vision, d’une gouvernance nuisible de « mécréants » à abattre.

Ces positions s’inscrivent dans une vision binaire du monde, nourrie par un flux d’informations et de réseaux (médias, réseaux sociaux) sur lesquels l’individu a peu de prises. D’autant plus lorsqu’il ne légitime plus la loi – le taghout – pour régir les êtres humains, mais plutôt le combat commun contre l’ennemi (« impur »). La posture correspondante de justicier interpelle à point nommé les jeunes gens enclins à vouloir sauver le monde.

Sentiment de toute-puissance

Avec la charia, les personnes radicalisées font du combat contre la culpabilité – en partie la leur qu’ils projettent sur d’autres – une cause qu’ils estiment noble.

C’est ce qui amène d’emblée certains à concevoir l’idéologie djihadiste comme une façon de légitimer leurs appétences au meurtre. Ce fut le cas pour Zoubeir, 20 ans, repenti du djihad décrit par David Thomson ou pour Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, auteur de l’attaque à Nice en 2016.

Agir au nom de cette cause permet à d’autres de revaloriser leur narcissisme en retirant le leur à leurs victimes (voir chapitre 11 de Passionnément, à la folie ?).

C’est ce dont me parlait un jeune ivoirien dans un autre cadre que Pontourny, en service de psychiatrie hospitalière. Sans conviction islamiste, il avait néanmoins combattu avec des djihadistes en Libye et ressenti la jouissance d’infliger les mêmes tortures qu’il avait subies dans son pays. D’abord meurtri, il avait été ensuite galvanisé par le maniement de sa « kalach » et le déchaînement en groupe de la violence.

Mais pour les prétendants au paradis, il s’agit surtout d’égaler leurs actions à celle du prophète et prouver aux pairs de la communauté ce dont ils sont capables. Soit, selon le magistrat Marc Trévidic « à peu près n’importe quoi ».

Comment ces individus basculent-ils dans une telle passion meurtrière ? Certaines pistes de réflexion montrent que d’une part, ils s’identifient entièrement à leurs idéaux, et que, de l’autre, ils sont prêts à sacrifier tout opposant à ces derniers jusqu’à payer de leur chair pour servir leur projet rédemption.

Repérer ces idéaux et comprendre comment ces jeunes abandonnent toute autre option de vie pourrait peut-être permettre d’engager de nouvelles politiques publiques de désembrigadement.

source :

The Conversation

May 4, 2021

Author Laure Westphal

Psychologue, chercheuse associée, Sciences Po

https://theconversation.com/troubles-psy-et-radicalisation-quelques-enseignements-du-centre-de-deradicalisation-de-pontourny-158841